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Angéline Saint-Pierre (1931-2017)

Le « Mérite historique régional » a été créé en 1988 pour honorer une personne ayant contribué à faire connaître et aimer l’histoire de la Côte-du-Sud. En 1999, la Société historique de la Côte-du-Sud a décidé d’attribuer ce prix à une personne de Saint-Jean-Port-Joli qui a contribué de façon remarquable à faire découvrir l’histoire de sa paroisse et celle de quelques illustres concitoyens, madame Angéline Saint-Pierre.

Quand la vice-présidente de la Société m’a demandé de présenter la récipiendaire, elle a mentionné le fait que j’étais historien et originaire de Saint-Jean, mais je me disais en moi-même qu’elle aurait pu évoquer bien d’autres raisons.

 

Angéline St-P. 10e de la JRC

 

Angéline Saint-Pierre (en avant, à droite) chez les Jacistes en 1953.

Le fait est que je connaissais Angéline – que je me permets d’appeler par son prénom pour toutes ces raisons – depuis toujours, ou presque. Mon plus ancien souvenir remontait à juin 1953. C’était le jour de l’ordination sacerdotale de mes deux oncles, Luc Deschênes et Marcel Caron. Probablement parce que toutes les gardiennes potentielles, des deux côtés de la parenté, étaient au banquet, c’est Angéline qui s’était chargée de me garder avec les deux plus jeunes de la famille. La liste des invités au banquet s’était arrêtée juste avant moi et, presque un demi-siècle plus tard, elle se souvenait de ma mauvaise humeur…

Il faut dire qu’Angéline était souvent à la maison. Une sœur de ma mère, Suzanne, vivait alors avec nous et militait dans toutes sortes d’organismes, dont la Jeunesse agricole catholique (JAC). La maison servait quasiment de succursale de ce mouvement d’action catholique, d’autant plus que l’aumônier diocésain était aussi de la famille. Fortement engagée elle aussi dans ce mouvement, Angéline n’était pas encore écrivaine, mais elle maîtrisait très bien l’usage de la parole et ça discutait ferme…

J’ai eu l’occasion de visiter la maison des Saint-Pierre, « au Coteau » (aujourd’hui le Deuxième rang E.). La famille avait vécu auparavant à Péribonka et c’est ainsi qu’Angéline était née au pays de Maria Chapdelaine. Je me souviens d’avoir vu chez eux une tour Eiffel fabriquée avec des cure-dents qui m’avait beaucoup impressionné. Le père était un habile bricoleur et l’on sait qu’Angéline a commencé à pratiquer le métier d’artisan-bijoutier au début des années 1950. Plus tard, vers 1958, mon père est devenu propriétaire de la ferme des Saint-Pierre. Une expédition dans le grenier de la maison avait alors permis d’y trouver une collection du journal L’Action catholique. À 10 ou 12 ans, mon intérêt s’était porté sur le « supplément » et les grandes pages de bandes dessinées, mais il y avait bien d’autres choses dans ce journal à l’époque, des textes de Gérard Ouellet sur Saint-Jean, par exemple, et bien d’autres lectures pour la famille Saint-Pierre. Cette collection de journaux témoignait de son intérêt pour la littérature et l’information.

En 1960, Angéline devient journaliste. Elle se fait embaucher comme correspondante locale pour le Courrier de Montmagny-L’Islet. En fait, il s’agit d’un à-côté, car son gagne-pain demeure la sculpture, mais cette activité aura une influence déterminante sur son avenir. En effet – Angéline ne s’en est jamais cachée –, elle est « autodidacte de A à Z ». L’école du rang et un cours d’enseignement ménager constituaient son bagage scolaire auquel s’étaient ajoutés des cours par correspondance en français et en littérature, la formation acquise comme militante de la JAC et ses nombreuses lectures personnelles. Les reportages et les billets qu’elle signe dans le Courrier prennent alors une importance capitale en lui permettant d’apprivoiser ces formes d’écriture, premier pas vers la rédaction d’ouvrages destinés au grand public.

