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La capitale perdue aux mains des « angryphones »

Publié aux Éditions de l’Homme, Montréal capitale présente l’histoire du site archéologique du marché Sainte-Anne et du parlement de la province du Canada qui se trouvait à proximité de l’emplacement actuel du musée de Pointe-à-Callière.
Qui se souvient de cette capitale éphémère ? Après les rébellions et l’Union, le Parlement du Canada-Uni siège brièvement à Kingston, puis à Montréal, de 1844 à 1849, dans l’édifice d’un marché érigé en 1834.
Des fouilles menées de 2010 à 2017 ont permis de mettre au jour plus de 350 000 artéfacts et de fournir une riche iconographie à ce magnifique ouvrage qui contient en outre des reconstitutions 3D détaillées, ainsi que des cartes et des illustrations anciennes. Une vingtaine de spécialistes de plusieurs disciplines ont collaboré à ce beau livre sous la direction de Louise Potier, archéologue en chef à Pointe-à-Callière.

Marche_ste-anne ville de MTL

Du marché au parlement

Le premier chapitre dresse un portrait de Montréal et de ses marchés avant 1834. Le deuxième traite de la construction du marché Sainte-Anne, de ses activités et de la place que les femmes y tiennent. Le troisième évoque le « changement » dans les années 1840 : l’Union des Canadas, l’installation du parlement à Kingston, la marche vers le gouvernement responsable, la presse de l’époque, etc. Dans le quatrième, la capitale déménage à Montréal où il faut choisir des bâtiments pour le parlement et le gouvernement ; il y est aussi question des origines des Archives nationales et de la Commission de géologie, des hôtels de la ville, du palais de justice et du marché Bonsecours, de la frénésie immobilière. Au cinquième chapitre, on entre dans le cœur de l’activité parlementaire : de nombreux artéfacts permettent d’illustrer divers aspects du Parlement, de l’ouverture de la session à la buvette en passant par la bibliothèque, la poste, les normes sanitaires, et la présentation de trois pétitions autochtones qui vaudrait au Parlement le statut de « haut lieu de la diplomatie ».
Intitulé « Quand tout bascule », le sixième chapitre traite de l’abolition des Corn Laws (1846), du typhus (1847), du « printemps des peuples » au niveau international (1848) et finalement de l’incendie de 1849 et de ses suites.
C’est la partie qui nous laisse sur notre faim, car elle manque de cohésion et suit un plan difficile à comprendre. Une section intitulée « 1849 : tous au Parlement ! » donne d’abord la chronologie des événements d’avril à octobre 1849 et inclut un encart sur la perte de la bibliothèque ; la suivante évoque quelques témoignages de citoyens sur l’émeute ; vient ensuite une section sur les messages de sympathie adressés, après l’émeute, au gouverneur Elgin ; enfin, un des collaborateurs se demande si la loi d’indemnisation a été la cause ou le prétexte de l’incendie et montre (20 pages après le résumé de l’émeute et beaucoup de digressions) le visage des personnes qui en étaient les principaux acteurs.
Pour donner au lecteur un récit compréhensible des faits, il aurait mieux valu décaler les deux textes « prématurés » (sur la bibliothèque et sur Elgin) et mieux agencer les autres qui sont consacrés spécifiquement à l’émeute : commet en est-on arrivés là, qui a fait quoi, comment et avec quelles conséquences judiciaires ?

