Tous les articles par Gaston Deschênes
Les deux visages d’Alfred Perry sur Wikipedia
Wikipedia consacre deux pages à Alfred Perry.
Dans la version anglaise (https://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_Perry), « Alfred Perry was a prominent Montrealer and fire marshal who, with a group of Protestant clergy and Montréal citizens, founded the Douglas Hospital (originally named the « Protestant Hospital for the Insane ») in Montreal, Quebec, Canada on July 19, 1881 ».
En français (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Perry), « Alfred Perry est un incendiaire montréalais. Il est connu pour être l’un des instigateurs de l’incendie de l’Hôtel du Parlement du Canada, en 1849 à Montréal. Il a également été un promoteur de l’Hôpital Douglas ».
« Fire marshal » ne se traduit par vraiment par « incendiaire »… mais ce « prominent Montrealer », qui a donné son nom à un pavillon de l’Hôpital Douglas, a réussi à jouer les deux rôles, en même temps.
Perry était chef d’une brigade de pompiers en 1849. Dans un texte publié par le Montreal Daily Star une quarantaine d’années plus tard (« A Reminiscence of ’49. Who burnt the Parliament Buildings? », février 1887), il a raconté avec une désinvolture certaine et un plaisir visible comment il avait incité la foule à attaquer le Parlement, défoncé la porte avec une échelle (de pompier!) comme bélier, brutalisé quelques officiers de la Chambre, mis « accidentellement » le feu à l’édifice en projetant une brique sur un bec à gaz et participé ensuite activement à du vandalisme contre le cortège du gouverneur Elgin. L’Hôtel du parlement et sa bibliothèque furent détruits, dans l’indifférence des pompiers, majoritairement anglophones, sous le regard bienveillant des soldats britanniques.
Cette émeute marquait la fin d’un débat parlementaire « enflammé » sur la loi indemnisant les victimes des répressions de 1837-1838 et le début d’un été de « terreur jaune » (en référence aux Orangistes) au cours duquel des « angryphones » ont terrorisé la ville (alors majoritairement anglophone), multiplié les actes de vandalisme et attaqué, par deux fois, la maison du premier ministre LaFontaine, qui tient encore debout comme témoin de ces événements.
Une vingtaine de personnes (dont Perry) furent inculpées pour émeute et « démolissement » de maisons mais, en mars 1850, un grand jury décida qu’il n’y avait pas matière à accusation contre les accusés, sauf un. La Minerve du 28 mars rapporta la nouvelle avec ce commentaire : « Dans cette investigation de la grande enquête du district, les témoins ont encore fait défaut, plusieurs qui étaient assignés, ajoute-t-on, n’ont pas comparu et n’ont pu être trouvés à Montréal. Ont-ils agi ainsi par crainte ou par faveur, c’est ce que nous ignorons ».
Blanchi par les tribunaux, Perry fut facilement réhabilité aux yeux du gouvernement. Il fut notamment rémunéré par le Canada pour son travail à l’exposition de Londres dès 1851, de même qu’à celle de Paris, en 1855, où il se serait distingué avec une participation impromptue à la lutte contre un incendie!
Mieux encore, en 1874, le Canadian Illustrated News (19 décembre) publia une notice biographique dans laquelle ses états de service en 1849 furent ainsi présentés : « Mr. Perry’s course during the political troubles in Lower Canada in 1837-8, as well as in those of 1849, when the Parliament House in this city was burned, and the carriage of Lord Elgin, the Governor General, attacked by a crowd of incensed citizens, forms one of the most important incidents in his career ».
« …the most important incidents in his career »? De deux choses l’une : ou bien l’hebdomadaire laissait entendre que Perry a protégé consciencieusement le Parlement et le gouverneur Elgin, ou bien il estimait que ses actes de vandalisme lui méritaient la considération de sa communauté. Et du collaborateur anglophone de Wikipedia.
Les « Souvenances canadiennes » de l’abbé Casgrain
(Préface des Souvenances canadiennes de l’abbé Casgrain, texte établi, présenté et annoté par Gilles Pageau.)
