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La Côte-du-Sud rebelle

(Présentation lors du colloque du 8 novembre 2025 au Morrin College. Il s’agit d’un résumé du livre Un pays rebelle où les intéressés trouveront références et bibliographie.)

Le 11 septembre 1775, Henry Caldwell et Gabriel Taschereau traversent à Pointe-Lévy dans le but de recruter des hommes pour monter à Sartigan (auj. Saint-Georges) et défendre la frontière. Caldwell est locataire de la seigneurie de Lauson, Taschereau est seigneur de Sainte-Marie, D’après les premiers échos rapportés dans le journal de James Jeffry, Caldwell et Taschereau auraient recruté un millier d’hommes.

L’assemblée séditieuse
Jeffry doit cependant se corriger le lendemain. Erratum, dirait-on : les habitants réunis à Pointe-Lévy ne se sont pas engagés pour aller en Beauce; ils ont au contraire obligé Caldwell et Taschereau à retourner chez eux, sans recrue, et leur ont fait savoir « qu’ils n’en auraient aucun des paroisses de la rive sud ».
Dans un article publié en 2016, Yvan-M. Roy a été le premier, à ma connaissance, à déterrer ce petit passage fort significatif du journal de Jeffry. En 1776, les commissaires chargés d’étudier le comportement des miliciens pendant le siège de Québec avaient mentionné cette « assemblée séditieuse » tenue à l’automne 1775, sans mentionner la date exacte ni donner de détails, sauf un aperçu de l’origine des participants. Taschereau faisait partie de cette commission : il savait bien, lui, ce qui s’y était passé.
De nombreux habitants de la Côte-du-Sud assistent à cette assemblée qualifiée de « séditieuse » et « tumultueuse » dans le journal de Baby, qui constitue le procès-verbal de la commission d’enquête. On y trouve notamment

  • le capitaine de milice de Beaumont et « presque toute la paroisse » (ce qu’il faut interpréter comme « presque tous les miliciens ») ;
  • « le plus grand nombre » des paroisses de Saint-Charles, de Saint-Michel et de Saint-Vallier,
  • « presque la moitié » de la paroisse de Saint-François
  • et dix à douze habitants de Saint-Pierre.
  • À Berthier, le bailli Morency se met en route « avec la plupart des habitants », mais une partie seulement arrive avant la fin de l’assemblée.
  • Ceux de Saint-Thomas sont partis trop tard et doivent rebrousser chemin, l’assemblée étant terminée.

Combien de personnes de la Côte-du-Sud étaient là? D’après ce qu’on sait du nombre de miliciens dans ces paroisses, probablement autour de 300, peut-être plus.

La « neutralité bienveillante »
Les habitants de la Côte-du-Sud avaient déjà montré leurs couleurs.
Au printemps 1775, Carleton demande à l’évêque d’émettre un mandement pour l’aider à recruter des volontaires pour défendre Québec. Malgré l’intervention de Mgr Briand, l’opération de mobilisation donne peu de résultats. Sur la Côte-du-Sud, on a envoyé des officiers jusqu’à Kamouraska, mais ils n’auraient recruté que quinze hommes en tout.
Les exhortations des curés n’y changent rien :

  • à Sainte-Anne, le curé Porlier écrit qu’il fait tout ce qu’il peut pour combattre l’esprit de rébellion;
  • à Saint-Thomas, le curé reconnait que ses paroissiens « sont de vrais rebelles », malgré tout ce qu’il fait « pour les instruire de leurs devoirs ». Et il ajoute en P.S. : « Les femmes sont du même sentiment que les hommes pour la rébellion ».
  • à Saint-Michel, un jésuite qui prêche la loyauté est interrompu par un paroissien qui crie : « C’est trop longtemps prêché pour les Anglais !  »

L’assemblée du 11 septembre et ses suites démontrent un fort courant de sympathie de la Côte-du-Sud envers les rebelles américains.
Après l’assemblée, on monte la garde dans presque toutes les paroisses riveraines, souvent en armes.

  • À Saint-Michel, les habitants installent le poste de garde dans le presbytère.
  • À Saint-Vallier, le poste est chez le capitaine de milice.
  • À Berthier, le bailli Morency participe à la garde.

Un système de feux est mis en place pour signaler l’arrivée éventuelle de forces britanniques.

Arnold-arrivée

Arrivée des Bostonnais à Pointe-Lévy en novembre 1775 (Archives de la ville de Québec).

Les gens de la Côte-du-Sud improvisent ainsi un blocus qui va profiter aux Bostonnais.
Arnold arrive à Sartigan au début de novembre. On lui fournit le nécessaire pour se restaurer et descendre à Pointe-Lévy où il installe son quartier général. Après l’échec du 31 décembre, il maintient ses positions et monte une batterie. On n’a pas de témoignages à l’effet qu’il aurait été dérangé par le voisinage. On est loin du harcèlement constant qu’avait subi Monckton pendant le siège de 1759.

Qu’est-ce qui se passe sur la Côte-du-Sud durant l’hiver ?
Les rebelles exercent un contrôle sur la Côte-du-Sud jusqu’au printemps. Comme l’a écrit Porlier : « Aiot, Gosselin et Germain Dionne firent ce qu’ils voulurent […] ».
Originaire de Kamouraska, Pierre Ayotte s’enrôle dans le régiment créé par le Congrès pour regrouper les Canadiens. Il est capitaine d’une compagnie formée de jeunes gens qui montent la garde à Pointe-Lévy et travaillent à l’installation de la batterie.
Clément Gosselin est de Sainte-Anne. Lui et son beau-père Germain Dionne sont les « plus fameux rebelles de la province », selon le journal de Baby.

« [Gosselin] a parcouru toutes les autres [paroisses] jusqu’à la Pointe-Lévy, prêchant la rébellion partout, excitant à piller le petit nombre des zélés serviteurs du Roy et à les faire arrêter ; lisant lui-même aux portes des églises et forçant quelques fois les officiers du Roy à lire les ordres et proclamations des rebelles. Il passait pour officier ambulant du congrès et en cette qualité recrutait et établissait quelques fois des officiers [de milice]. »

Gosselin, Major Clément Par William Harrison

Représentation de Clément Gosselin.

Ayotte et Gosselin ont des « lieutenants » dans plusieurs paroisses de la côte, dont Basile Dubé, à Rivière-Ouelle, Julien Chouinard, à Saint-Jean-Port-Joli, l’avocat Lebrun, à Cap-Saint-Ignace, le notaire Lévesque, à Saint-Thomas, Joseph Morency, premier bailli de Berthier, Julien Mercier, à Saint-Vallier. Dans cette paroisse, ils peuvent aussi compter sur la veuve Gaboury, née Basilisse Corrivaux, qu’on appelait la « reine de Hongrie » en référence à Marie-Thérèse, reine de Bohême et de Hongrie depuis 1740.

