Tous les articles par Gaston Deschênes

Les questions remises en question

Un récent numéro de l’Actualité contenait un article sur la réforme parlementaire. L’événement est digne de mention car ce sujet ne provoque pas de batailles dans les autobus, pour reprendre une blague bien connue, vu qu’il n’en suscite même pas au Parlement depuis plusieurs années.
Monsieur Jean-Pierre Charbonneau, ex-président de l’Assemblée nationale (1996-2002), fait trois suggestions : abolir le bâillon (qu’on a souvent utilisé à tort et à travers), « introduire », disons favoriser, les votes libres (en assouplissant la discipline de parti) et… abolir la période des questions orales, idée qu’il présente à juste titre comme inédite.
Les deux premières propositions pourraient se concrétiser partiellement sans trop de difficultés. Éliminer totalement le bâillon est illusoire mais, pendant sa présidence, monsieur Charbonneau avait justement fait mettre à l’essai des mesures visant à baliser l’emploi de cette procédure. Par ailleurs, « assouplir la discipline de parti » est utopique, car on ne desserre pas comme une ceinture cette règle non écrite mais bien inscrite dans la culture parlementaire québécoise. Monsieur Charbonneau suggère concrètement que « seuls les votes sur le budget, les motions de censure et les votes directement issus des engagements électoraux majeurs [soient] soumis à la ligne de parti ». Une proposition similaire était restée sur la table lors de la réforme de… 1984 : le président Richard Guay proposait de limiter la responsabilité ministérielle à des circonstances bien précises, histoire de rassurer les candidats à la dissidence qui se laissaient souvent convaincre que toute motion gouvernementale battue en chambre ou en commission conduit directement aux élections… Ce ne serait pas compliqué : il suffirait de codifier ce qui se passe actuellement dans un contexte de gouvernement minoritaire.
La troisième proposition heurte les colonnes du temple car elle s’attaque au plus visible des moyens de contrôle parlementaire. Aussi bien dire que cette idée ne trouvera jamais preneur dans les rangs de l’opposition et qu’aucun gouvernement n’osera la mettre sur la table.
La période des questions est une « fille naturelle » du parlementarisme québécois. Elle est née d’une faiblesse du Règlement Geoffrion (du nom du greffier décédé en 1942) qui permettait, « après l’expédition des affaires courantes », de « demander ou donner des renseignements [je souligne] au sujet de la conduite des travaux de la chambre ou au sujet de quelque autre affaire d’intérêt public », le tout « sans provoquer de débat ». La procédure était exceptionnelle (la règle générale étant que les questions aux ministres étaient posées par écrit avec un préavis) et il appartenait au président de décider de chaque cas et « de voir s’il s’agit d’une affaire d’urgence immédiate et d’intérêt public [je souligne encore] ».
Dans les années 1960, il y a des séances sans question et d’autres qui durent deux heures et plus. En 1969, la période des questions est « réglementée » et notamment limitée à un 30 minutes. On glisse des affaires « d’urgence immédiate et d’intérêt public » aux « affaires d’intérêt public, ayant un caractère d’actualité ou d’urgence ». Au fil des ans, les parlementaires en abusent en alternance, les préambules s’étirent (comme si on avait besoin d’expliquer une situation qui est connue du public et généralement bien expliquée dans les journaux du matin…) et se garnissent d’allusions politiques partisanes : comme il n’est pas possible de répliquer au ministre, on apprend vite qu’il faut frapper d’abord, le plus fort possible. La télédiffusion des débats ne fait qu’envenimer les choses. En écoutant les propos qui s’échangent maintenant, les spectateurs et les auditeurs ne peuvent absolument pas s’imaginer que ces « questions » étaient à l’origine des demandes de « renseignements » !
En 1998, le président Charbonneau était manifestement arrivé à la conclusion que cette enfant élevée dans la permissivité était incontrôlable. Il avait baissé les bras et suggéré de supprimer « toute contrainte en ce qui a trait à la forme des questions et des réponses ». N’aurait subsisté qu’une règle générale (« Les questions doivent porter sur des affaires d’intérêt public, ayant un caractère d’actualité ou d’urgence, qui relèvent d’un ministre ou du gouvernement »). On aurait supprimé les dispositions concernant les « questions interdites » (selon les règles actuelles, « les questions ne peuvent : 1· comporter ni expression d’opinion ni argumentation ; 2· être fondées sur des suppositions ; 3· viser à obtenir un avis professionnel ou personnel ; 4· suggérer la réponse demandée ; 5· être formulées de manière à susciter un débat »). En somme, les règles du débat seraient devenues « conformes à la réalité ».
Dix ans plus tard, monsieur Charbonneau juge qu’il n’y a plus d’espoir : il propose plutôt l’euthanasie.