Il faut remercier Gilles Pageau d’avoir désobéi à l’abbé Henri-Raymond Casgrain en nous offrant l’édition annotée des Souvenances canadiennes. Le célèbre écrivain de Rivière-Ouelle avait interdit formellement de publier ses mémoires, mais, comme on sait maintenant qu’il a lui-même tenté de les faire éditer, ici et en France, il faut peut-être comprendre que cette proscription s’adressait davantage aux éditeurs (dont il connaissait très bien le métier…) qu’aux chercheurs « qui s’occupent d’histoire ».
Sous le regard « bien veillant » des archivistes, des générations d’ethnologues et d’historiens ont consulté, transcrit et reproduit ces Souvenances qu’on ne pouvait « publier », sauf en pièces détachées. Il était temps, plus de 100 ans après la mort de l’auteur, que cesse cette hypocrisie.
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L’abbé Henri-Raymond Casgrain est une figure dominante de l’histoire littéraire québécoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Conteur, biographe, poète, critique littéraire et historien, il a écrit des dizaines d’ouvrages littéraires et historiques, publié des centaines d’articles et édité des milliers d’ouvrages qui ont été donnés en récompense aux écoliers de son époque. Comme auteur, éditeur et animateur d’un réseau littéraire, il s’est dévoué au développement d’une littérature nationale. Son étoile avait pâli, dans le sillage des remises en questions de la Révolution tranquille, mais la critique est revenue ensuite à une appréciation plus juste de ses écrits. Si le ton de ses légendes apparaît toujours suranné, ses ouvrages historiques lui ont valu d’être considéré comme l’un des plus importants « sinon un des meilleurs historiens du Canada français au XIXe siècle » (S. Gagnon).
Les œuvres complètes de l’abbé Casgrain ont été publiées mais il nous manquait une pièce importante, les Souvenances qu’il a rédigées entre 1899 et 1902. Gilles Pageau a choisi d’en éditer la meilleure part, de son point de vue, celle qu’il estime la plus pertinente pour faire connaître l’auteur, son pays et son époque. Il a élagué plusieurs chapitres contenant la transcription totale ou partielle de plusieurs documents (parfois déjà édités), des lettres et surtout de nombreux récits de voyages à l’extérieur du pays, même si on conviendra, avec Casgrain, que ces derniers ont beaucoup contribué à la formation de sa personnalité.
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Gilles Pageau s’est donc intéressé essentiellement aux souvenances « canadiennes » et a ramené ainsi le mémorialiste à l’essentiel de son projet. En effet, Casgrain raconte, dans son premier chapitre, qu’une amie française lui a inspiré l’idée d’exposer ce qui distingue son peuple des autres, ses mœurs, ses coutumes et ses traditions, « ce qui fait que nous sommes non pas français ni anglais mais bien canadiens ». Comme l’explique Manon Brunet, « Casgrain veut mettre sa plume au service de l’ethnologie et non à celui de la littérature proprement dite »; il écrira à sa correspondante française que ses mémoires auront « une senteur de terroir bien caractérisée ».
Un peu plus de la moitié des 18 chapitres reconstitués par Gilles Pageau portent donc sur le jeune Casgrain et son monde : souvenirs d’enfance, famille, domestiques, études et professeurs, travaux et loisirs campagnards, us et coutumes, personnages typiques, petits incidents et grands événements de son époque sur la Côte-du-Sud. Le chapitre réservé au passage des troupes britanniques à Rivière-Ouelle en 1837 et 1838 est exceptionnel et particulièrement éclairant sur les opinions politiques de la famille de l’auteur.
Quelques pages sur les débuts de la carrière ecclésiastique de Casgrain servent de transition avant les deux chapitres substantiels qui portent sur l’écrivain, l’homme de lettres et l’historien, l’animateur du « mouvement littéraire » qui a réuni les meilleurs auteurs de son époque. Une part importante du chapitre consacré à la littérature est constitué de portraits des écrivains qu’il a fréquentés, dont Taché, Crémazie, Chauveau, Larue, Gérin-Lajoie, Ferland, et particulièrement celui de Philippe Aubert de Gaspé, l’auteur des Anciens Canadiens.
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On permettra au préfacier-historien d’insister sur quelques passages du chapitre consacré à la passion de l’auteur des Souvenances pour l’histoire.