Ses premiers reportages portent sur les artisans de Saint-Jean et la préparent à l’étape suivante. En 1970, elle entreprend d’écrire la biographie d’un des plus illustres de Saint-Jean, Médard Bourgault, sculpteur. L’ouvrage paraît aux éditions Garneau en 1973 et sera réédité en 1981 chez Fides et en 2000 à la Plume d’oie. Il est suivi, chez Garneau, de trois autres ouvrages: L’œuvre de Médard Bourgault (1976), Émilie Chamard, tisserande (1976) et L’église de Saint-Jean-Port-Joli (1977), ce dernier publié à l’occasion du tricentenaire de la seigneurie. Elle publie ensuite un cahier de la Société historique, intitulé Arthur Fournier, sculpteur au canif (1978), et, aux éditions Laliberté, Eugène Leclerc, batelier miniaturiste (1984).

Angéline-Saint-Pierre -livre MédardAngéline-Saint-Pierre -livre Leclerc

Au milieu des années 1980, Angéline fait une incursion sur le marché des livres pratiques. Elle publie trois livres de recettes: 100 recettes de pain (l’Homme, 1986), Desserts à l’érable (Trécarré, 1987), Biscuits, brioches et beignes (l’Homme, 1987). Mais elle revient vite à ses premiers champs d’intérêt. Même s’il lui faut les éditer elle-même, les livres sortent au rythme d’un par année: C’était hier, en 1994, Rions… la publicité, en 1995, André Bourgault, sculpteur, en 1996, Promenades dans le passé, en 1997, La belle époque, en 1998. Viendront ensuite C’était pendant la Deuxième Guerre mondiale à Saint-Jean-Port-Joli, en 2001, Hommage aux bâtisseurs, en 2003, une réimpression de Promenades sous le titre Saint-Jean-Port-Joli, les paroissiens et l’église, en 2004, Noël et le temps des Fêtes: recueil de textes et iconographie, en 2006,La mode au fil des ans : recueil de textes et de gravures, en 2008 et Les quêteux de mon enfance à Saint-Jean-Port-Joli (qui reprend du contenu d’un titre précédent), en 2013.

Angéline-Saint-Pierre -photo Le Placoteux

(photo Le Placoteux)

Dans une conférence qu’elle donnait en 1984, devant les membres de la Société des écrivains canadiens, Angéline disait:

« La formation qu’on ne peut acquérir sur les bancs de l’école, on la prend ailleurs parfois, et la vie peut aussi nous l’offrir, dans les personnes, dans les événements. De mes parents, je retiens le goût du travail bien fait, et surtout la patience du recommencement. De l’école du rang, je retiens le travail personnel et les deux dictées par jour… utiles, il me semble, pour apprendre à former une phrase… et une institutrice qui, tous les vendredis après-midi, lisait à haute voix un chapitre de livre. Des mouvements de jeunesse, je retiens la poursuite d’un idéal. Et, finalement, du journalisme régional, n’écrire que des choses bonnes et belles. »

En accordant son « Mérite historique régional » à Angéline Saint-Pierre, la Société historique de la Côte-du-Sud a reconnu le mérite d’une personne qui a produit une quinzaine d’ouvrages d’histoire, de nombreux articles de journaux et divers autres textes à caractère historique, le tout, comme elle l’a écrit elle-même, « à force de travail, de recommencement et par amour pour cette forme d’expression ».

Présentes sur les rayons des bibliothèques et dans les maisons de Saint-Jean-Port-Joli, les œuvres d’Angéline Saint-Pierre feront en sorte que sa mémoire sera incontournable dans l’histoire de sa paroisse.

[Ce texte est une adaptation de la présentation faite en 1999 à la Roche-à-Veillon.]

 

Les deux visages d’Alfred Perry sur Wikipedia

Wikipedia consacre deux pages à Alfred Perry.

Perry

Dans la version anglaise (https://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_Perry), « Alfred Perry was a prominent Montrealer and fire marshal who, with a group of Protestant clergy and Montréal citizens, founded the Douglas Hospital (originally named the « Protestant Hospital for the Insane ») in Montreal, Quebec, Canada on July 19, 1881 ».

En français (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Perry), « Alfred Perry est un incendiaire montréalais. Il est connu pour être l’un des instigateurs de l’incendie de l’Hôtel du Parlement du Canada, en 1849 à Montréal. Il a également été un promoteur de l’Hôpital Douglas ».

« Fire marshal » ne se traduit par vraiment par « incendiaire »… mais ce « prominent Montrealer », qui a donné son nom à un pavillon de l’Hôpital Douglas, a réussi à jouer les deux rôles, en même temps.