La carte du « roi Blanchet »

Le projet de réforme de la carte électorale soulève la grogne dans l’est du Québec et celui qui l’a présenté à la population se trouve actuellement entre le pilori et la potence. « Le roi Blanchet vient de décréter la mort des régions », a-t-on pu lire dans La Presse, comme si le président de la Commission de la représentation électorale (CRE) avait dessiné la prochaine carte électorale selon son caprice personnel.
Il faut peut-être rappeler que la CRE ne fait qu’appliquer une loi mise en place après des décennies de manipulations partisanes et d’inéquité. Le Québec du début des années 1960 élisait ses députés selon une carte dont l’essentiel remontait à plus d’un siècle. Avec l’urbanisation croissante, la situation était devenue intolérable. En 1962, la région métropolitaine possédait plus de 37 pour cent de la population, mais n’avait que 16,8 pour cent des sièges à l’Assemblée. À titre d’exemple, rappelons seulement que la circonscription de Laval comptait près de 135 000 électeurs, contre 5600 aux Îles-de-la-Madeleine (circonscription détachée de Gaspé depuis 1897).
C’est pour corriger cette situation et enlever aux politiciens la possibilité de manipuler les frontières des comtés en fonction de leurs intérêts partisans que le découpage de la carte électorale se fait maintenant en fonction de principes clairs par un organisme indépendant dont les membres sont nommés sur proposition du premier ministre approuvée par les deux tiers des membres de l’Assemblée nationale.
La CRE propose de retoucher les frontières de 86 circonscriptions afin de tenir compte des mouvements démographiques. Trois circonscriptions disparaîtraient de la carte en Gaspésie, en Beauce et dans le Bas-Saint-Laurent. De nouvelles circonscriptions seraient créées en Montérégie, dans Laurentides-Lanaudière et à Laval.
La région où je suis né et à laquelle je suis encore très attaché serait perdante. J’en suis désolé mais pas scandalisé. D’abord, parce que le principe démocratique est fondamental et, ensuite, parce que c’est la diminution du poids démographique de la région qui amène la perte d’un député, et non l’inverse. La carte électorale n’est pas un programme de développement régional. S’il y a moins de monde dans tout l’est du Québec, de la Beauce à Gaspé, ça n’a pas grand chose à voir avec le nombre de députés qu’on y trouve au kilomètre carré, cela dit avec tout le respect que j’ai pour les parlementaires. Je ne crois pas que l’identité du député qui représente la région entre en considération dans les motivations qui justifient les choix stratégiques des citoyens en quête d’un milieu de vie. Il y a d’excellents députés qui travaillent très fort dans des comtés qui vont rester pauvres et d’autres qui ont peu de mérite à voir leurs comtés rester riches. Qu’on ne me demande pas d’exemples… L’impact du député sur le développement économique et social de son comté et de sa région n’est pas insignifiant mais il ne pèse pas lourd comparativement aux tendances économique et sociales lourdes (les facteurs économiques « objectifs » tout comme le comportement des citoyens) sur lesquels il n’a pas beaucoup, voire pas du tout d’impact. Quoique… S’il s’était trouvé quelques parlementaires pour proposer des mesures de contrôle de la pêche et de la coupe forestière il y a trente ou quarante ans…
On comprend aisément la frustration de députés qui représentent les régions perdantes. Certains veulent revoir la loi. On peut toujours essayer, pourvu que les principes démocratiques soient respectés et qu’on ne retombe pas dans les manipulations partisanes ou arbitraires. La voie est très étroite.