Casgrain considérait « le dédain, le dégoût même qu’inspirait l’histoire du Canada » dans sa jeunesse comme une conséquence de la Conquête :
Pendant les dures années qui suivirent la cession du pays à l’étranger, le petit peuple ruiné et complètement abandonné sur les bords du Saint-Laurent n’eut qu’une pensée, ne vit qu’un moyen de salut : se faire oublier, se replier sur soi-même, vivre à l’écart et se faire en quelque sorte pardonner son existence. On avait vaillamment lutté. Mais, finalement, on avait été vaincu par les maîtres qui nous gouvernaient. Était-il prudent d’éveiller leurs susceptibilités? […] Attendre et se taire parut la tactique la plus sûre. Elle fut suivie, mais il en résulta une timidité, j’ose dire même une pusillanimité, qui pesa longtemps sur les esprits et qu’on eut bien du mal à secouer.
Casgrain utilise des mots qui n’ont plus cours quand il cite Aubert de Gaspé sur ce thème : « Honte à nous, honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu’on nous jetait à la face à tout propos! »
Casgrain remet en question « certaines protestations de loyauté » de Mgr Plessis. Ailleurs, dans le chapitre sur l’émergence de la littérature nationale, il dénonce les interventions de l’Église en politique :
[…] combien notre digne clergé n’en a-t-il pas élevé de ces idoles pour les abattre ensuite l’une après l’autre? […] Ne dirait-on pas que c’est un besoin pour notre bon clergé de se créer des fétiches qu’il dédaigne ensuite et qu’il repousse comme s’il en rougissait? Il est à noter que c’est la politique qui a été la cause première de tous ces emballements successifs. Quand donc notre clergé s’en désintéressera-t-il, ou du moins ne la suivra-t-il que de loin et sans passion? Les leçons récentes venues de Rome seront-elles enfin écoutées?
Ce sont peut-être là des propos que Casgrain aurait voulu réserver aux « esprits éclairés »…
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Il fallait une grande passion envers l’histoire, celle de la Côte-du-Sud en particulier, pour consacrer autant d’heures à l’édition des Souvenances de l’abbé Casgrain. Après avoir transcrit des centaines de pages, Gilles Pageau a multiplié les annotations pour donner aux lecteurs tous les outils nécessaires à la compréhension du contexte des Souvenances canadiennes et des propos de l’auteur.
On oublie souvent que cet acteur déterminant dans notre histoire littéraire est issu de la Côte-du-Sud, comme plusieurs autres personnalités littéraires de son époque (les Aubert de Gaspé, Taché, Marmette, Faucher de Saint-Maurice, etc.).
Les mémorialistes qui ont connu cette région au XIXe siècle sont rares. En élargissant le corpus aux autobiographies, on peut ajouter Aubert de Gaspé, Charles Chiniquy, la mère de Casgrain (« Madame Charles-Eusèbe ») et son cousin Alphonse, voire Joseph-Charles Taché (dont les Forestiers et voyageurs sont en partie autobiographiques). Du nombre, seules les Souvenances (et les Mémoires de moindre envergure de son cousin) restaient à éditer. Gilles Pageau s’y est consacré avec une énergie admirable, en espérant l’absolution du « père de la littérature nationale ».
Sœur Jeanne de l’Abbaye, une satire du gouvernement Lesage
À la fin de mai 1967, les Éditions du Jour lançaient un curieux opuscule de 94 pages petit format intitulé Sœur Jeanne à l’Abbaye et signé Jabry.
L’auteur racontait l’histoire d’une communauté médiévale soumise à des turbulences et finalement dispersée, mais, dès les premiers paragraphes, le lecteur comprenait que cette histoire était cousue de fil blanc et que Jabry se payait une satire du gouvernement de Jean Lesage :
« On raconte qu’il y avait autrefois dans des régions septentrionales une abbaye autour de laquelle vivait une population laborieuse, honnête et heureuse. Une révolution de palais plaça brusquement ce petit royaume sous la férule d’un parti dont l’ambition était de créer un monde meilleur.
[…] Ce matin-là, il y avait remue-ménage à l’abbaye : les Barbares, coiffés d’un chapeau de sorcière, fuyaient de toutes parts […]. Sur la grande place, la foule en délire acclamait ses nouveaux maîtres (ou plutôt ses maîtresses) et célébrait la révolution tranquille sous la direction de l’abbesse Jeanne, élue chef temporel et spirituel. »
On a vite compris que les personnages de ce conte portaient des pseudonymes relativement faciles à décoder. Le cas de l’abbesse était simple : « Sœur Jeanne, papesse des lieux, était belle, légère, et si prétentieuse qu’elle ne portait pas à terre. Ses colères étaient d’ailleurs célèbres. Toutes ces qualités, ajoutées à un don exceptionnel de la parole ampoulée, devaient la conduire en six années de règne au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».