Émeute-service des incendies-mds-réduit

La frustration croissante de torys
Le lecteur « arrive » à l’émeute du 25 avril (« 1849 : tous au Parlement ! », p. 184) sans un exposé adéquat du contexte politique, avec à peine une énumération de ce qui « exacerbe les tensions » (l’abolition des Corn Laws, la crise économique, le typhus, la perte de pouvoir des torys, les débats houleux au Parlement). C’est un peu court pour expliquer comment une meute de torys anglophones s’est retrouvée au Champ-de-Mars, puis au parlement, le soir du 25 avril 1849. Il est difficile de relier l’action des émeutiers de Montréal avec le « printemps des peuples » européen : ce sont les Canadiens français qui auraient alors dû se soulever… Quant à la nouvelle politique commerciale de la Grande-Bretagne (illustrée par le Corn Laws), elle constitue certes l’arrière-plan des événements de 1849, car elle affecte durement la classe marchande anglo-montréalaise, mais pourquoi s’en prendre au Parlement ?
L’émeute est le résultat d’une série de changements politiques qui, dans les 20 mois précédant avril 1849, ont provoqué une irritation croissante chez les torys.
En août 1847, la reine sanctionne une loi qui établit une liste civile permanente et marque la fin de la « querelle des subsides » qui avait opposé le gouverneur à la majorité parlementaire du Bas-Canada pendant des décennies.
En mars 1848, en vertu du principe de la responsabilité ministérielle, La Fontaine devient premier ministre.
En août 1848, une loi britannique révoque la clause de l’Acte d’Union qui restreignait l’usage de la langue française au Parlement.
En janvier 1849, dans un « discours du trône » prononcé en partie en français, le gouverneur Elgin annonce l’amnistie générale des insurgés de 1837-1838.
Enfin, en février 1849, l’Assemblée législative entreprend l’étude d’une proposition de La Fontaine visant à indemniser les personnes dont les biens ont été endommagés ou détruits durant les répressions de 1837 et 1838 au Bas-Canada. Une mesure semblable avait été précédemment adoptée pour le Haut-Canada, à l’initiative d’Allan MacNab qui sera néanmoins le leader des opposants à un traitement identique pour le Bas-Canada. « L’Union, disait-il, a complètement manqué son but. Elle fut créée pour l’unique motif d’assujettir les Canadiens français à la domination anglaise. Le contraire en est résulté ».

L’émeute
C’est ce contexte politique, escamoté dans Montréal capitale, qui aide à comprendre la réaction des torys quand Elgin sanctionne le « bill des indemnités » adopté au terme d’un « filibuster » de 3 mois. Pendant ce débat (qui fut plus que « houleux »…), les médias anglophones de Montréal avaient chauffé la marmite. Le 25 avril, La Gazette lance un « cri de race » explicite et un appel direct « au combat ». Le message est clair : si l’Angleterre et le gouverneur ne nous défendent pas contre la « French domination », il faudra le faire nous-mêmes. Montréal capitale ne cite que quatre lignes de « l’Extra » publié par la Gazette. L’original aurait fait une belle illustration. L’a-t-on cherché ?
D’un texte à l’autre, de la page 184 à la page 209, on finit par trouver les noms de quelques acteurs du drame, sans trop savoir qui a fait quoi. Page 185, on évoque « quelques discours » au Champ-de-Mars, mais seulement un nom d’orateur, Alfred Perry, le chef des pompiers, selon qui l’incendie aurait été « accidentel ». C’est effectivement ce qu’il racontera, quarante ans plus tard, dans un article où il décrit longuement l’émeute, et mentionne plusieurs gestes de violence commis par lui et quelques comparses sur les biens et les employés du Parlement. Ce document ne semble pas avoir été retenu par cet ouvrage. Aurait-on mis en cause sa crédibilité ? Son opinion voulant que l’incendie soit un accident trouve un démenti à la page suivante où une annaliste des Sœurs grises écrit que des émeutiers « mettaient le feu à tous les coins avec des torches allumées ».

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Le texte suivant (« Des citoyens témoignent », p. 194) ne nous avance pas beaucoup pour établir des responsabilités. Quelques témoins seulement sont cités, dont un qui mentionne que le chef des pompiers a demandé à la foule de bloquer le passage des pompes ! Un sous-titre annonce « qui a mis le feu ? », mais l’auteur n’esquisse pas vraiment de réponse et ne semble pas avoir vraiment essayé d’en trouver à partir des dépositions faites à l’enquête : combien y en avait-il, quels constats généraux peut-on en tirer ? Il note cependant qu’il n’y avait pas de femmes ni d’autochtones parmi les déposants, absence « révélatrice du peu de cas qu’on fait d’eux dans la vie publique »…