« Tout l’monde est fondateur » (air connu)

L’Enquête Champlain menée par l’humoriste Christopher Hall (première partie présentée par Historia le 20 mars) a laissé le spectateur dans le « relativisme absolu ». Champlain ne serait pas LE fondateur de Québec ; il y aurait aussi Pierre Dugua de Mons, qui avait investi dans le commerce des fourrures, le capitaine Dupont-Gravé, qui a négocié l’alliance franco-indienne de 1603 à Tadoussac, Anadabijou, le chef montagnais qui était partie à cette alliance qui a rendu possible l’installation de Français dans la vallée du Saint-Laurent, et le roi Henri IV qui se trouvait l’homologue lointain du chef dans ce traité.
La partie de l’Enquête qui portait sur la fondation de Québec se situe dans le sillage d’une thèse récente qui s’intéresse à la « déconstruction des mythes fondateurs » ; il n’est donc pas étonnant de se retrouver avec un tas de pièces détachées auxquelles il faudrait bien aussi ajouter les compagnons de Champlain, sans qui l’établissement de Québec n’aurait pu prendre forme, et deux autres personnages, qui sont absents du casting de l’émission, les hommes d’affaires qui détenaient la majorité du capital dans cette compagnie où Pierre Dugua de Mons était minoritaire, malgré son titre de lieutenant général du roi. Québec n’est pas une capitale mais une commune !
Qui a fondé Québec ? L’Enquête pose la question au début alors qu’il aurait été plus approprié d’attendre à la fin, une fois le personnage examiné sous toutes ses dimensions. Au-delà de toutes les vertus, véritables ou exagérées, qu’on a pu lui prêter au cours des ans, de toutes les qualités que ses déconstructeurs lui reconnaissent malgré tout, le mérite incontestable de Champlain est l’acharnement : il était à Québec en 1608 pour poser le premier pieu et il y est resté, de corps ou d’esprit, jusqu’à sa mort en 1635 (même s’il aurait eu les moyens de rester tranquillement chez lui, comme ce lieutenant général qui avait pour mandat de représenter le roi dans une contrée où il n’est venu qu’une fois en dix ans). Plus encore, Champlain avait reconnu le site de Québec avec Dupont-Gravé avant 1608 et, depuis 1635, ce ne sont pas seulement les Québécois mais aussi plusieurs biographes anglo-protestants qui ont su distinguer le vrai fondateur dans le lot des participants à l’histoire de Québec et qui le considèrent comme un héros.

Comment abolir les péages en essayant de les hausser

Il est question de rétablir les péages. « Il y en a donc déjà eu ? Et comment sont-ils disparus ? La Révolution tranquille ? La Charte des droits ? Le fédéral ! Une commission d’enquête ? Les lologues ? Les baby boomers ? »
Dans un colloque sur le parlementarisme, en 1994, celui qui était ministre des Transports à l’époque a raconté comment les péages sont disparus, au début des années 1980.
On est alors en pleine crise des finances publiques et les ministres ont tous reçu la commande d’augmenter les revenus de l’État ou de couper les dépenses. Les péages n’ont pas été revus depuis les années 1950 et les revenus couvrent à peine les dépenses. À Montréal, à l’heure de pointe : un gros 10 cents !
Le ministre des Transports se dit qu’on pourrait bien augmenter ça à « trente sous ». Au cabinet, son idée soulève l’enthousiasme. Mais pourquoi s’arrêter là ? « Pas 0,10$, Michel, 0,50$. Mieux, 0,75$! » On s’entend finalement pour 0,50$ et le ministre part en campagne avec le décret sous le bras et un brin d’inquiétude, car la question n’avait jamais été abordée au caucus du parti.
Il avait bien raison. « Qu’est-ce qui se passe quand j’arrive à l’Assemblée nationale ? Je suis assailli par le pouvoir législatif. Là j’ai vu ce que c’était un pouvoir législatif qui décidait de s’imposer d’une certaine manière. Parce que ça été tellement rejeté par les députés, tant de la majorité que de l’Opposition, j’ai dû retraiter honteusement sur une période de deux ans et abolir le péage sur les autoroutes ».
L’Assemblée nationale ne comptait qu’une quinzaine de baby boomers dans ses rangs au début des années 1980. Dont Michel Clair, le ministre qui voulait les hausser.