Le reste était à l’avenant, généralement pas très subtil, mais les lecteurs et les lectrices devaient faire quelques efforts. Ainsi, mon exemplaire aurait appartenu à l’épouse d’un conseiller législatif. Il contient une liste de concordance et on comprend de quelques mots écrits sur la carte d’affaires de « Madame Hector Laferté » qu’elle est incertaine de l’identité de sœur Gigi qui serait George C. Marler.
La liste qu’elle cherche à compléter va comme suit :
- Sœur Jeanne de l’Abbaye Jean Lesage
- Sœur Sainte Renée de Cacad’watt René Lévesque
- Sœur Wague-à-l’air Claude Wagner
- Sœur Bonne à-tout-faire Bona Arsenault
- Sœur Marie Pure Marie-Claire Kirkland
- Sœur des Palmes Georges-Émile Lapalme
- Sœur Modeste Alphonse Couturier
- Sœur des Joies enfantines Paul Gérin-Lajoie
- Sœur Régie de Saint Cacordaire Émilien Lafrance
- Sœur Grand Voyer de Sainte Pinne-de-Lard Bernard Pinard
Pour créer ces pseudonymes, l’auteur y va de simples jeux de mots (Bonne à… Bona, Palmes… Lapalme, etc.) ou s’inspire des responsabilités ministérielles de ses têtes de Turc (l’Éducation pour Gérin-Lajoie, l’électricité pour Lévesque, la voirie pour Pinard). Moins évident aujourd’hui, le lien entre Lafrance et le mouvement de tempérance Lacordaire ne pouvait échapper aux contemporains.
L’identité de l’auteur de l’ouvrage ne faisait pas problème non plus car il s’est présenté publiquement dès le lancement le 30 mai. Jabry, c’était Jacques Brillant, « homme d’affaires et financier réputé » qui s’intéressait aussi à la peinture et à la littérature.
Né en 1924, Brillant détenait un baccalauréat en arts de l’Université de Moncton et une licence en sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain. Propriétaire (et directeur) de CJBR (station de radio et de télévision de Rimouski), il était aussi propriétaire de L’Écho du Bas-Saint-Laurent, éditeur au Progrès du Golfe et président de Québec-Téléphone.
Dans son « conte drolatique », l’auteur évoque avec humour les grandes idées de la Révolution tranquille : nationaliser l’électricité (« abbayser les réverbères »), réformer l’éducation (« construire des hospices-du-savoir et des jardins-de-délinquance »), établir l’assurance-hospitalisation (« l’infirmerie gratuite »). Brillant ne manque pas de mettre en évidence les chicanes et les mesquineries qui pourrissent les relations entre les membres du « sacré conseil » de l’abbaye et mènent « au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».
Jabry ne faisait pas de quartier à Jean Lesage et surtout à René Lévesque dont il caricaturait les idées et même le langage avec « une certaine méchanceté qui, à la longue, ne nous fait plus rire », selon le critique Jean-Yves Théberge (Livres et auteurs canadiens, 1967). « Sœur Renée, écrivait Jabry, était le spécimen exotique de la nouvelle collection, le bouffon de la spiritualité. Intellectuelle à l’excès, elle ne lisait jamais pour ne pas faire d’erreurs. Et pour mentir plus librement ». Même son nom sentait mauvais (Cacad’watt, caca d’oie).
Théberge se demandait « ce qui se cachait derrière cette critique ». Il fallait savoir que Jabry était le fils du self-made man Jules-A. Brillant (1888-1973), l’un des plus riches Canadiens français de son époque, membre du Conseil législatif du Québec de 1942 jusqu’à 1968, fondateur, propriétaire ou actionnaire de nombreuses entreprises dont la Compagnie de pouvoir du Bas-Saint-Laurent (Lower St. Lawrence Power Company), fondée en 1922 et… nationalisée par René Lévesque en 1963.