Aucun coupable
Pour ce qui est enfin des suites judiciaires, il faut se contenter d’informations éparses : deux paragraphes qui mentionnent des arrestations dans les éphémérides (p. 190 et 193) et une illustration de Punch montrant « cinq gentilshommes injustement emprisonnés » avec un bas de vignette précisant que Ferres, le propriétaire de la Montréal Gazette, a été libéré sous caution et n’a pas été « inquiété davantage par la suite » (p. 205).
En réalité, il y eut des suites, mais il faut les chercher un peu plus loin.
Un an plus tard, L’Ordre social (28 mars 1850) nous apprend que le « grand jury du district de Montréal n’a pas trouvé matière à accusation contre Alfred Perry, Joseph Ewing, Donald Murray, John Maydell, et Isaac Aaron accusés d’avoir mis le feu à la maison du Parlement en avril dernier ».
La Minerve du 28 mars 1850 révèle par la suite que « le grand jury a rapporté un bill d’accusation fondée contre Henry Jamieson pour émeute et démolissement de maison durant les troubles à Montréal et de « non fondée » contre Alfred Perry, W. G. Mack, C. R. Bedwell, Hugh Montgomerie, James Farrell, Joseph Bowie, Alexander Bowie, James Nelson, Robert Cooke, Robert Howard, Peter Cooper, James Bowie, Donald McDonald, Joseph Ewing, Augustin Howard, James Moir Ferres [éditeur de la Gazette], John Esdaile, et Donald Murray. Ces individus, comme on le sait, étaient accusés d’avoir pris part aux émeutes de l’année dernière ».
Tous ces « gentilshommes » (sauf Jamieson) s’en sortent donc sans accusation, mais La Minerve ajoute un commentaire intéressant : « Dans cette investigation de la grande enquête du district, les témoins ont encore fait défaut, plusieurs qui étaient assignés, ajoute-t-on, n’ont pas comparu et n’ont pu être trouvés à Montréal. Ont-ils agi ainsi par crainte ou par faveur, c’est ce que nous ignorons ».
La Fontaine pouvait bien être premier ministre, les autorités — gouverneur, armée, police et pompiers — étaient sous contrôle anglophone dans une ville où les francophones étaient alors minoritaires. Quand Jamieson est cité à la barre pour son procès en octobre 1850, on constate que tous les membres du jury sont francophones, sauf un, et le shérif reçoit instruction de trouver des jurés qui parlent anglais (La Minerve, 17 octobre 1850). Plus chanceux que Riel (condamné par un jury à 100 % anglo-protestant), Jamieson sera acquitté deux semaines plus tard.

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Montréal Capitale 2021

Montréal capitale est à cent lieues de l’opuscule de 1999 (Une capitale éphémère, au Septentrion), ouvrage improvisé pour le cent cinquantième anniversaire, à défaut de celui qu’un auteur n’a pas livré. Le traitement accordé à l’histoire du marché Sainte-Anne et du parlement de Montréal par l’ouvrage de Pointe-à-Callière mérite tous les éloges. Il ratisse large pour dresser le portrait de la capitale, mais on comprend qu’il ne se soit pas attardé à l’émeute, à ses participants et à ses conséquences judiciaires, tous des « faits divers » qui n’ont pas laissé beaucoup de traces archéologiques et qui n’intéressent pas beaucoup les universitaires. Ce n’est pourtant pas de la plus « petite histoire » que plusieurs chapitres du livre.
Pour l’histoire du 25 avril 1849, faudra-t-il attendre le deux centième ?

Capitale éphémère-réduit

Le presbytère de Saint-Michel, témoin de l’histoire

Le presbytère de Saint-Michel est le plus ancien de la Côte-du-Sud, mais il a été passablement modifié depuis sa construction en 1739. C’est un bâtiment d’un étage et demi dont les murs de pierre sont recouverts en bois. Sa toiture aux larmiers retroussés et ses dix lucarnes datent probablement du XIXe siècle. Comme c’était l’usage autrefois, le presbytère comprenait une « salle d’habitants ». Signe particulier : des volets « biculturels » portent la feuille d’érable et la fleur de lis.

Presbytère Saint-Michel GD
Le presbytère de Saint-Michel a été témoin d’événements dramatiques, parfois authentiques, parfois teintés de légendes.
Pendant le siège de Québec, en 1759, les soldats britanniques qui campent à Pointe-Lévy font des incursions du côté de Bellechasse. Dans la nuit du 25 au 26 juillet, près de Beaumont, un détachement vient aux prises avec des Canadiens : selon Knox, neuf d’entre eux auraient été tués et plusieurs autres blessés. Joseph Fortier, de Saint-Michel, est parmi les victimes. Le 26, le détachement loge à l’église de Saint-Michel où les soldats causent des dommages, mais on ne sait pas si le presbytère a aussi été touché. Le lendemain, le détachement repart avec quelques prisonniers (trois femmes et un homme, selon Malcom Fraser) et plus de deux cents têtes de bétail.
On a écrit qu’un autre détachement serait venu, en février 1760, sur les glaces, pour bombarder l’église de Saint-Michel et brûler les habitations, mais il s’agit d’une méprise : c’est le « village Saint-Michel », comme on désignait alors la partie de la seigneurie de Lauzon située entre les rivières Etchemin et Chaudière, qui est concerné, et non Saint-Michel-de-Bellechasse. Murray avait ordonné des représailles contre les Canadiens qui avaient abrité les hommes de Saint-Martin, lors d’une opération pour débusquer les Anglais retranchés dans l’église de Pointe-Lévy : le 26 février au matin, un détachement de 300 hommes traverse le fleuve et détruit toutes les maisons du village Saint-Michel.

