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La fugue de madame Snow

Au début de septembre 1833, une jeune femme est accueillie à Saint-Jean-Port-Joli chez Charles Harrower, troisième et dernier survivant des Écossais qui, dans le premier tiers du XIXe siècle ont exploité les moulins de la famille Aubert de Gaspé et une distillerie construite par leurs soins, sur les bords de la rivière Trois-Saumons, vers 1804.

Trois-Saumons par Bouchette 1832-Toronto public library
Trois-Saumons vers 1830. À gauche, la distillerie, à l’arrière, la maison des Harrower, à droite, le moulin banal. Gravure de Joseph Bouchette, Toronto Public Library.

C’est une grande femme, qu’on croit âgée d’environ 28 ans, décharnée et vêtue de haillons, mais ses manières et sa conversation indiquent qu’elle est issue d’une bonne société. Aux questions qui lui sont posées, à plusieurs reprises, par différentes personnes, en groupe ou séparément, elle répond invariablement que son nom est Caroline Elizabeth Livingston, épouse du Dr. Livingston, de Charleston, dans le Massachusetts, sur la rivière Connecticut. Lorsqu’on lui demande si elle est parente avec Edward Livingston, secrétaire d’État dans le gouvernement du président Jackson (de mai 1831 à mai 1833), elle répond que c’est bien son père et que Charles Loving Livingston est son frère ; quand on lui demande si elle a des Smith parmi ses parents, elle dit qu’elle avait un oncle de ce nom qui était président du New Hampshire College.
On comprend rapidement que cette femme est dérangée mentalement. Elle aurait vécu au Bas-Canada depuis l’hiver précédent, errant de paroisse en paroisse et s’échappant des maisons où on tentait de la garder. Son existence est vite connue dans la capitale où Charles Harrower a des contacts dans le milieu des affaires.
Quelqu’un propose d’utiliser les journaux américains pour essayer de connaître l’origine de cette malheureuse. Un avis est reproduit dans la Quebec Gazette du 6 septembre 1833. Le texte donne quelques informations sur l’itinérante et souligne qu’une respectable famille – celle de Charles Harrower, avec la collaboration de son beau-père, James Ballantyne, de L’Islet − lui prodigue tous les soins possibles, mais qu’il faudra éventuellement la mettre sous la responsabilité d’une institution publique, si sa famille ne se manifeste pas auprès du bureau de la Gazette, à Québec.
Au moins un journal américain, le Burlington Weekly Free Press, diffuse l’avis le 20 septembre suivant, mais il faut près de trois ans avant que cette fugue prenne fin. Entretemps, la jeune femme poursuit son errance jusqu’en février 1836. Elle séjourne à différents endroits dans le bas Saint-Laurent et trouve refuge chez plusieurs personnes, dont le colonel Alexander Fraser (1763-1837), seigneur de Rivière-du-Loup, et Pierre Gauvreau (1790-1861), notaire de Rimouski, On la dissuade de s’aventurer plus loin à l’est, dans des régions inhabitées où elle aurait pu mettre sa vie en danger.
Grâce aux avis adressés aux journaux américains, on finit par découvrir, au début de 1836, qu’il s’agit d’une madame Snow, « une femme très respectable et bien éduquée » originaire de Bernardston, au Massachusetts, qui souffre d’aliénation mentale depuis quelques années. Avec cette propension à l’errance, si commune à ceux qui sont dans cet état, elle a faussé compagnie à ses amis et s’est enfuie au Bas-Canada. Le Rutland Herald du 20 septembre 1831 rapporte que Prince Snow se demande où est « Aceneth » Snow, 33 ans, « deranged » et en fuite de Bernardston[1].
Une souscription lancée par la Bourse de Québec recueille 30 dollars pour payer son transport. Dans une lettre du 21 mars 1836, reçue à Québec le 28, un instituteur de Bernardston, Henry W. Cushman (1805-1863, plus tard lieutenant-gouverneur de l’État), confirme que madame Snow, alias Mme Livingston, est retournée chez ses amis, dans sa ville natale, et qu’un compte exact de ses dépenses de transport a été dressé.
Au nom des amis de Mme Snow, Cushman exprime « aux messieurs de la Bourse de Québec, et à tous les autres qui ont pourvu aux nécessités d’une pauvre insensée errante, des remerciements reconnaissants pour leur gentillesse et leur humanité ». Des remerciements particuliers s’adressent à M. A. Wells (probablement l’arpenteur Alphonso Wells, de Farnham, dont les parents sont originaires du Vermont), « pour toute sa gentillesse et ses efforts en faveur de Mme Snow ».
Cushman ne donne pas plus de précisions sur cette femme qui se nomme en fait Asenath Scott, fille d’un médecin, née à Palmer, Mass., le 7 janvier 1798. Le 1er octobre 1818, à Bernardston, elle épouse Prince Snow. Le couple a quatre filles de 1819 à 1827 : Jane, 1819, Eliza, 1821, Zelnora, 1824, Minerva, 1827[2] ; il aurait aussi eu un garçon, si on se fie au recensement de 1830.
Lucy Jane Kellogg, l’auteure de l’histoire de Bernardston, écrit qu’Asenath « was for many years insane » (a été folle pendant de nombreuses années) et que Prince s’est remarié en 1830 avec Sally Maria Ryther (1805-1892), veuve de Elisha Starkweather, qui lui donne sept autres enfants, le premier en 1831. Leur acte de mariage est pour le moment introuvable. Comment s’est faite la séparation ? Asenath était-elle partie avant 1830 ?
Ni Prince ni Asenath n’ont pu être trouvés au recensement de 1840. Dans celui de 1850, Asenath est recensée chez Cyrus et Esther Hale, un couple de trentenaires qui exploite une ferme à Bernardston ; elle est dite « insane ». De son côté, Prince, 58 ans, est recensé à Minehead, au Vermont, aussi fermier, avec Maria, 44 ans. On le retrouve ensuite, en 1860 et 1870, à Bloomfield (nouveau nom de Minehead) où il meurt en 1878.
Introuvable dans les recensements après 1850, Asenath est décédée le 23 septembre 1876, à Bloomfield elle aussi[3].