« La veuve Gabourie, d’après le journal de Baby, a fait plus de mal dans cette paroisse qu’aucun autre ; elle tenait souvant chez elle des assemblées où elle présidait, tendant à soulever les esprits contre le gouvernement et à les animer en faveur des rebels. Pour mieux parvenir à son but détestable elle leur faisait boire des liqueurs fortes. »

Le contrôle par les rebelles se manifeste de diverses façons :

  • Gosselin organise des assemblées où sont choisis de nouveaux officiers de milice, pour remplacer ceux que Carleton a nommés en juin 1775.
  • Les habitants de plusieurs paroisses vont vendre leurs denrées à Pointe-Lévy et on s’efforce de bloquer les livraisons vers la ville.
  • Quelques royalistes sont arrêtés, séquestrés, parfois amenés au camp d’Arnold, le tout impunément. Baby mentionne six arrestations pendant le siège, surtout des gens soupçonnés d’espionnage pour les Anglais. Mais il ne fait pas mention de mauvais traitements contre ces personnes. Par ailleurs, on n’a pas de traces de batailles, de rixes, jusqu’à celle de Saint-Pierre à la fin de mars ; les commissaires en auraient sûrement parlé, le cas échéant. Il est certain cependant que les royalistes ont été intimidés par les rebelles qui en menaient large.
  • Enfin, à quelques reprises, les Sudcôtois prorebelles se sont emparé de vivres. Le journal de Baby cite moins d’une dizaine de cas dans l’ensemble des quinze paroisses. On rapporte, par exemple, le vol de « quelques bouteilles de vin […] à la maison de Mr Fraser » à Saint-Charles, de « 3 barriques de vin de Bordeaux » chez le curé de Saint-Thomas, de vivres qu’un certain Proulx de Saint-François tentait de porter à Québec, de 100 minots de blé pris chez la seigneuresse de Saint-Vallier (mère de l’aide de camp de Carleton), de 110 minots pris au moulin de Duchesnay, seigneur de Saint-Roch.
  • Un des commissaires, le seigneur Taschereau, avait été pillé en Beauce ; s’il y en avait eu plusieurs autres vols, ils auraient été mentionnés.

Selon le journal de Baby, Ayotte et Gosselin ont recruté une centaine de Sudcôtois pour le régiment Hazen, mais on manque des données pour quatre des quinze paroisses. Anderson dit 130 et pourrait bien être près de la vérité, surtout si on compte ceux qui ont suivis les insurgés outre-frontière, après leur retraite en 1776.
C’est peu, 130 engagés formels sur la Côte-du-Sud, mais ce contingent constituerait environ la moitié des Canadiens engagés pour les Bostonnais dans le district de Québec.

La réaction royaliste
Les rebelles canadiens semblent faire la pluie et le beau temps, mais les « royalistes » commencent à s’organiser au cours de l’hiver, influencés par le curé Porlier et l’abbé Bailly de Messein, un prêtre du Séminaire qui, selon Porlier, « excitoit [et] encourageoit les roialistes » de la région.
En mars, Carleton donne à Louis Liénard de Beaujeu, seigneur de l’île aux Grues, le mandat de prendre le commandement des royalistes qui brûlent d’aller attaquer le camp d’Arnold. La rumeur voulait qu’il aurait suffi d’une cinquantaine d’hommes pour battre une troupe bostonnaise réduite par les départs et affaiblie par la maladie.
Le 23 mars, à Sainte-Anne, Beaujeu rassemble une soixantaine de volontaires qui se mettent en marche vers Pointe-Lévy, ralliant au passage un nombre à peu près semblable de partisans. D’après Sanguinet, Beaujeu avait mobilisé 350 hommes, ce qui me semble exagéré. Le journal de Baby en nomme seulement 176, mais ne compte probablement pas l’arrière-garde, qui finalement n’est pas partie de Sainte-Anne.
Ayotte, Gosselin et leurs recrues se trouvent à ce moment-là dans le secteur de Pointe-Lévy, ce qui pourrait bien avoir laissé le champ libre à Beaujeu.
Le 25 mars, le gros de la troupe est rassemblé à Saint-Thomas (Montmagny). Une avant-garde d’environ 50 personnes se rend à Saint-Pierre, à quelques kilomètres à l’ouest, mais, déjà, l’alerte a été donnée par des espions. 80 soldats ainsi qu’une trentaine d’habitants de Pointe-Lévy et des environs marchent vers Saint-Pierre en rameutant plus de 100 partisans sur leur chemin dans Bellechasse.
L’avant-garde royaliste est vite défaite par ce contingent largement supérieur. On compte 3 morts, 10 blessés et une trentaine de prisonniers.

22-Tableau_bataille

La bataille de Saint-Pierre, reconstituée par Philippe Bédard (Commission des champs de bataille).

Après la bataille, Gosselin et Ayotte continuent leur recrutement, puis tout bascule :

  • Les Bostonnais n’ont toujours pas de renforts ni d’argent.
  • Les premiers navires de la flotte anglaise arrivent à Québec au début de mai.
  • Les Bostonnais lèvent le siège et retournent au sud de la frontière.

Ils seront suivis par une quinzaine de Sudcôtois, dont Clément Gosselin, qui restera sous les drapeaux jusqu’en 1783.

Quelles sont les conséquences et les suites ?
Contrairement à la légende entretenue par un poème de Louis Fréchette, il n’y a pas eu d’excommunications. Par contre, le nouveau curé de Sainte-Anne est exilé en Europe par Haldimand en 1778, pour rendre les autres curés plus prudents, signe qu’il y avait des sympathisants rebelles dans leurs rangs.
En mai, Carleton nomme François Baby, Gabriel-Elzéar Taschereau et Jenkin Williams pour procéder à « l’établissement des milices [et à] l’examen des personnes qui ont assisté ou aidé les rebels ».
Les commissaires parcourent la Côte-du-Sud en juillet. Dans chacune des paroisses, ils nomment de nouveaux officiers de milice après avoir « cassé » ceux dont la conduite est jugée répréhensible. TOUS les capitaines de milices sont démis (sauf à Saint-Pierre) et, parfois, tous les officiers (lieutenants, sergents, etc.). C’est dire de quel côté ils penchaient.
Plusieurs miliciens sont « indignés », i.e. déclaré indignes à l’avenir d’occuper aucun emploi pour le gouvernement.
Sinon, peu de rebelles sont sanctionnés ou punis (d’après les sources qu’on a pu trouver) : Ayot, les deux Gosselin, probablement, et quatre Valliérois et quelques autres sont mis en prison.
Carleton fait preuve de retenue. Haldimand se sentira plus solide, avec les mercenaires allemands qui arrivent en renfort. Ces derniers prennent leurs quartiers d’hiver dans quelques paroisses de la Côte-du-Sud, les plus turbulentes, semble-t-il. Comme l’écrivait le curé de Saint-François en août 1776 : « Il ne fallait pas moins que la visite des Allemands pour rendre tout le monde docile. »

Neutralité ?
La thèse la plus courante sur 1775 est que la masse du peuple est restée neutre, hormis quelques centaines de Canadiens qui ont joint les rangs des rebelles. Or, en ce qui concerne la Côte-du-Sud, l’examen du Journal de Baby laisse une tout autre impression. L’attitude de la population se situe au-delà de la « neutralité bienveillante » évoquée par Pierre Monette : peu nombreux à prendre les armes, mais combien sympathiques.
Dans au moins la moitié des paroisses, les enquêteurs constatent que les Sudcôtois penchaient très majoritairement, voire massivement, pour les rebelles.