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Le presbytère de Saint-Michel a été plus concrètement touché en 1775, quand les « Bostonnais » en révolte contre l’Angleterre ont essayé de chasser les Britanniques de Québec.
Au début de septembre 1775, le fermier du seigneur de Lauzon et le seigneur de Sainte-Marie-de-la-Nouvelle-Beauce essaient de recruter des hommes pour aller à Sartigan (auj. Saint-Georges-de-Beauce) et bloquer la route aux insurgés « américains ». L’assemblée du 11 septembre réunit environ 1500 habitants venus d’aussi loin que Berthier, mais tourne à la sédition. Caldwell et Taschereau sont reconduits chez eux : non seulement les participants ne veulent pas s’engager, mais ils conviennent de monter la garde pour empêcher les autorités britanniques d’intervenir sur la rive sud et surveiller l’approche de renforts britanniques.
De nombreux habitants de la Côte-du-Sud assistent à cette assemblée que le journal de Baby a qualifiée de « séditieuse ». De Saint-Michel, on dit « le plus grand nombre », ce qui signifie probablement la majorité des hommes en état de porter les armes.
À la suite de « l’assemblée séditieuse », on monte la garde, souvent en armes, dans toutes les paroisses de la Côte-du-Sud et un système de feux est mis en place pour signaler l’arrivée éventuelle de forces royalistes sur le fleuve.
À Saint-Michel, les habitants s’emparent du presbytère pour en faire un poste de surveillance. Le capitaine de milice Baptiste Roy et les sergents coordonnent l’opération. Le curé, comme la plupart ses collègues de la région, devra ronger son frein.

Thaddée Michaud, premier gérant général de la Commission des liqueurs

1921 marque le centenaire de la Société des alcools du Québec qui s’appelait à l’origine la Commission des liqueurs. Son premier « gérant général » était Jules-Thaddée Michaud, né à Saint-Jean-Port-Joli le 25 février 1878 du mariage d’Arsène Michaud, avocat et « régistrateur » du comté de L’Islet, et d’Emma Casgrain, fille de Charles Casgrain, ancien seigneur de Rivière-Ouelle.

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D’après le recueil Biographies canadiennes-françaises de 1924, Thaddée Michaud a fait des études commerciales au collège Lamontagne de Montmagny puis des études classiques au collège de Lévis et au séminaire de Québec; il aurait ensuite débuté dans les affaires en novembre 1895 comme « comptable chez Buckley Drouin Limitée, chapeliers et fourreurs en gros ». On peut douter qu’il ait à la fois terminé des études classiques et commencé une carrière de comptable à 17 ans; il a probablement commencé comme préposé à la tenue de livres comptables ou quelque chose du genre.

Au moment de sa nomination à la Commission des liqueurs, en avril 1921, La Presse le décrivait comme un « expert en système de comptabilité », ancien employé de Tétreault Shoe Co. puis chez Alphonse Racine, marchands de « nouveautés » en gros, dont il a été trésorier. Le Canada le disait aussi « athlète de renom »; il avait été secrétaire-trésorier de l’Association athlétique d’amateurs nationale (fondée en 1894) et membre du club de crosse National ainsi que du club de football du même nom.
En 1900, Michaud épouse Fabiola Valiquette, fille adoptive de J.-O. Labrecque, marchand de charbon, qui lui donnera une nombreuse famille. En 1925, lorsqu’il témoigne dans une enquête parlementaire, on lui demande si les députés de l’opposition sont trop près de lui et l’importunent. « Je ne me suis jamais plaint, a-t-il répondu selon La Tribune du 2 avril 1925. J’ai eu 16 enfants, et je suis habitué à les prendre sur mes genoux! »