Perry était chef d’une brigade de pompiers en 1849. Dans un texte publié par le Montreal Daily Star une quarantaine d’années plus tard (« A Reminiscence of ’49. Who burnt the Parliament Buildings? », février 1887), il a raconté avec une désinvolture certaine et un plaisir visible comment il avait incité la foule à attaquer le Parlement, défoncé la porte avec une échelle (de pompier!) comme bélier, brutalisé quelques officiers de la Chambre, mis « accidentellement » le feu à l’édifice en projetant une brique sur un bec à gaz et participé ensuite activement à du vandalisme contre le cortège du gouverneur Elgin. L’Hôtel du parlement et sa bibliothèque furent détruits, dans l’indifférence des pompiers, majoritairement anglophones, sous le regard bienveillant des soldats britanniques.

2.10 Incendie 1849

Cette émeute marquait la fin d’un débat parlementaire « enflammé » sur la loi indemnisant les victimes des répressions de 1837-1838 et le début d’un été de « terreur jaune » (en référence aux Orangistes) au cours duquel des « angryphones » ont terrorisé la ville (alors majoritairement anglophone), multiplié les actes de vandalisme et attaqué, par deux fois, la maison du premier ministre LaFontaine, qui tient encore debout comme témoin de ces événements.

Une vingtaine de personnes (dont Perry) furent inculpées pour émeute et « démolissement » de maisons mais, en mars 1850, un grand jury décida qu’il n’y avait pas matière à accusation contre les accusés, sauf un. La Minerve du 28 mars rapporta la nouvelle avec ce commentaire : « Dans cette investigation de la grande enquête du district, les témoins ont encore fait défaut, plusieurs qui étaient assignés, ajoute-t-on, n’ont pas comparu et n’ont pu être trouvés à Montréal. Ont-ils agi ainsi par crainte ou par faveur, c’est ce que nous ignorons ».

Blanchi par les tribunaux, Perry fut facilement réhabilité aux yeux du gouvernement. Il fut notamment rémunéré par le Canada pour son travail à l’exposition de Londres dès 1851, de même qu’à celle de Paris, en 1855, où il se serait distingué avec une participation impromptue à la lutte contre un incendie!

Mieux encore, en 1874, le Canadian Illustrated News (19 décembre) publia une notice biographique dans laquelle ses états de service en 1849 furent ainsi présentés : « Mr. Perry’s course during the political troubles in Lower Canada in 1837-8, as well as in those of 1849, when the Parliament House in this city was burned, and the carriage of Lord Elgin, the Governor General, attacked by a crowd of incensed citizens, forms one of the most important incidents in his career ».

« …the most important incidents in his career »? De deux choses l’une : ou bien l’hebdomadaire laissait entendre que Perry a protégé consciencieusement le Parlement et le gouverneur Elgin, ou bien il estimait que ses actes de vandalisme lui méritaient la considération de sa communauté. Et du collaborateur anglophone de Wikipedia.

Capitale éphémère

Les « Souvenances canadiennes » de l’abbé Casgrain

 (Préface des Souvenances canadiennes de l’abbé Casgrain, texte établi, présenté et annoté par Gilles Pageau.)

Il faut remercier Gilles Pageau d’avoir désobéi à l’abbé Henri-Raymond Casgrain en nous offrant l’édition annotée des Souvenances canadiennes. Le célèbre écrivain de Rivière-Ouelle avait interdit formellement de publier ses mémoires, mais, comme on sait maintenant qu’il a lui-même tenté de les faire éditer, ici et en France, il faut peut-être comprendre que cette proscription s’adressait davantage aux éditeurs (dont il connaissait très bien le métier…) qu’aux chercheurs « qui s’occupent d’histoire ».

Sous le regard « bien veillant » des archivistes, des générations d’ethnologues et d’historiens ont consulté, transcrit et reproduit ces Souvenances qu’on ne pouvait « publier », sauf en pièces détachées. Il était temps, plus de 100 ans après la mort de l’auteur, que cesse cette hypocrisie.

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L’abbé Henri-Raymond Casgrain est une figure dominante de l’histoire littéraire québécoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Conteur, biographe, poète, critique littéraire et historien, il a écrit des dizaines d’ouvrages littéraires et historiques, publié des centaines d’articles et édité des milliers d’ouvrages qui ont été donnés en récompense aux écoliers de son époque. Comme auteur, éditeur et animateur d’un réseau littéraire, il s’est dévoué au développement d’une littérature nationale. Son étoile avait pâli, dans le sillage des remises en questions de la Révolution tranquille, mais la critique est revenue ensuite à une appréciation plus juste de ses écrits. Si le ton de ses légendes apparaît toujours suranné, ses ouvrages historiques lui ont valu d’être considéré comme l’un des plus importants « sinon un des meilleurs historiens du Canada français au XIXe siècle » (S. Gagnon).