  • Beaumont : « À l’exception de 5 ou 6 bons sujets, cette paroisse goûtait beaucoup l’esprit de la rébellion et a toujours été zélée pour le parti des rebels » ;
  • Saint-Michel : « Cette paroisse a été généralement opposée aux ordres du Roy et affectionnée au party des rebels » ;
  • Berthier : « Cette paroisse a toujours marqué beaucoup d’affection pour le party des rebels » :
  • Saint-Pierre : « Il y a seulement environ 9 familles de cette paroisse qui étaient vraiment affidées au gouvernement » ;
  • Saint-Thomas : « Le plus grand nombre était opposé au gouvernement et affectioné aux rebels » ;
  • Cap-Saint-Ignace : « Cette paroisse a beaucoup marqué d’affection pour le parti des rebels » ;
  • à Sainte-Anne : « […] le plus grand nombre leur ont été affectionés ».

Les commissaires notent que Saint-Jean-Port-Joli « ne s’est pas mieux conduite que les voisines », que Saint-Roch « paraît en général avoir été moins rebelle » et que « l’esprit de neutralité paraît être celui qui […] a le plus reigné » à L’Islet. Cette observation est révélatrice : c’est le seul endroit où le mot « neutralité » est mentionné.
Les commissaires ne portent pas de jugement explicite sur cinq paroisses, mais leurs observations permettent de dire que la loyauté n’y était pas plus élevée. Dans l’évaluation des enquêteurs, la loyauté de domine nulle part.
Il faut se rabattre sur des indices épars pour évaluer le sentiment général.

  • Ainsi, durant l’hiver, le curé Porlier va espionner à Saint-Thomas « pour conoître le nombre des roialistes » et il est surpris de constater « qu’il fut si petit » ;
  • En accusant Gosselin d’avoir incité à piller « le petit nombre des zélés serviteurs du Roy », les enquêteurs reconnaissent que les royalistes sont en nette minorité.
  • Après la bataille de Saint-Pierre, Hugh Finlay écrit : « Bien que les Canadiens soient des traîtres en général, il y en a quelques-uns […] qui sont honnêtes ».

Les motivations
Qu’est-ce qui motivait ces rebelles, et surtout leurs leaders ? Les écrits de Gosselin donnent peu de choses sur ses idées politiques. Les autres n’ont rien laissé.
Dans son premier rapport d’espionnage (1778), Gosselin écrit que les Canadiens « souffres les peinnes les plus Languissantes en esperant leurs delivrance, ne desirant Que l’arivée des ameriquains, afin de pouvoir estre armée Pour donner assistance, à leurs Libérateurs » ; l’appui de l’armée « Leurs feroit oublier toutte Les peinnes quils ont enduré, sous la tirannie de l’anglois ».
La « tyrannie » dont parle Gosselin est l’absence de représentation au sein du gouvernement ; la « liberté », c’était une autre façon de dire « indépendance ».
En juillet 1783, le Congrès reconnaît que les expatriés canadiens

« ont quitté leur pays, leurs amis et leurs biens pour soutenir les libertés et les droits de l’Amérique ; qu’ils étaient encouragés, par des assurances de protection et un espoir de liberté, à prendre les armes pour la cause commune ; qu’ils ont persévéré malgré tous les dangers et les difficultés d’une guerre pénible jusqu’à ce qu’elle se termine heureusement par l’établissement de la paix et de l’indépendance des États-Unis ».

Dans une pétition de 1784, Gosselin et deux autres officiers rappellent au Congrès qu’ils ont abandonné leur pays « par attachement à la cause de l’Amérique » et qu’ils « sont résolus à ne plus jamais vivre sous le gouvernement britannique ».
À ces rebelles, de la Côte-du-Sud et d’ailleurs, il manquait une organisation politique. Leurs leaders ont mis toutes leurs énergies dans l’action militaire. Ils ont bien tenté de diffuser des proclamations dans la population (majoritairement analphabète…), mais ils ne l’ont pas mobilisée dans des assemblées ou des comités qui auraient pu la former politiquement. Le Congrès a invité les Canadiens à se donner un « corps représentatif » et à lui envoyer des délégués, mais, dans la province de Québec, on partait de trop loin.
Les gouverneurs avaient le pouvoir de convoquer des assemblées parlementaires « dès que l’état et les conditions des colonies le permettront ». Ce sera possible pour la Grenade et la Floride occidentale dès 1766, mais pas pour la province de Québec qui va tarder à jouir de ce qu’on appellera les « bienfaits » de la conquête ; pour avoir un parlement, il faudra attendre que les loyalistes viennent grossir la minorité anglophone et demandent la « séparation » du Haut-Canada afin d’avoir leur propre parlement, distinct de celui des francophones et des papistes.
Londres n’avait pas intérêt à donner une assemblée à ses « nouveaux sujets » d’origine française qui auraient pu occuper la majorité des sièges ; le cas échéant, ils auraient eu l’instrument pour mieux réagir aux sollicitations du Congrès et l’Histoire aurait pu être différente.

La fugue de madame Snow

Au début de septembre 1833, une jeune femme est accueillie à Saint-Jean-Port-Joli chez Charles Harrower, troisième et dernier survivant des Écossais qui, dans le premier tiers du XIXe siècle ont exploité les moulins de la famille Aubert de Gaspé et une distillerie construite par leurs soins, sur les bords de la rivière Trois-Saumons, vers 1804.

Trois-Saumons par Bouchette 1832-Toronto public library
Trois-Saumons vers 1830. À gauche, la distillerie, à l’arrière, la maison des Harrower, à droite, le moulin banal. Gravure de Joseph Bouchette, Toronto Public Library.