Jabry était fâché contre le gouvernement libéral, comme il le confirmera dans l’avertissement d’une édition plus soignée de sa satire publiée aux Éditions du Silence en 1999 :
« Sœur Jeanne à l’Abbaye a été écrit pour venger l’honneur.
On pourra donc lui attribuer la virulence dont Jabry fut coupable à l’époque.
Mais le temps guérit les blessures et ce conte, ayant perdu de son impertinence, conserve néanmoins sa portée morale : Le pouvoir corrompt l’esprit.
Les exemples ne manquent point en ce monde de la folie des grandeurs. »
——–
Girard, Normand, « Les six ans du régime Lesage relatés sous une forme hilarante », Le Soleil, 1er juin 1967. p. 1-2.
Major, André, « »Sœur Jeanne à l’abbaye », une satire du parti libéral », Le Devoir, 1er juin 1967, p. 3.
[PC], « Un livre assez « curieux »: Sœur Jeanne à l’abbaye », Le Soleil, 1er juin 1967, p. 1-2.
Théberge, Jean-Yves « »Sœur Jeanne à l’abbaye » de Jabry », Livres et auteurs canadiens, 1967, p. 45.
La « Bibliothèque clavigraphique » d’Arthur Fournier
Né à Saint-Jean-Port-Joli en 1863, Arthur Fournier a rédigé au « clavigraphe » (ancien nom du dactylographe) un ouvrage intitulé Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli qui contient de nombreuses et précieuses informations sur sa paroisse natale.
Cet ouvrage rédigé en 1923 a été édité pour la première fois en 2012 par le Musée de la mémoire vivante. Il se termine par un « catalogue des ouvrages parus » dans la « Bibliothèque clavigraphique ». La liste comprend 35 titres et, sur la page suivante, Fournier annonce qu’il a quatre autres « ouvrages en préparation ».
Les chercheurs qui ont consulté cet ouvrage dactylographié conservé pendant de nombreuses années au presbytère de Saint-Jean-Port-Joli ont nécessairement été intrigués par ce « catalogue » : si le Mémorial est le 32e de liste, qu’en est-il des autres? La biographe d’Arthur Fournier, Angéline Saint-Pierre (Arthur Fournier, anecdotier, mémorialiste, collectionneur, sculpteur au canif, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1978), s’est d’autant plus posé la question qu’elle a trouvé, dans des archives privées, une liste intitulée « Catalogue de ma bibliothèque clavigraphique » contenant 60 titres!
Trente-cinq après la publication de la biographie d’Arthur Fournier, par madame Saint-Pierre, et quelques mois après l’édition du Mémorial, la « Bibliothèque clavigraphique » a été retrouvée à Québec, chez les Frères des écoles chrétiennes qui étaient en train d’élaguer leur bibliothèque. Invité à repérer les livres qui pourraient compléter la collection de la Société historique de Québec, j’ai eu la surprise, à la lettre F, d’ouvrir un volume relié en rouge dont la page de titre était sans équivoque : auteur, titre de la collection, graphisme, tout concordait avec le Mémorial. Le rayon contenait sept autres volumes du même genre. Questionné sur la provenance de ces ouvrages, le responsable de la bibliothèque me conduisit dans un coin du local où une étagère contenait quarante-six autres volumes pour un total de cinquante-trois.
Expert en documentation, spécialiste notamment des manuels scolaires, Paul Aubin s’était bien demandé qui était cet Arthur Fournier, mais, les livres n’étant pas édités, ils échappaient aux recherches dans les catalogues des bibliothèques. Comment s’étaient-ils retrouvés chez les Frères des écoles chrétiennes? Mon hypothèse était qu’un membre de la communauté, le frère Sigismond, né Achille Chouinard à Saint-Jean-Port-Joli en 1870, aurait recueilli la « bibliothèque » de son co-paroissien mort célibataire.
L’hypothèse se confirma quelques jours plus tard en examinant plus attentivement les ouvrages. L’un d’eux contenait une note intitulée « Joseph-Arthur Fournier » et signée « Jacques de Gaspé », pseudonyme utilisé par le frère Sigismond lorsqu’il a publié Famille Chouinard, Histoire et généalogie, en 1921 :
« Joseph-Arthur Fournier, l’auteur et le compilateur de cinquante-huit volumes dactylographiés dont se compose ce rayon de la bibliothèque centrale, naquit à Saint-Jean-Port-Joli, sur les bords du grand fleuve, en l’année 1866 [sic]. Son père était menuisier et son fils suivit le même chemin. Dès l’âge de onze ou douze ans, Arthur apprend à manier les outils, à fabriquer des meubles, à tailler et à graver des épitaphes en bois.