Casgrain HR

Les œuvres complètes de l’abbé Casgrain ont été publiées mais il nous manquait une pièce importante, les Souvenances qu’il a rédigées entre 1899 et 1902. Gilles Pageau a choisi d’en éditer la meilleure part, de son point de vue, celle qu’il estime la plus pertinente pour faire connaître l’auteur, son pays et son époque. Il a élagué plusieurs chapitres contenant la transcription totale ou partielle de plusieurs documents (parfois déjà édités), des lettres et surtout de nombreux récits de voyages à l’extérieur du pays, même si on conviendra, avec Casgrain, que ces derniers ont beaucoup contribué à la formation de sa personnalité.

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Gilles Pageau s’est donc intéressé essentiellement aux souvenances « canadiennes » et a ramené ainsi le mémorialiste à l’essentiel de son projet. En effet, Casgrain raconte, dans son premier chapitre, qu’une amie française lui a inspiré l’idée d’exposer ce qui distingue son peuple des autres, ses mœurs, ses coutumes et ses traditions, « ce qui fait que nous sommes non pas français ni anglais mais bien canadiens ». Comme l’explique Manon Brunet, « Casgrain veut mettre sa plume au service de l’ethnologie et non à celui de la littérature proprement dite »; il écrira à sa correspondante française que ses mémoires auront « une senteur de terroir bien caractérisée ».

Un peu plus de la moitié des 18 chapitres reconstitués par Gilles Pageau portent donc sur le jeune Casgrain et son monde : souvenirs d’enfance, famille, domestiques, études et professeurs, travaux et loisirs campagnards, us et coutumes, personnages typiques, petits incidents et grands événements de son époque sur la Côte-du-Sud. Le chapitre réservé au passage des troupes britanniques à Rivière-Ouelle en 1837 et 1838 est exceptionnel et particulièrement éclairant sur les opinions politiques de la famille de l’auteur.

Quelques pages sur les débuts de la carrière ecclésiastique de Casgrain servent de transition avant les deux chapitres substantiels qui portent sur l’écrivain, l’homme de lettres et l’historien, l’animateur du « mouvement littéraire » qui a réuni les meilleurs auteurs de son époque. Une part importante du chapitre consacré à la littérature est constitué de portraits des écrivains qu’il a fréquentés, dont Taché, Crémazie, Chauveau, Larue, Gérin-Lajoie, Ferland, et particulièrement celui de Philippe Aubert de Gaspé, l’auteur des Anciens Canadiens.

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On permettra au préfacier-historien d’insister sur quelques passages du chapitre consacré à la passion de l’auteur des Souvenances pour l’histoire.

Casgrain considérait « le dédain, le dégoût même qu’inspirait l’histoire du Canada » dans sa jeunesse comme une conséquence de la Conquête :

Pendant les dures années qui suivirent la cession du pays à l’étranger, le petit peuple ruiné et complètement abandonné sur les bords du Saint-Laurent n’eut qu’une pensée, ne vit qu’un moyen de salut : se faire oublier, se replier sur soi-même, vivre à l’écart et se faire en quelque sorte pardonner son existence. On avait vaillamment lutté. Mais, finalement, on avait été vaincu par les maîtres qui nous gouvernaient. Était-il prudent d’éveiller leurs susceptibilités? […] Attendre et se taire parut la tactique la plus sûre. Elle fut suivie, mais il en résulta une timidité, j’ose dire même une pusillanimité, qui pesa longtemps sur les esprits et qu’on eut bien du mal à secouer.

Casgrain utilise des mots qui n’ont plus cours quand il cite Aubert de Gaspé sur ce thème : « Honte à nous, honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu’on nous jetait à la face à tout propos! »

Casgrain remet en question « certaines protestations de loyauté » de Mgr Plessis. Ailleurs, dans le chapitre sur l’émergence de la littérature nationale, il dénonce les interventions de l’Église en politique :

[…] combien notre digne clergé n’en a-t-il pas élevé de ces idoles pour les abattre ensuite l’une après l’autre? […] Ne dirait-on pas que c’est un besoin pour notre bon clergé de se créer des fétiches qu’il dédaigne ensuite et qu’il repousse comme s’il en rougissait? Il est à noter que c’est la politique qui a été la cause première de tous ces emballements successifs. Quand donc notre clergé s’en désintéressera-t-il, ou du moins ne la suivra-t-il que de loin et sans passion? Les leçons récentes venues de Rome seront-elles enfin écoutées?