C’est une grande femme, qu’on croit âgée d’environ 28 ans, décharnée et vêtue de haillons, mais ses manières et sa conversation indiquent qu’elle est issue d’une bonne société. Aux questions qui lui sont posées, à plusieurs reprises, par différentes personnes, en groupe ou séparément, elle répond invariablement que son nom est Caroline Elizabeth Livingston, épouse du Dr. Livingston, de Charleston, dans le Massachusetts, sur la rivière Connecticut. Lorsqu’on lui demande si elle est parente avec Edward Livingston, secrétaire d’État dans le gouvernement du président Jackson (de mai 1831 à mai 1833), elle répond que c’est bien son père et que Charles Loving Livingston est son frère ; quand on lui demande si elle a des Smith parmi ses parents, elle dit qu’elle avait un oncle de ce nom qui était président du New Hampshire College.
On comprend rapidement que cette femme est dérangée mentalement. Elle aurait vécu au Bas-Canada depuis l’hiver précédent, errant de paroisse en paroisse et s’échappant des maisons où on tentait de la garder. Son existence est vite connue dans la capitale où Charles Harrower a des contacts dans le milieu des affaires.
Quelqu’un propose d’utiliser les journaux américains pour essayer de connaître l’origine de cette malheureuse. Un avis est reproduit dans la Quebec Gazette du 6 septembre 1833. Le texte donne quelques informations sur l’itinérante et souligne qu’une respectable famille – celle de Charles Harrower, avec la collaboration de son beau-père, James Ballantyne, de L’Islet − lui prodigue tous les soins possibles, mais qu’il faudra éventuellement la mettre sous la responsabilité d’une institution publique, si sa famille ne se manifeste pas auprès du bureau de la Gazette, à Québec.
Au moins un journal américain, le Burlington Weekly Free Press, diffuse l’avis le 20 septembre suivant, mais il faut près de trois ans avant que cette fugue prenne fin. Entretemps, la jeune femme poursuit son errance jusqu’en février 1836. Elle séjourne à différents endroits dans le bas Saint-Laurent et trouve refuge chez plusieurs personnes, dont le colonel Alexander Fraser (1763-1837), seigneur de Rivière-du-Loup, et Pierre Gauvreau (1790-1861), notaire de Rimouski, On la dissuade de s’aventurer plus loin à l’est, dans des régions inhabitées où elle aurait pu mettre sa vie en danger.
Grâce aux avis adressés aux journaux américains, on finit par découvrir, au début de 1836, qu’il s’agit d’une madame Snow, « une femme très respectable et bien éduquée » originaire de Bernardston, au Massachusetts, qui souffre d’aliénation mentale depuis quelques années. Avec cette propension à l’errance, si commune à ceux qui sont dans cet état, elle a faussé compagnie à ses amis et s’est enfuie au Bas-Canada. Le Rutland Herald du 20 septembre 1831 rapporte que Prince Snow se demande où est « Aceneth » Snow, 33 ans, « deranged » et en fuite de Bernardston[1].
Une souscription lancée par la Bourse de Québec recueille 30 dollars pour payer son transport. Dans une lettre du 21 mars 1836, reçue à Québec le 28, un instituteur de Bernardston, Henry W. Cushman (1805-1863, plus tard lieutenant-gouverneur de l’État), confirme que madame Snow, alias Mme Livingston, est retournée chez ses amis, dans sa ville natale, et qu’un compte exact de ses dépenses de transport a été dressé.
Au nom des amis de Mme Snow, Cushman exprime « aux messieurs de la Bourse de Québec, et à tous les autres qui ont pourvu aux nécessités d’une pauvre insensée errante, des remerciements reconnaissants pour leur gentillesse et leur humanité ». Des remerciements particuliers s’adressent à M. A. Wells (probablement l’arpenteur Alphonso Wells, de Farnham, dont les parents sont originaires du Vermont), « pour toute sa gentillesse et ses efforts en faveur de Mme Snow ».
Cushman ne donne pas plus de précisions sur cette femme qui se nomme en fait Asenath Scott, fille d’un médecin, née à Palmer, Mass., le 7 janvier 1798. Le 1er octobre 1818, à Bernardston, elle épouse Prince Snow. Le couple a quatre filles de 1819 à 1827 : Jane, 1819, Eliza, 1821, Zelnora, 1824, Minerva, 1827[2] ; il aurait aussi eu un garçon, si on se fie au recensement de 1830.
Lucy Jane Kellogg, l’auteure de l’histoire de Bernardston, écrit qu’Asenath « was for many years insane » (a été folle pendant de nombreuses années) et que Prince s’est remarié en 1830 avec Sally Maria Ryther (1805-1892), veuve de Elisha Starkweather, qui lui donne sept autres enfants, le premier en 1831. Leur acte de mariage est pour le moment introuvable. Comment s’est faite la séparation ? Asenath était-elle partie avant 1830 ?
Ni Prince ni Asenath n’ont pu être trouvés au recensement de 1840. Dans celui de 1850, Asenath est recensée chez Cyrus et Esther Hale, un couple de trentenaires qui exploite une ferme à Bernardston ; elle est dite « insane ». De son côté, Prince, 58 ans, est recensé à Minehead, au Vermont, aussi fermier, avec Maria, 44 ans. On le retrouve ensuite, en 1860 et 1870, à Bloomfield (nouveau nom de Minehead) où il meurt en 1878.
Introuvable dans les recensements après 1850, Asenath est décédée le 23 septembre 1876, à Bloomfield elle aussi[3].


[1] Extracts From the Rutland Herald And Its Predecessors, 1831-1835, by Rutland Historical Society (https://ia801300.us.archive.org/22/items/18311835r/1831-1835r.pdf). On n’a que le résumé de l’article.

[2] Lucy Jane (Cutler) Kellogg, 1866-, History of the Town of Bernardston, Franklin County, Massachusetts. 1736-1900: With Genealogies, Greenfield, Mass., Press of E.A. Hall & co., 1902, p. 506. Merci à la Bernardston Historical Society qui m’a fourni cette référence.

[3] Deux articles de journaux ont fourni l’essentiel de cette histoire : « To the United States Papers », Québec Gazette, 6 septembre 1833, et « The Insane Wanderer », Québec Mercury, 7 avril 1836.

Le député (toujours) errant

À moins que de nouveaux promoteurs ne se manifestent, le bronze représentant Le député arrivant à Québec restera où il se trouve depuis le 6 juillet 2018, dans l’entrée des jardins de l’Hôtel du Parlement, comme s’il hésitait à y pénétrer, incertain.
Et il a bien raison d’hésiter. C’est au parc Montmorency, où les parlementaires bas-canadiens ont siégé pendant de nombreuses années, que ce député devait débarquer, mais le maître des lieux, Parcs Canada, lui ayant refusé l’accès, il a été hébergé par l’Assemblée nationale avec un coup de pouce intéressé du programme Commémoration Canada de Patrimoine canadien, un précédent dans l’histoire de la commémoration à cet endroit.