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Thaddée Michaud est demeuré gérant général de la Commission pendant une quinzaine d’années. Il résidait dans une maison cossue d’Outremont, au 3, avenue McCulloch. En 1927, il se fait construire à Saint-Jean-Port-Joli une résidence d’été de style palladien qui porte aujourd’hui le numéro 68, avenue de Gaspé Ouest. C’est la maison qui a été longtemps habitée par la famille d’Esdras Chamard, mort à 100 ans en 1984. La propriété comprenait un terrain de tennis (dont on devine l’emplacement à droite de la maison) que monsieur Chamard mettait gracieusement à la disposition des jeunes autrefois.
« Homme d’affaires et sportsman bien connu », Thaddée Michaud est mort à Montréal en mai 1945; ses funérailles ont été célébrées à Outremont le 8 et il a été inhumé dans le cimetière de sa paroisse natale le lendemain.
Il était le frère d’Élisa, auteure de Canadiennes d’hier (1942), et de Benjamin, premier sous-ministre de la Voirie.

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Marcel Trudel et l’esclavage

Le Devoir accordait le 9 janvier une pleine page à une artiste pluridisciplinaire qui est « partie sur les traces » de la première esclave à avoir recours à la justice en Nouvelle-France et prépare un spectacle dédié à cette femme qui a finalement perdu son procès et été envoyée en Martinique. « N’eût été Émilie Monnet, écrit la journaliste, la mémoire de Marguerite Duplessis resterait probablement endormie pour de nombreux siècles encore dans notre imaginaire collectif ».

Il faut quand même remettre les pendules à l’heure. Cette histoire a été racontée par Marcel Trudel il y a plus de 60 ans dans L’esclavage au Canada français, ouvrage bien connu réédité dans Bibliothèque québécoise sous le titre Deux siècles d’esclavage au Québec. Dans la dernière édition, l’affaire Marguerite occupe plus de huit pages (224-233) et permet incidemment à Trudel d’illustrer « à quel point ces gens en servitude peuvent exercer des prérogatives d’hommes libres ».

Mieux encore: appuyé sur les recherches de Trudel, l’historien Michel Paquin a rédigé, sur Marguerite Duplessis, une notice publiée dans le troisième tome du Dictionnaire biographique du Canada, en 1974 (http://www.biographi.ca/fr/bio/duplessis_marguerite_3E.html). Marguerite appartenait à la nation Panis, réputée pour fournir des esclaves aux autres nations autochtones au point de devenir synonyme d’esclave.

Trudel-esclave
Trudel est très souvent pris à témoin ces dernières années lorsqu’il est question d’esclavage; en raison de son ouvrage de 1960 et de l’inventaire qu’il a fait des esclaves au Canada, il est perçu comme le « découvreur » de l’esclavage au Québec, mais, visiblement, bien peu ont lu son livre au complet.

C’est un drôle d’esclavage qui ressort de son ouvrage, dès les premiers paragraphes. Quand a-t-il commencé? « Les premiers esclaves sont tellement rares qu’on ne pourrait en situer la pratique générale qu’à partir des années 1680 ». Il y a bien eu le mythique Olivier Lejeune, amené à Québec par les Kirke en 1629, mais Trudel pense que le jeune noir n’était plus en état d’esclavage quand il a vécu chez Guillaume Couillard à partir de 1632, qu’il était, à sa mort en 1654, « le seul exemplaire de son espèce » et qu’il a fallu « attendre plus d’un quart de siècle avant de lui trouver un successeur », ce qui réduit d’une bonne cinquantaine d’années les deux siècles d’esclavage. Et  quand s’est-il terminé? Officiellement, par une loi britannique appliquée en 1834, mais en réalité bien avant. Les dernières ventes, les dernières mentions dans les registres, les dernières allusions au Parlement datent toutes d’au moins trente ans avant cette loi. Si elle a permis l’émancipation d’esclaves, ce serait de « très rares exceptions ». « Autant dire, écrit Trudel, qu’au Québec l’esclavage disparaît de lui-même », faute d’esclaves, pourrait-on ajouter, et signe que l’esclavage (qu’il faut certes déplorer au point de vue moral et humain) était un phénomène socio-économique marginal, qui n’a vraiment aucune commune mesure avec ce qui se passait au sud.