Ce sont peut-être là des propos que Casgrain aurait voulu réserver aux « esprits éclairés »…

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Il fallait une grande passion envers l’histoire, celle de la Côte-du-Sud en particulier, pour consacrer autant d’heures à l’édition des Souvenances de l’abbé Casgrain. Après avoir transcrit des centaines de pages, Gilles Pageau a multiplié les annotations pour donner aux lecteurs tous les outils nécessaires à la compréhension du contexte des Souvenances canadiennes et des propos de l’auteur.

Casgrain Souvenances

On oublie souvent que cet acteur déterminant dans notre histoire littéraire est issu de la Côte-du-Sud, comme plusieurs autres personnalités littéraires de son époque (les Aubert de Gaspé, Taché, Marmette, Faucher de Saint-Maurice, etc.).

Les mémorialistes qui ont connu cette région au XIXe siècle sont rares. En élargissant le corpus aux autobiographies, on peut ajouter Aubert de Gaspé, Charles Chiniquy, la mère de Casgrain (« Madame Charles-Eusèbe ») et son cousin Alphonse, voire Joseph-Charles Taché (dont les Forestiers et voyageurs sont en partie autobiographiques). Du nombre, seules les Souvenances (et les Mémoires de moindre envergure de son cousin) restaient à éditer. Gilles Pageau s’y est consacré avec une énergie admirable, en espérant l’absolution du « père de la littérature nationale ».

 

Sœur Jeanne de l’Abbaye, une satire du gouvernement Lesage

 

 À la fin de mai 1967, les Éditions du Jour lançaient un curieux opuscule de 94 pages petit format intitulé Sœur Jeanne à l’Abbaye et signé Jabry.

Soeur Jeanne 1967

L’auteur racontait l’histoire d’une communauté médiévale soumise à des turbulences et finalement dispersée, mais, dès les premiers paragraphes, le lecteur comprenait que cette histoire était cousue de fil blanc et que Jabry se payait une satire du gouvernement de Jean Lesage :

« On raconte qu’il y avait autrefois dans des régions septentrionales une abbaye autour de laquelle vivait une population laborieuse, honnête et heureuse. Une révolution de palais plaça brusquement ce petit royaume sous la férule d’un parti dont l’ambition était de créer un monde meilleur.

[…] Ce matin-là, il y avait remue-ménage à l’abbaye : les Barbares, coiffés d’un chapeau de sorcière, fuyaient de toutes parts […]. Sur la grande place, la foule en délire acclamait ses nouveaux maîtres (ou plutôt ses maîtresses) et célébrait la révolution tranquille sous la direction de l’abbesse Jeanne, élue chef temporel et spirituel. »

On a vite compris que les personnages de ce conte portaient des pseudonymes relativement faciles à décoder. Le cas de l’abbesse était simple : « Sœur Jeanne, papesse des lieux, était belle, légère, et si prétentieuse qu’elle ne portait pas à terre. Ses colères étaient d’ailleurs célèbres. Toutes ces qualités, ajoutées à un don exceptionnel de la parole ampoulée, devaient la conduire en six années de règne au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».

Le reste était à l’avenant, généralement pas très subtil, mais les lecteurs et les lectrices devaient faire quelques efforts. Ainsi, mon exemplaire aurait appartenu à l’épouse d’un conseiller législatif. Il contient une liste de concordance et on comprend de quelques mots écrits sur la carte d’affaires de « Madame Hector Laferté » qu’elle est incertaine de l’identité de sœur Gigi qui serait George C. Marler.