Député arrivant 2024

Le projet
Deux membres de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec sont à l’origine de ce projet de commémoration. À l’assemblée générale tenue le 13 mai 2015, André Gaulin et Matthias Rioux proposent et font adopter, à l’unanimité, la résolution suivante :

Attendu qu’aucune mémoire publique n’est faite dans notre Capitale du premier Parlement du Québec qui fut le nôtre de 1792 à 1838, soit pendant près de cinquante ans[1]; […]
QUE l’Amicale des anciens parlementaires du Québec assure le suivi à donner pour que mémoire soit faite du premier Parlement du Québec (1792-1838) dans le parc Montmorency de la capitale, Parlement dont on soulignera le 225e anniversaire en décembre 2017.

La résolution est transmise au président de l’Assemblée nationale le 29 juillet[2]. Dans un courriel adressé à François Gendron, troisième vice-président de l’Assemblée nationale et président du Comité des fêtes soulignant le 225e anniversaire des institutions parlementaires, André Gaulin précise comment il voit les suites de cette proposition :

Nous pensons qu’une simple plaque commémorative serait un minimum tout en étant sensibles au fait d’éviter des frais excessifs. Nous pensons, par exemple, qu’un rappel de ce fait historique important (non signalé jusqu’à aujourd’hui) pourrait s’accompagner d’une œuvre d’art (voir celle qui a été faite dans le cimetière de la guerre de Sept Ans, par exemple). Nous pensons, en l’occurrence, à une réplique de la statue d’Alfred Laliberté intitulée Le député arrivant à Québec, qui fait partie de la série des personnages intitulée Métiers, coutumes et légendes d’autrefois, réalisés entre 1927 et 1931 par l’artiste[3].

Le projet avance ensuite lentement, bizarrement et en toute discrétion. En octobre 2016, au lieu de s’adresser au gouvernement du Québec ou à la Commission de la capitale nationale — probablement en signe d’autonomie de l’institution parlementaire… —, le président de l’Assemblée nationale, au nom de l’Assemblée et de l’Amicale, sollicite l’appui de la ministre du Patrimoine canadien pour ériger le monument suggéré par l’Amicale au parc Montmorency. Il est référé au programme Commémoration Canada.

Le refus de Parcs Canada
Mais, surprise : en août 2017, quand l’Assemblée nationale demande à Parcs Canada la permission d’installer le bronze dans le parc (peut-être aurait-il fallu commencer par là ?), elle essuie un refus catégorique exprimé dans ce courriel du 7 septembre 2017 :

  • L’élection de la première législature du Bas-Canada en juin 1792 et la première assemblée des députés élus à la législature du Bas-Canada en décembre 1792 ne sont pas des motifs de désignation du lieu historique national du parc Montmorency. Bien qu’importants dans la trame historique du pays, ces thèmes sont liés à d’autres valeurs patrimoniales que celles qui justifient la désignation du parc comme lieu historique national. La commémoration en ce lieu vise plutôt l’endroit où s’est réuni le parlement de la province du Canada entre 1841 et 1866. À ce titre, les œuvres ayant un lien direct avec la commémoration sont privilégiées.
  • De plus, des travaux de restauration importants du mur de fortifications sont prévus dans ce lieu au printemps prochain (et pour une durée variant entre 12 et 18 mois) ce qui empêcherait un dévoilement en avril 2018 ainsi qu’une accessibilité au cours de cette période.

Un « détail » avait donc échappé à tout le monde, y compris, manifestement, aux correspondants fédéraux du président de l’Assemblée nationale : 68 ans plus tôt, en mai 1949, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada avait désigné le parc Montmorency comme lieu historique national parce qu’il est « l’un des lieux où le Parlement de la Province du Canada s’est réuni entre 1841 et 1866 ». En conséquence, les membres de ce Parlement bénéficient d’une commémoration, même s’ils n’y ont siégé que 7 ans au total (précisément d’août 1852 à février 1854 et de février 1860 à septembre 1865), mais pas les députés du Bas-Canada, qui ont siégé là pendant 45 ans (1792 à 1837), ni ceux de la province de Québec qui y ont ajouté 15 ans (de décembre 1867 à mars 1883).
L’Assemblée nationale conteste la décision de Parcs Canada, mais n’obtient pas gain de cause et, le 8 janvier, la ministre Catherine McKenna confirme le refus définitif. Entretemps, la demande de subvention est acheminée à Patrimoine canadien (15 novembre) et rapidement acceptée (22 décembre 2017) par la ministre Mélanie Joly. L’Assemblée nationale demande à Patrimoine canadien d’assumer la conception et l’installation du monument (soit environ 215 000$) tandis qu’elle s’occupera de la cérémonie de commémoration et de l’entretien futur du monument…
Devant l’obstination de Parcs Canada, l’Assemblée nationale décide d’installer le monument sur son terrain, avec la subvention fédérale, et confie à l’Atelier du bronze d’Inverness la fabrication de la réplique de l’œuvre de Laliberté.

Le dévoilement
Le dévoilement est fixé au 6 juillet, un beau vendredi midi, pour coïncider avec la 44e session de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Les jardins du Parlement s’enrichissent d’un nouveau monument : c’est tout ce que la quasi-totalité de la population comprend, rien n’ayant transpiré de tout ce qui précède, sauf au sein de l’Amicale, et même l’information diffusée par son bulletin (Le temps de parole, juin 2018) élude le fond de la question : on rappelle que la motion de 2015 visait à souligner « le 225e anniversaire des institutions parlementaires et du premier Parlement du Québec », sans mentionner le projet du parc Montmorency. La suite des événements, telle que rapportée par le président de l’Amicale à l’assemblée générale de mai 2018, passe directement à la mise en place prochaine d’un monument sur les terrains de l’Assemblée nationale, sans mentionner le refus de Parcs Canada.

Député arrivant 2024 plaque
Les communiqués et les discours de circonstance n’y font évidemment aucune allusion. Interrogé par Le Devoir, le président Chagnon a d’abord dit croire « que les travaux en cours au parc Montmorency avaient pu motiver le refus de Parcs Canada. […] Quand Le Devoir l’a informé des véritables raisons du refus de Parcs Canada, M. Chagnon n’a pas souhaité commenter davantage ». De son côté, le ministre fédéral de la Famille, Jean-Yves Duclos, « ne pouvait pas non plus expliquer pourquoi le monument devant commémorer les députés du premier Parlement du Bas-Canada s’est retrouvé à un kilomètre au sud-ouest du parc Montmorency[4] ».
Le maigre dossier de correspondance obtenu par les initiateurs du projet en octobre 2018, lors d’une rencontre avec le troisième vice-président de l’Assemblée, confirme pourtant qu’il y a eu des échanges entre le cabinet du président de l’Assemblée nationale et celui du ministre Duclos, qui ne pouvait ignorer le refus de Parcs Canada et son motif principal, mais préférait probablement faire semblant pour ne pas mettre en évidence l’entêtement de la ministre McKenna qui avait plusieurs mois devant elle pour essayer de changer le motif de désignation du parc et dénouer l’affaire.
Certains membres de l’Amicale ont boycotté l’événement, dont les initiateurs du projet, André Gaulin et Matthias Rioux ; pour ce dernier, « subordonner l’Assemblée nationale à l’autorité fédérale en la circonstance est quelque chose d’assez gênant[5]. » À Radio-Canada, la présidente de l’Amicale a qualifié la situation de « ridicule ».