Trudel a recensé 4185 esclaves (dont les deux tiers amérindiens) entre 1629 et 1834. Le compte est-il bon? L’historien Frank Mackey (Done With Slavery, the Black Fact in Montreal, McGill Queen’s University Press) croit que Trudel a compté plus d’une fois certains esclaves et a considéré tous les noirs comme esclaves; ses chiffres seraient gonflés de 23%. Par contre, Trudel n’a pas pris en compte les esclaves qui appartenaient aux  Amérindiens (plus difficiles à recenser) et ne fait qu’effleurer les échanges (ventes ou dons d’esclaves ramenés de l’Ouest) entre ces derniers et les Français (https://www.historymuseum.ca/virtual-museum-of-new-france/population/slavery/). Quoiqu’il en soit, Trudel constate que le nombre qu’il avance est « ridiculement faible si nous le comparons aux autres pays esclavagistes »; c’est « peut-être pour cette raison, dit-il, que nous en avons si peu parlé… »

Trudel l’a fait, lui, abondamment. Il traite de la législation, du « marché », des propriétaires et des conditions de vie des esclaves, des sacrements, de la justice, des mariages interraciaux, des abolitionnistes, etc. Chaque chapitre permet de mesurer à quel point « notre » esclavage différait de celui des États-Unis et justifie qu’on en parle avec les bémols appropriés aujourd’hui.

L’ouvrage de Trudel en mérite un lui aussi. Alors que les études savantes de ce genre débutent très souvent par un aperçu plus ou moins élaboré de l’historiographie, de ce qui a été écrit sur le même sujet par d’autres auteurs – une « revue de la littérature », comme le veut le jargon habituel – Trudel fait cet exercice en conclusion. Il faut persévérer dans la lecture pour découvrir que, contrairement à ce que plusieurs peuvent penser aujourd’hui, Trudel n’a pas été le premier à révéler l’existence de l’esclavage au Canada français. Quatre pages avant la fin de son livre, il rappelle à juste titre que François-Xavier Garneau a minimisé, et presque nié, l’esclavage au Canada. Puis, en UNE page, il expédie tous ceux qui ont parlé de l’esclavage avant lui:  Viger et La Fontaine dès 1859, Tanguay et son Dictionnaire généalogique, Hubert Neilson, Benjamin Sulte, en 1911, Mgr Paquet (qui déplorait « la tache de l’esclavage »), Lapalice et son essai d’inventaire des Noirs, Pierre-Georges Roy, Robert-Lionel Séguin…

L’ouvrage de Trudel ne se comparait évidemment pas avec ceux de ses prédécesseurs et représentait une extraordinaire évolution de nos connaissances – comme cela s’est produit dans bien d’autres domaines précédemment « négligés » comme les travailleurs, les femmes, les marginaux – mais on ne peut prétendre que l’esclavage a été caché à la population québécoise par les historiens au cours des cent ans qui précèdent la publication de L’esclavage au Canada français. Dans le compte rendu de l’ouvrage publié par la Revue d’histoire de l’Amérique française en 1961, Jean Hamelin écrivait d’ailleurs au sujet de Trudel : « Il confirme ce que les historiens disaient, à savoir que l’esclavage au Canada français n’a pas pris l’ampleur qu’il a eue dans les colonies voisines, qu’il n’a pas été un rouage important de notre système économique. » (https://www.erudit.org/fr/revues/haf/1961-v14-n4-haf2033/302083ar.pdf)

Bref, ceux et celles qui en ignoraient l’existence n’ont tout simplement pas fait les lectures appropriées, ni ouvert le dictionnaire.

Le scalp, coutume des Britanniques?

Sur son site internet, l’auteur micmac de First Nations History – We Were Not the Savages (traduit récemment sous le titre Ce n’était pas nous les sauvages [s'il est permis de citer ce titre...]) consacre une page à la pratique du scalp et conteste un passage de la proclamation de 1749 où Cornwallis, gouverneur de la Nouvelle-Écosse, dit que produire un scalp comme preuve de la mort de l’ennemi est « the custom of America ».

« […] je tiens à le préciser très clairement, écrit Daniel N. Paul, il ne s’agit pas d’une référence à une coutume amérindienne, mais à une coutume des Britanniques en Amérique du Nord britannique. Elle a été lancée par eux dans le but de soumettre par la terreur, ou d’exterminer, les tribus amérindiennes qui se battaient pour sauver leur mode de vie et leur patrie de la destruction par les envahisseurs impitoyables[1]. »

Les pratiques guerrières de l’Acadie étaient-elles différentes de celles de la vallée du Saint-Laurent, où la pratique du scalp est bien documentée? Citons, entre autres témoignages, la relation que le récollet Denis Jamet[2] a laissée de son passage à Tadoussac, en juillet 1615 :

« Au temps où nous arrivâmes à Tadoussac, six jeunes garçons Montagnais furent à la guerre par surprise selon leur coutume, et de neuf (ennemis) qu’ils trouvèrent ils en assommèrent sept, et en apportèrent les peaux des têtes pour en faire présent aux femmes selon leur coutume ».