[1] Extracts From the Rutland Herald And Its Predecessors, 1831-1835, by Rutland Historical Society (https://ia801300.us.archive.org/22/items/18311835r/1831-1835r.pdf). On n’a que le résumé de l’article.

[2] Lucy Jane (Cutler) Kellogg, 1866-, History of the Town of Bernardston, Franklin County, Massachusetts. 1736-1900: With Genealogies, Greenfield, Mass., Press of E.A. Hall & co., 1902, p. 506. Merci à la Bernardston Historical Society qui m’a fourni cette référence.

[3] Deux articles de journaux ont fourni l’essentiel de cette histoire : « To the United States Papers », Québec Gazette, 6 septembre 1833, et « The Insane Wanderer », Québec Mercury, 7 avril 1836.

Le député (toujours) errant

À moins que de nouveaux promoteurs ne se manifestent, le bronze représentant Le député arrivant à Québec restera où il se trouve depuis le 6 juillet 2018, dans l’entrée des jardins de l’Hôtel du Parlement, comme s’il hésitait à y pénétrer, incertain.
Et il a bien raison d’hésiter. C’est au parc Montmorency, où les parlementaires bas-canadiens ont siégé pendant de nombreuses années, que ce député devait débarquer, mais le maître des lieux, Parcs Canada, lui ayant refusé l’accès, il a été hébergé par l’Assemblée nationale avec un coup de pouce intéressé du programme Commémoration Canada de Patrimoine canadien, un précédent dans l’histoire de la commémoration à cet endroit.