Devenu adolescent, il s’exerce à la sculpture et nous le voyons exposer dans le parterre de la maison paternelle, des petits bateaux à voiles, des statuettes et plus tard des statues dont la taille augmente avec les années, à partir d’un pied et demi jusqu’à trois ou quatre pieds.
Fournier demeuré célibataire, vivait solitaire dans sa maison et dans sa boutique. Il aimait cependant les arts, l’instruction, les exercices religieux. Bien qu’il demeura [sic] à un bon mille de l’église paroissiale, on le voyait presque tous les matins se rendre à la messe de six heures et demie, portant sous le bras un gros missel vespéral. Le dimanche après-midi, il allait s’asseoir sur un petit rocher en face du fleuve, ayant sous les yeux l’immense nappe d’eau, les montagnes du Nord, et là, il se plaisait à méditer sur l’œuvre de Dieu et les beautés de la nature.
C’est vers 1892 qu’il commença à collectionner des articles de journaux et de revues, pour les classer ensuite par titres et sujets. Chaque série formera plus tard un volume. Entre temps, notre artiste-menuisier a fabriqué une table, un buffet, une bibliothèque de style nouveau genre.
Par ses économies et son travail assidu, Fournier a réussi à s’amasser un capital de près de six mille dollars; mais au jour de son décès, il avait tout distribué, non aux membres de sa famille, mais à certaines institutions, en faveur des enfants infortunés qui désirent arriver au sacerdoce.
C’est le 3 juin 1931 que Joseph-Arthur Fournier me fit cadeau de sa bibliothèque clavigraphique, contenant soixante volumes dont deux n’apparaissent pas sur ce rayon. Ce sont : « Le Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli » et « Un Poète de chez nous » (Élie Bourgault, poète et écrivain). Trois semaines plus tard, le 24 juin 1931, Fournier s’éteignait à l’Hôtel-Dieu de Lévis, muni de tous les secours de la religion. Sa dépouille mortelle fut transportée à Saint-Jean-Port-Joli pour y être inhumée dans le cimetière paroissial, après le chant d’un libera seulement.
Comme la plupart des types de son genre, Fournier fut un personnage d’une forte personnalité, d’une forte originalité, et souvent hanté par l’appétit des hauteurs. Toute sa vie, il a rêvé de faire quelque chose d’immortel. Se plaignant un jour du peu d’instruction qu’il avait reçu dans sa jeunesse, il nous avoua son regret et la demi-déception de ses rêves par ces paroles : « Ceux qui n’ont rien écrit retournent tout entiers à la terre ».
Le Mémorial a été déposé par la fabrique de Saint-Jean-Port-Joli aux Archives de la Côte-du-Sud et les ouvrages retrouvés en 2013 sont allés le rejoindre; Un Poète de chez nous est aux Archives nationales et un autre ouvrage, L’album du chanteur, serait aux Archives de folklore de l’Université Laval. Il manquerait donc quatre ouvrages, si le frère Sigismond a bien compté ce qu’il a reçu en 1931.
Pour l’histoire de Saint-Jean-Port-Joli, la « Bibliothèque clavigraphique » ne contient évidemment rien de comparable au Mémorial. Six ou sept volumes seulement portent sur des thèmes canadiens ou québécois. Le reste témoigne de la curiosité intellectuelle d’un simple ébéniste autodidacte en milieu rural et de ses intérêts pour la spiritualité, la poésie, l’histoire générale, etc. Comme l’explique le frère Sigismond, Fournier copiait des textes, surtout dans les journaux, les revues et les annales pour se faire des livres qu’il faisait relier, souvent chez Chabot à Québec. À la fin de chaque ouvrage, il indiquait la date et l’heure où il commençait et terminait le travail de saisie. L’ensemble forme environ 30 000 pages. Il faudrait examiner plus attentivement la « bibliothèque » pour voir si Fournier a inséré des textes personnels ailleurs que dans le Mémorial qui est en bonne partie de son cru.