Une deuxième tentative
À quelques reprises dans les échanges, et encore en entrevue avec Le Devoir, le président de l’Assemblée nationale a évoqué la possibilité que le monument soit déménagé au parc Montmorency une fois les travaux terminés, « et s’il y a quelque chose qui bouge là-bas et qui fait notre affaire ».
Le 8 mai 2019, à l’assemblée générale de l’Amicale, André Gaulin et Jacques Brassard proposent et font adopter une résolution demandant « QUE l’Amicale assure le suivi complet de [la] proposition de 2015 auprès des instances concernées pour que le bronze commémoratif soit érigé à l’endroit qui correspond à l’histoire ».
Le 26 juillet 2019, la présidente de l’Amicale fait appel au président de l’Assemblée nationale pour reprendre les discussions avec le gouvernement du Canada : « En tout respect pour la vérité historique, ce monument se doit d’être placé sur le site d’origine du premier Parlement du Québec. Nous comprenons que ce site est la propriété du gouvernement fédéral, mais l’histoire du Québec ne change pas avec les déplacements des lieux où se manifeste notre démocratie. »
La réponse de François Paradis ne viendra que le 9 mars 2020. Il lui a fallu plusieurs semaines pour obtenir la certitude que le fédéral ne s’opposerait pas au déménagement du bronze, mais il faudrait d’abord « une lettre signée de la part de Parcs Canada » autorisant une installation au parc Montmorency, et ensuite l’accord du Bureau de l’Assemblée pour une nouvelle dépense.
Pour faire bouger Parcs Canada, l’Amicale (devenue entretemps le Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec) a d’abord privilégié les contacts politiques et les échanges en coulisses pour ensuite, à l’automne 2020, se résoudre à demander à la Commission des lieux et monuments historiques de modifier la désignation du parc.

Un gain modeste passé inaperçu
Dès novembre 2020, la Commission autorisait le changement, mais c’est seulement à l’automne 2022, après consultation, qu’elle a dévoilé discrètement une nouvelle plaque commémorative dont le texte débute en mentionnant la présence des parlementaires bas-canadiens et québécois au parc Montmorency : « Durant près d’un siècle, les conseillers législatifs et les députés du Parlement du Bas-Canada (1792-1838), de la province du Canada (1852-1854 ; 1860-1865), puis ceux de la province de Québec (1867-1883) siègent ici ». C’était moins que le minimum souhaité par André Gaulin en 2015. Le reste du texte met toujours l’insistance sur la Confédération : il n’est évidemment pas question, parmi les « faits marquants qui jalonnent l’histoire politique et constitutionnelle du pays », de la création du premier parlement québécois ou des débats pour un véritable parlementarisme, des 92 Résolutions, etc. Encore moins des Patriotes.
Lors de leur assemblée générale de juin 2022, les membres du Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale ont adopté une dernière résolution sur le parc Montmorency :

Que, saluant tous les efforts qui ont été mis dans ce projet, soit complétée, dans le parc Montmorency, la reconnaissance du premier parlement du Bas-Canada.
Que, cependant, le bronze du Premier député arrivant à Québec et rappelant le premier parlement du Bas-Canada demeure dans le parc des Jardins de l’Assemblée nationale du Québec.

Dans un texte-bilan[6], Normand Jutras écrit que le Cercle des ex-parlementaires se réjouit d’avoir obtenu la correction d’un oubli « ainsi que la reconnaissance de la vérité historique, à savoir que le parc Montmorency a accueilli non seulement le Parlement du Canada, mais aussi le Parlement du Québec, et il a été ainsi le lieu du début du parlementarisme québécois ». Les membres du Cercle renoncent toutefois à déménager le monument au parc Montmorency en prenant acte d’un état de fait et des coûts éventuels, mais en considérant aussi que Le député arrivant à Québec commémore autant ceux de 1792 que tous les autres qui lui ont succédé et qu’il sera là pour souhaiter la bienvenue aux parlementaires qui suivront.
C’est un point de vue.
Quant à la première partie de la résolution, elle ouvre la porte à une autre démarche, mais le Cercle se retire du jeu et passe la main. Il serait peut-être temps que d’autres intervenants se mobilisent, comme le Mouvement national des Québécois, la Fédération des sociétés d’histoire, la Fondation Lionel-Groulx, la Société du patrimoine politique, le Parti québécois, étrangement silencieux depuis le début.

***

Peu d’observateurs ont commenté cette saga. Dans Le Devoir du 21 juillet 2018, Robert Dutrisac y a consacré un éditorial intitulé « Premier Parlement : gommer l’histoire ».

La raison invoquée par Parcs Canada pour justifier son refus d’accéder à la requête de l’Assemblée nationale ne manque pas d’ironie. Le parc Montmorency est réservé à la commémoration du Canada-Uni : son Assemblée législative a siégé sporadiquement à cet endroit moins de dix ans au total, entre 1852 et 1865.
Il est bon de rappeler que l’Union du Bas-Canada et du Haut-Canada a été imposée à la suite du rapport Durham dans le but d’assimiler les Canadiens français en bannissant la langue française de la législature et de réduire leur poids politique en les privant de leur Parlement et de leur majorité. Même Louis-Hippolyte La Fontaine, bien qu’il jugeât que les Canadiens français pouvaient tirer profit de l’Union, reconnaissait que le régime avait été conçu pour les écraser.
Ce que les autorités fédérales ne veulent pas commémorer au parc Montmorency, c’est tout le contraire : un Parlement contrôlé par les Canadiens français, lieu des combats des Pierre-Stanislas Bédard et Louis-Joseph Papineau du Parti canadien, rebaptisé Parti patriote. Qu’elles donnent toute la place à l’éphémère et bancal Canada-Uni est un choix politique qui n’est pas anodin. C’est la mémoire des patriotes qu’Ottawa refuse ainsi de rappeler au sein du Vieux-Québec, lui qui a la haute main sur la plupart des sites historiques d’importance de la capitale nationale.