Soeur Jeanne carte

La liste qu’elle cherche à compléter va comme suit :

  • Sœur Jeanne de l’Abbaye                                        Jean Lesage
  • Sœur Sainte Renée de Cacad’watt                          René Lévesque
  • Sœur Wague-à-l’air                                                   Claude Wagner
  • Sœur Bonne à-tout-faire                                           Bona Arsenault
  • Sœur Marie Pure                                                      Marie-Claire Kirkland
  • Sœur des Palmes                                                     Georges-Émile Lapalme
  • Sœur Modeste                                                          Alphonse Couturier
  • Sœur des Joies enfantines                                       Paul Gérin-Lajoie
  • Sœur Régie de Saint Cacordaire                             Émilien Lafrance
  • Sœur Grand Voyer de Sainte Pinne-de-Lard           Bernard Pinard

Pour créer ces pseudonymes, l’auteur y va de simples jeux de mots (Bonne à… Bona, Palmes… Lapalme, etc.) ou s’inspire des responsabilités ministérielles de ses têtes de Turc (l’Éducation pour Gérin-Lajoie, l’électricité pour Lévesque, la voirie pour Pinard). Moins évident aujourd’hui, le lien entre Lafrance et le mouvement de tempérance Lacordaire ne pouvait échapper aux contemporains.

L’identité de l’auteur de l’ouvrage ne faisait pas problème non plus car il s’est présenté publiquement dès le lancement le 30 mai. Jabry, c’était Jacques Brillant, « homme d’affaires et financier réputé » qui s’intéressait aussi à la peinture et à la littérature.

Soeur Jeanne -brillant jacques

Né en 1924, Brillant détenait un baccalauréat en arts de l’Université de Moncton et une licence en sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain. Propriétaire (et directeur) de CJBR (station de radio et de télévision de Rimouski), il était aussi propriétaire de L’Écho du Bas-Saint-Laurent, éditeur au Progrès du Golfe et président de Québec-Téléphone.

Dans son « conte drolatique », l’auteur évoque avec humour les grandes idées de la Révolution tranquille : nationaliser l’électricité (« abbayser les réverbères »), réformer l’éducation (« construire des hospices-du-savoir et des jardins-de-délinquance »), établir l’assurance-hospitalisation (« l’infirmerie gratuite »). Brillant ne manque pas de mettre en évidence les chicanes et les mesquineries qui pourrissent les relations entre les membres du « sacré conseil » de l’abbaye et mènent « au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».

Jabry ne faisait pas de quartier à Jean Lesage et surtout à René Lévesque dont il caricaturait les idées et même le langage avec « une certaine méchanceté qui, à la longue, ne nous fait plus rire », selon le critique Jean-Yves Théberge (Livres et auteurs canadiens, 1967). « Sœur Renée, écrivait  Jabry, était le spécimen exotique de la nouvelle collection, le bouffon de la spiritualité. Intellectuelle à l’excès, elle ne lisait jamais pour ne pas faire d’erreurs. Et pour mentir plus librement ». Même son nom sentait mauvais (Cacad’watt, caca d’oie).

Théberge se demandait « ce qui se cachait derrière cette critique ». Il fallait savoir que Jabry était le fils du self-made man Jules-A. Brillant (1888-1973), l’un des plus riches Canadiens français de son époque, membre du Conseil législatif du Québec de 1942 jusqu’à 1968, fondateur, propriétaire ou actionnaire de nombreuses entreprises dont la Compagnie de pouvoir du Bas-Saint-Laurent (Lower St. Lawrence Power Company), fondée en 1922 et… nationalisée par René Lévesque en 1963.

Soieur jeanne-Brillant Jules

Jabry était fâché contre le gouvernement libéral, comme il le confirmera dans l’avertissement d’une édition plus soignée de sa satire publiée aux Éditions du Silence en 1999 :

« Sœur Jeanne à l’Abbaye a été écrit pour venger l’honneur.

On pourra donc lui attribuer la virulence dont Jabry fut coupable à l’époque.

Mais le temps guérit les blessures et ce conte, ayant perdu de son impertinence, conserve néanmoins sa portée morale : Le pouvoir corrompt l’esprit.

Les exemples ne manquent point en ce monde de la folie des grandeurs. »

Soeur Jeanne 1999

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Girard, Normand, « Les six ans du régime Lesage relatés sous une forme hilarante », Le Soleil, 1er juin 1967. p. 1-2.

Major, André, «  »Sœur Jeanne à l’abbaye », une satire du parti libéral », Le Devoir, 1er juin 1967, p. 3.

[PC], « Un livre assez « curieux »: Sœur Jeanne à l’abbaye », Le Soleil, 1er juin 1967, p. 1-2.

Théberge, Jean-Yves «  »Sœur Jeanne à l’abbaye » de Jabry », Livres et auteurs canadiens, 1967, p. 45.