La suite de l’histoire montre qu’il valait peut-être mieux être scalpé (donc mort) que « prisonnier de guerre ».

« Des deux prisonniers, ils laissèrent le jeune qui est âgé de douze ans, car ils n’ont (pas) coutume de tuer les enfants, mais les naturalisent de leur nation, lesquels sont par après les plus cruels à leur propre pays, mais firent mourir l’aîné en cette façon : d’avance ils lui coupèrent à belles dents les deux index des mains, et après l’avoir gardé lié et nourri comme eux, tinrent conseil pouf le tuer, le livrèrent à leurs femmes, lesquelles, l’ayant lié au poteau préparé, lui percèrent la chair d’alênes, le brûlèrent avec des tisons, puis arrosaient les brûlures d’eau ; elles lui levèrent la peau de la tête la laissant arrière, et lui couvrirent le chef écorché de cendres chaudes. Le misérable hurlait, mais les hurlements que faisaient les autres, de joie, offusquaient (couvraient) le sien. Les femmes le délièrent, et de rage il se vint jeter dans les fossés de l’habitation, où après avoir reproché à nos Français qui voyaient ce triste spectacle des galeries de la maison, qu’il espérait la vie sauve par leur moyen, il prit des pierres pour ruer (jeter) à ses tyrans. II se sentit aveuglé de son sang et n’eut d’autre refuge qu’une pierre sur laquelle il se froissa la tête. Les autres l’achevèrent à coup de pierre, l’écorchèrent et le mangèrent.

Les ennemis ne leur en font pas moins quand ils les tiennent, et d’ordinaire les femmes et les enfants sont les bourreaux afin qu’ils languissent davantage. »

Les Français ont aussi versé des primes en retour de scalps. Frontenac aurait été le premier à le faire, en 1691, en promettant « dix écus à ses alliés autochtones pour chaque scalp qu’ils rapporteraient[3] ». On était alors en guerre, quasi permanente, contre les Iroquois.

Daniel N. Paul n’y va pas de main morte pour qualifier les comportements des nations colonisatrices en Amérique :

« Pour soumettre les peuples autochtones, durant l’époque coloniale, les actes de barbarie employés par la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal et quelques autres nations européennes – auxquelles s’ajoutent subséquemment les pays engendrés par cette colonisation dans les Amériques – dépassent probablement, ou au minimum équivalent aux performances barbares des régimes du 20e siècle de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique stalinienne combinés »

On notera que Paul ne nomme pas la France. L’aurait-il incluse dans les « autres nations européennes »? Ce serait étonnant : les Français ont été présents en Acadie pendant plus de cent ans (1604-1713) avant les Britanniques. Il faut croire qu’ils n’ont pas laissé les mêmes souvenirs que les Anglais en Amérique du nord. Dans son livre, Paul considère que la fameuse formule de l’historien américain Parkman – « La civilisation espagnole a écrasé l’Indien ; la civilisation britannique l’a méprisé et négligé ; la civilisation française l’a adopté et chéri » – est juste, mais mérite une nuance :

« la civilisation anglaise, tout comme la civilisation espagnole, […] a aussi écrasé l’autochtone ; les actions qu’ils ont posées après leur invasion des Amériques le démontrent clairement. Pour réaliser leur objectif de complète domination des habitants et d’acquisition illégale de leurs terres, ils ont utilisé des pratiques qui faisaient appel à la trahison effrénée, la violence et la cruauté. »


[2] Fr. Odoric M. Jouve, o. f. m., « Une page inédite d’histoire canadienne. La relation du récollet Denis Jamet, 15 juillet 1615 », La Nouvelle-France, 13, 10 (octobre 1914), p. 433-444 (extrait, p. 439). La relation est à la Bibliothèque nationale de Paris, dans la collection des Cinq-Cents de Colbert.

[3] Jean-François Lozier, « Lever des chevelures en Nouvelle-France : la politique française du paiement des scalps », Revue d’histoire de l’Amérique française, 56, 4 (2003), p. 513–542.