« Chacun son rang, chacun sa classe »

Le salaire des députés fédéraux augmentera de 3,1 % le 1er avril. Seul Le Devoir semble avoir publié cette nouvelle (29 février) de la Presse canadienne qui a vraisemblablement obtenu le tuyau par la Fédération canadienne des contribuables. Le directeur national de ce lobby en profite évidemment pour dénoncer les «extravagances» de ces parlementaires qui ont une indemnité comparable à celle des membres du Congrès américain sans en avoir l’envergure et les responsabilités… C’est de bonne guerre mais il faut regretter que le journaliste qui a «passé» le message de monsieur Williamson n’ait pas pris la peine de dire ce qui justifiait ce 3,1%.
Les parlementaires ont de tout temps eu de la difficulté à établir leur indemnité. D’abord parce que leur tâche est difficile à comparer avec d’autres fonctions et surtout parce qu’ils doivent s’auto-évaluer. Depuis 2004, les députés fédéraux ont adopté une méthode mécanique : leur rémunération est ajustée annuellement en fonction des règlements salariaux négociés dans les entreprises de 500 employés et plus du secteur privé. Un indice est établi par «Ressources humaines et Développement des compétences Canada» au mois de février à partir de l’évolution des salaires pendant l’année civile précédente et la rémunération des parlementaires est ajustée en conséquence en avril.
Les parlementaires obtiennent donc des augmentations comparables à celles de leurs administrés. Les salaires des bénéficiaires du salaire minimum ne sont évidemment pas pris en considération dans le calcul mais les banquiers et les médecins spécialistes n’y sont pas non plus. (On notera que les dirigeants d’organismes publics au Québec ont aussi obtenu 3,1% en novembre dernier, comme quoi l’indice de «machin chose Canada» peut servir ailleurs. Les fonctionnaires québécois s’en satisferaient probablement.)
Le hic est qu’il a fallu un long détour pour arriver à cette solution. En 2001, les députés fédéraux avaient imaginé une autre solution mécanique qui consistait à attacher leur salaire à celui des juges. Comme le rappelait le député conservateur de West Vancouver—Sunshine Coast—Sea to Sky Country, en décembre 2004, «cette très bonne solution était que nous allions lier le salaire du premier ministre à celui du juge en chef, et tout le monde pensait que c’était bien équitable. Nous allions vivre avec l’indépendance des magistrats de la Cour suprême et avec le salaire qu’ils obtiendraient». Ce qui s’avère maintenant un détour a quand même permis aux députés fédéraux de passer par « GO », comme on dit au Monopoly. Leur indemnité est passée des alentours de 100 000$ à plus de 140 000$ en quelques années mais iIs ont frappé un os en 2004 quand la Commission d’examen de la rémunération des juges a recommandé une hausse de 10% pour les magistrats. «Chacun son rang, chacun sa classe» : au lieu de remettre le système en question, le gouvernement a préféré attacher ses parlementaires au petit bonheur d’une catégorie plus modeste, comme on vient de le voir, les cols blancs et les cols bleus. «C’est trop pour les Canadiens qui paient le salaire des députés, mais ce n’est pas trop pour les Canadiens qui paient le salaire des juges», s’est exclamé en vain un député bloquiste.
Depuis un mois, la Commission d’examen de la rémunération des juges (un fonctionnaire retraité et deux avocats…) s’est remise au travail afin de déterminer si les magistrats sont bien payés. Un juge nommé par le gouvernement fédéral touche présentement 252 000$ par année. Le salaire des juges de juridiction québécoise a presque doublé depuis 10 ans mais ils «stagnent» autour de 220 000$ et demandent encore 15% d’ici 2010. Il faut protéger leur indépendance, dit-on. Qu’adviendra-t-il de celle des députés fédéraux, qui sont maintenant loin derrière avec leur 150 000$, et de leurs homologues québécois, qui sont probablement tombés dans le sous-prolétariat de la gouvernance?