On comprend la décision du Cercle des ex-parlementaires de fermer le dossier, tout en souhaitant une reconnaissance plus explicite de la présence de notre premier parlement au parc Montmorency. L’expérience a démontré que la partie canadienne est puissante et profite de l’inertie du gouvernement québécois ; elle a une conception plus efficace de la commémoration, qu’elle met en application à son avantage avec d’autant plus d’aisance qu’elle possède les lieux et obtient la collaboration des politiciens fédéralistes locaux.


[1] Voir à ce sujet Gaston Deschênes, « Les patriotes aux oubliettes », Le Devoir, 17 mai 2014, p. 7, ou https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2014/05/11/les-patriotes-aux-oubliettes-comment-le-gouvernement-federal-occulte-une-page-fondamentale-de-notre-histoire/; aussi (entrevue avec André Gaulin) « Une immense lacune dans la commémoration à Québec : le premier Parlement », Bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec, automne 2015 : 29-35.

[2] Un bref « Historique » dressé par l’Assemblée nationale couvre les années 2015-2020.

[3] « Rapport du président [Létourneau] », Le temps de parole, juin 2016 : 5-6.

[4] Dave Noël, « Un Canadien errant », Le Devoir, le 10 juillet 2018 : 1-2.

[5] Matthias Rioux et André Gaulin exprimeront ensuite leur point de vue dans, « Un député errant », Le Soleil, 14 juillet 2018, puis en version augmentée dans L’Action nationale, 108, 6-7 (juin-sept. 2018) : 39-44.

[6] Le temps de parole, automne-hiver 2022-2023 : 37-39.

L’écriture: « une espièglerie » ?

Dans un article intitulé « L’histoire est une plaie créée par l’écriture de l’homme » (Le Devoir,17 mai 2024), l’ancien chef de la communauté innue de Pessamit a émis une opinion singulière sur les sources écrites utilisées par les historiens (https://www.ledevoir.com/opinion/idees/813094/histoire-est-plaie-creee-ecriture-homme).

« Les sociétés sans écriture, écrivait-il, sont aussi riches et nanties dans leur cheminement avec leur passé, et cela grâce à leur oralité et à leur tradition orale. À ce niveau, il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille : les faits restent, comme lors de leur transmission, authentiques malgré les divers locuteurs et le passage du temps. L’écriture est une espièglerie manipulée aux fins des intérêts individuels et collectifs. L’écriture a fait un carnage de l’identité des existences des Premiers Peuples par le sabotage de leurs identités, de leurs terres, de leurs spiritualités et par la transgression de leur mode de vie ».

Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais l’auteur laisserait entendre que la tradition orale transmet les faits dans toute leur authenticité, sans aucune falsification, tandis que les sources écrites sont essentiellement douteuses, pour ne pas dire plus.
C’est peut-être à cause de mes biais plus ou moins conscients d’homme blanc âgé (voire cisgenre…), mais j’aurais plutôt cru le contraire, sans être aussi catégorique dans mon évaluation des mérites respectifs des textes et de la tradition orale.
Les écrits sont parfois bien fâcheux  : ils restent, « scripta manent », comme le veut la devise des notaires, tandis que les paroles ont tendance à s’envoler. Quand les faits ne nous conviennent pas, on ne peut pas tous, sérieusement, prétendre qu’ils ont été massivement falsifiés, comme l’écrit l’auteur de L’histoire inédite de la première colonie de Québec (Éditions de l’Ours gardien, 2022) au sujet des œuvres de Cartier, de Champlain et de Lescarbot, et même des relations des jésuites et des registres d’état civil. Par contre, avec la tradition orale, on peut plus facilement « oublier » les épisodes « déplaisants »…
Mon ex-beau-père avait convaincu ses enfants que leur premier ancêtre en Amérique était un « comte » venu ici « après la Révolution », alors que, dans ma famille, on disait avoir « de l’Indien ». Les recherches ont démontré que nous avions effectivement une souche amérindienne incarnée par le chef pentagouet Madokawando, mais que le présumé « comte » de la belle-famille était un bien modeste pêcheur normand.
De telles histoires de tradition orale sont sûrement innombrables, et distrayantes, mais on en voit d’autres plus délicates.
Dans La Presse, du 19 mai 2024, Isabelle Hachey a consacré trois textes aux présumées « sépultures » anonymes découvertes à Kamloops en mai 2021. D’innombrables médias et des journalistes réputés avaient alors annoncé faussement qu’on avait découvert les restes de 215 enfants enterrés dans des fosses communes, certains ajoutant que ces enfants exhumés avaient subi « des sévices physiques et sexuels » aux mains de « bourreaux en soutane ».
À la suite d’Hélène Buzetti en mai 2022 (https://www.lesoleil.com/2022/05/27/la-douleur-et-les-faits-2820f37617252186dbd78dcc90fa186f), Isabelle Hachey a rappelé qu’on n’avait encore exhumé aucun corps à Kamloops : « Soyons clairs : non, on n’a pas découvert de charniers, ni à Kamloops ni ailleurs. Non, les religieux ne se sont pas livrés à des massacres d’enfants ». Reste qu’on a tant de fois laissé entendre le contraire et que les rétractations ont été bien timides. Et ceux qui ont remis en question ces « découvertes », dont Jacques Rouillard (qui a été le premier à le faire au Québec en janvier 2022), ont vite été accusés de révisionnisme, de négationnisme ou de voyeurisme macabre : « Des articles comme celui de M. Rouillard, a déclaré le ministre des Affaires autochtones (cité par Hachey), s’inscrivent dans une tendance de déni et de déformation de la réalité qui a marqué le discours sur les pensionnats au Canada. Ils sont nuisibles parce qu’ils tentent de priver les survivants et leurs familles de la vérité, et ils déforment la pleine compréhension que les Canadiens ont de notre histoire ». Rouillard avait seulement démontré qu’on n’avait rien exhumé, ce qui est (encore) l’incontestable vérité.
La journaliste s’est justement intéressée aux travaux de cet historien qui essaie de documenter l’histoire des enfants qui seraient morts à Kamloops en examinant notamment les archives de la communauté religieuse qui y assurait l’enseignement. Rouillard ne nie pas le drame des pensionnats et connaît parfaitement les témoignages rendus devant la Commission vérité et réconciliation, mais il refuse d’admettre, sans preuve, « que les frères et les sœurs québécois responsables du pensionnat de Kamloops ont froidement, délibérément tué des enfants, puis tenté de camoufler leurs crimes en les enfouissant dans le verger ». Dans les témoignages, il faut évaluer différemment ce que les pensionnaires ont vécu et ce qu’on leur a raconté.
Pour la journaliste, le questionnement d’un chercheur comme Rouillard constitue un réflexe « très blanc : pour établir que des crimes ont bel et bien été perpétrés, il faut des preuves solides, des enquêtes criminelles, des fouilles, des examens médicolégaux », tandis que les communautés autochtones ne veulent que « faire le deuil de leurs enfants morts ».
C’est là qu’on rejoint les propos de l’ancien chef de Pessamit pour qui «il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille […] », tandis que l’écriture « est une espièglerie ».

