Le Devoir accordait le 9 janvier une pleine page à une artiste pluridisciplinaire qui est « partie sur les traces » de la première esclave à avoir recours à la justice en Nouvelle-France et prépare un spectacle dédié à cette femme qui a finalement perdu son procès et été envoyée en Martinique. « N’eût été Émilie Monnet, écrit la journaliste, la mémoire de Marguerite Duplessis resterait probablement endormie pour de nombreux siècles encore dans notre imaginaire collectif ».
Il faut quand même remettre les pendules à l’heure. Cette histoire a été racontée par Marcel Trudel il y a plus de 60 ans dans L’esclavage au Canada français, ouvrage bien connu réédité dans Bibliothèque québécoise sous le titre Deux siècles d’esclavage au Québec. Dans la dernière édition, l’affaire Marguerite occupe plus de huit pages (224-233) et permet incidemment à Trudel d’illustrer « à quel point ces gens en servitude peuvent exercer des prérogatives d’hommes libres ».
Mieux encore: appuyé sur les recherches de Trudel, l’historien Michel Paquin a rédigé, sur Marguerite Duplessis, une notice publiée dans le troisième tome du Dictionnaire biographique du Canada, en 1974 (http://www.biographi.ca/fr/bio/duplessis_marguerite_3E.html). Marguerite appartenait à la nation Panis, réputée pour fournir des esclaves aux autres nations autochtones au point de devenir synonyme d’esclave.
Trudel est très souvent pris à témoin ces dernières années lorsqu’il est question d’esclavage; en raison de son ouvrage de 1960 et de l’inventaire qu’il a fait des esclaves au Canada, il est perçu comme le « découvreur » de l’esclavage au Québec, mais, visiblement, bien peu ont lu son livre au complet.
C’est un drôle d’esclavage qui ressort de son ouvrage, dès les premiers paragraphes. Quand a-t-il commencé? « Les premiers esclaves sont tellement rares qu’on ne pourrait en situer la pratique générale qu’à partir des années 1680 ». Il y a bien eu le mythique Olivier Lejeune, amené à Québec par les Kirke en 1629, mais Trudel pense que le jeune noir n’était plus en état d’esclavage quand il a vécu chez Guillaume Couillard à partir de 1632, qu’il était, à sa mort en 1654, « le seul exemplaire de son espèce » et qu’il a fallu « attendre plus d’un quart de siècle avant de lui trouver un successeur », ce qui réduit d’une bonne cinquantaine d’années les deux siècles d’esclavage. Et quand s’est-il terminé? Officiellement, par une loi britannique appliquée en 1834, mais en réalité bien avant. Les dernières ventes, les dernières mentions dans les registres, les dernières allusions au Parlement datent toutes d’au moins trente ans avant cette loi. Si elle a permis l’émancipation d’esclaves, ce serait de « très rares exceptions ». « Autant dire, écrit Trudel, qu’au Québec l’esclavage disparaît de lui-même », faute d’esclaves, pourrait-on ajouter, et signe que l’esclavage (qu’il faut certes déplorer au point de vue moral et humain) était un phénomène socio-économique marginal, qui n’a vraiment aucune commune mesure avec ce qui se passait au sud.
Trudel a recensé 4185 esclaves (dont les deux tiers amérindiens) entre 1629 et 1834. Le compte est-il bon? L’historien Frank Mackey (Done With Slavery, the Black Fact in Montreal, McGill Queen’s University Press) croit que Trudel a compté plus d’une fois certains esclaves et a considéré tous les noirs comme esclaves; ses chiffres seraient gonflés de 23%. Par contre, Trudel n’a pas pris en compte les esclaves qui appartenaient aux Amérindiens (plus difficiles à recenser) et ne fait qu’effleurer les échanges (ventes ou dons d’esclaves ramenés de l’Ouest) entre ces derniers et les Français (https://www.historymuseum.ca/virtual-museum-of-new-france/population/slavery/). Quoiqu’il en soit, Trudel constate que le nombre qu’il avance est « ridiculement faible si nous le comparons aux autres pays esclavagistes »; c’est « peut-être pour cette raison, dit-il, que nous en avons si peu parlé… »
Trudel l’a fait, lui, abondamment. Il traite de la législation, du « marché », des propriétaires et des conditions de vie des esclaves, des sacrements, de la justice, des mariages interraciaux, des abolitionnistes, etc. Chaque chapitre permet de mesurer à quel point « notre » esclavage différait de celui des États-Unis et justifie qu’on en parle avec les bémols appropriés aujourd’hui.
L’ouvrage de Trudel en mérite un lui aussi. Alors que les études savantes de ce genre débutent très souvent par un aperçu plus ou moins élaboré de l’historiographie, de ce qui a été écrit sur le même sujet par d’autres auteurs – une « revue de la littérature », comme le veut le jargon habituel – Trudel fait cet exercice en conclusion. Il faut persévérer dans la lecture pour découvrir que, contrairement à ce que plusieurs peuvent penser aujourd’hui, Trudel n’a pas été le premier à révéler l’existence de l’esclavage au Canada français. Quatre pages avant la fin de son livre, il rappelle à juste titre que François-Xavier Garneau a minimisé, et presque nié, l’esclavage au Canada. Puis, en UNE page, il expédie tous ceux qui ont parlé de l’esclavage avant lui: Viger et La Fontaine dès 1859, Tanguay et son Dictionnaire généalogique, Hubert Neilson, Benjamin Sulte, en 1911, Mgr Paquet (qui déplorait « la tache de l’esclavage »), Lapalice et son essai d’inventaire des Noirs, Pierre-Georges Roy, Robert-Lionel Séguin…
L’ouvrage de Trudel ne se comparait évidemment pas avec ceux de ses prédécesseurs et représentait une extraordinaire évolution de nos connaissances – comme cela s’est produit dans bien d’autres domaines précédemment « négligés » comme les travailleurs, les femmes, les marginaux – mais on ne peut prétendre que l’esclavage a été caché à la population québécoise par les historiens au cours des cent ans qui précèdent la publication de L’esclavage au Canada français. Dans le compte rendu de l’ouvrage publié par la Revue d’histoire de l’Amérique française en 1961, Jean Hamelin écrivait d’ailleurs au sujet de Trudel : « Il confirme ce que les historiens disaient, à savoir que l’esclavage au Canada français n’a pas pris l’ampleur qu’il a eue dans les colonies voisines, qu’il n’a pas été un rouage important de notre système économique. » (https://www.erudit.org/fr/revues/haf/1961-v14-n4-haf2033/302083ar.pdf)
Bref, ceux et celles qui en ignoraient l’existence n’ont tout simplement pas fait les lectures appropriées, ni ouvert le dictionnaire.