« L’Année des Anglais » sur la Côte-de-Beaupré

La « découverte » du rapport du major George Scott a permis de préciser comment les troupes de Wolfe ont ravagé la Côte-du-Sud au début de septembre 1759. Ce n’était pas leur seul coup de l’année. Deux semaines plus tôt, d’autres incendiaires avaient sévi sur la Côte-de-Beaupré. Le journal de Malcom Fraser, publié en 1868 par la Société historique et littéraire de Québec*, permet de voir à l’œuvre  les hommes du 78e Régiment (Fraser’s Highlanders) dirigés par le capitaine John McDonnell.

***

Québec était bombardée depuis un mois. La ville résistait et, derrière les lignes des assiégeants, des Canadiens, jeunes et vieux, ne cessaient de harceler les troupes campées à Pointe-Lévy et à la rivière Montmorency. Excédé, malade et un peu désespéré, Wolfe décide d’attaquer à la fois les biens et le moral des miliciens rassemblés à Québec pour protéger la capitale.

C’est dans ce contexte que, le 15 août 1759, le capitaine John McDonnell, sept sous-officiers (dont le lieutenant Malcom Fraser), huit sergents, huit caporaux et cent quarante-quatre hommes traversent de Pointe-Lévy à l’île d’Orléans et vont loger à l’église de Saint-Pierre. Le lendemain, le détachement se rend à l’extrémité est de l’île, en face de l’église de Saint-Joachim. Le 17, il traverse à Saint-Joachim et, en route vers l’église, il subit le tir des habitants caché derrière les maisons et les clôtures, puis à l’orée du bois. Les hommes de McDonnell prennent possession du presbytère, qu’ils essaient de fortifier.

Du 17 au 23, McDonnel et ses hommes demeurent à Saint-Joachim. Le 23, le capitaine Montgomery (que l’éditeur du journal confond avec le Montgomery mort devant Québec en 1775…) arrive en renfort avec environ cent quarante fantassins légers du 43e Régiment (Kennedy’s) et une compagnie de Rangers.

Montgomery prend le commandement de la troupe qui se heurte à un groupe d’environ deux cents Canadiens embusqués dans des maisons à l’ouest de Saint-Joachim. Devant l’attaque, les Canadiens retraitent dans les bois, poursuivis par les Britanniques.

« Il y eut, écrit Fraser, plusieurs ennemis tués et blessés, et quelques prisonniers, que le barbare capitaine Montgomery, qui nous commandait, ordonna de massacrer de la manière la plus inhumaine et la plus cruelle, dont deux, en particulier, que j’avais confiés à un sergent — après les avoir épargnés et m’être engagé à ne pas les tuer — qui furent l’un fusillé, l’autre abattu avec un tomahawk (une petite hache), et tous deux scalpés en mon absence, le coquin de sergent ayant négligé d’informer Montgomery que je voulais qu’ils soient sauvés, comme ce dernier l’a prétendu lorsque je l’ai interrogé à ce sujet ; mais ça ne pouvait pas excuser une barbarie sans précédent. Cependant, comme il n’y avait plus rien à faire, je fus obligé de laisser tomber ».

Côte-de-Beaupré par Montresor dans Knox

Extrait d’un fac-similé de la carte de Montresor publiée dans John Knox, An Historical Journal […], t. 1.

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Fraser n’en fait pas mention, mais on sait que le curé de Saint-Joachim, Philippe-René Robinau de Portneuf, est mort dans un affrontement avec les troupes britanniques.
Le gouverneur lui avait répondu, le 20 août, de faire en sorte que les habitants soient « en état d’opposer la plus vive résistance aux anglais », ce qu’il fit, comme en témoigne son acte de sépulture, le 26 août 1759 : il a été « massacré par les Anglois le 23 etant à la tete de sa paroisse pour la déffendre des incursions et hostilités qu’y faisoit lennemis ».

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Le biographe du curé de Saint-Joachim dans le Dictionnaire biographique du Canada** ne semble pas très sympathique avec son sujet. Le curé, conclut-il, a donc « bel et bien participé à la résistance avec un groupe de paroissiens, justifiant [sic] ainsi l’action des Anglais », mais il conclut que cette affaire « se réduit en somme à un incident mineur comme il en arrive dans toutes les guerres » et que le geste du curé Portneuf, « bien que voué d’avance à l’échec, peut à la rigueur être envisagé comme une courageuse tentative d’opposer à l’envahisseur une digne résistance avant la défaite finale »…

Un curé mort les armes à la main, ce n’est quand même pas banal! Que faut-il pour devenir un héros?

***
Après cette escarmouche, la troupe de McDonnell met tout en feu jusqu’à ce qu’elle arrive à l’église de Sainte-Anne, où elle passe la nuit et obtient en renfort une compagnie d’environ cent vingt hommes dirigés par le capitaine Ross.

Le 24, on ravage les fermes jusqu’à Château-Richer (que Fraser identifie comme L’Ange-Gardien) où se fait la jonction avec le colonel Murray et trois compagnies de Grenadiers (22e, 40e et 45e régiments). La fin de semaine (25 et 26 août) est occupée à couper les arbres fruitiers et le blé pour dégager les alentours.

Il ne se passe rien de particulier le 27 août, mais l’ordre est donné de marcher le lendemain vers L’Ange-Gardien où le détachement prend position le 28. Le 29, le capitaine Ross et une centaine d’hommes partent en reconnaissance et reviennent avec un prisonnier canadien dont on ne peut tirer d’informations. Le 30 est consacré à fortifier une maison et l’église de L’Ange-Gardien.

Le 31, le détachement reçoit l’ordre de brûler les maisons de L’Ange-Gardien, mais pas l’église, et de se rendre à Montmorency le lendemain matin, ce qu’il fait en brûlant toutes les maisons jusqu’au camp.

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* Malcolm Fraser, « Extrait d’un journal manuscrit, relatif au siège de Québec en 1759, tenu par le colonel Malcolm Fraser, alors lieutenant du 78th (Fraser’s Highlanders) et servant dans cette campagne », Québec, Middletown et Dawson, 1868, 37 p. (« Manuscrits relatifs aux débuts de l’histoire du Canada », 2e série).

** Jean-Pierre Asselin, « Robinau de Portneuf, Philippe-René », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 12 févr. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/robinau_de_portneuf_philippe_rene_3F.html.