Député arrivant 2024

Le projet
Deux membres de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec sont à l’origine de ce projet de commémoration. À l’assemblée générale tenue le 13 mai 2015, André Gaulin et Matthias Rioux proposent et font adopter, à l’unanimité, la résolution suivante :

Attendu qu’aucune mémoire publique n’est faite dans notre Capitale du premier Parlement du Québec qui fut le nôtre de 1792 à 1838, soit pendant près de cinquante ans[1]; […]
QUE l’Amicale des anciens parlementaires du Québec assure le suivi à donner pour que mémoire soit faite du premier Parlement du Québec (1792-1838) dans le parc Montmorency de la capitale, Parlement dont on soulignera le 225e anniversaire en décembre 2017.

La résolution est transmise au président de l’Assemblée nationale le 29 juillet[2]. Dans un courriel adressé à François Gendron, troisième vice-président de l’Assemblée nationale et président du Comité des fêtes soulignant le 225e anniversaire des institutions parlementaires, André Gaulin précise comment il voit les suites de cette proposition :

Nous pensons qu’une simple plaque commémorative serait un minimum tout en étant sensibles au fait d’éviter des frais excessifs. Nous pensons, par exemple, qu’un rappel de ce fait historique important (non signalé jusqu’à aujourd’hui) pourrait s’accompagner d’une œuvre d’art (voir celle qui a été faite dans le cimetière de la guerre de Sept Ans, par exemple). Nous pensons, en l’occurrence, à une réplique de la statue d’Alfred Laliberté intitulée Le député arrivant à Québec, qui fait partie de la série des personnages intitulée Métiers, coutumes et légendes d’autrefois, réalisés entre 1927 et 1931 par l’artiste[3].

Le projet avance ensuite lentement, bizarrement et en toute discrétion. En octobre 2016, au lieu de s’adresser au gouvernement du Québec ou à la Commission de la capitale nationale — probablement en signe d’autonomie de l’institution parlementaire… —, le président de l’Assemblée nationale, au nom de l’Assemblée et de l’Amicale, sollicite l’appui de la ministre du Patrimoine canadien pour ériger le monument suggéré par l’Amicale au parc Montmorency. Il est référé au programme Commémoration Canada.

Le refus de Parcs Canada
Mais, surprise : en août 2017, quand l’Assemblée nationale demande à Parcs Canada la permission d’installer le bronze dans le parc (peut-être aurait-il fallu commencer par là ?), elle essuie un refus catégorique exprimé dans ce courriel du 7 septembre 2017 :

  • L’élection de la première législature du Bas-Canada en juin 1792 et la première assemblée des députés élus à la législature du Bas-Canada en décembre 1792 ne sont pas des motifs de désignation du lieu historique national du parc Montmorency. Bien qu’importants dans la trame historique du pays, ces thèmes sont liés à d’autres valeurs patrimoniales que celles qui justifient la désignation du parc comme lieu historique national. La commémoration en ce lieu vise plutôt l’endroit où s’est réuni le parlement de la province du Canada entre 1841 et 1866. À ce titre, les œuvres ayant un lien direct avec la commémoration sont privilégiées.
  • De plus, des travaux de restauration importants du mur de fortifications sont prévus dans ce lieu au printemps prochain (et pour une durée variant entre 12 et 18 mois) ce qui empêcherait un dévoilement en avril 2018 ainsi qu’une accessibilité au cours de cette période.

Un « détail » avait donc échappé à tout le monde, y compris, manifestement, aux correspondants fédéraux du président de l’Assemblée nationale : 68 ans plus tôt, en mai 1949, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada avait désigné le parc Montmorency comme lieu historique national parce qu’il est « l’un des lieux où le Parlement de la Province du Canada s’est réuni entre 1841 et 1866 ». En conséquence, les membres de ce Parlement bénéficient d’une commémoration, même s’ils n’y ont siégé que 7 ans au total (précisément d’août 1852 à février 1854 et de février 1860 à septembre 1865), mais pas les députés du Bas-Canada, qui ont siégé là pendant 45 ans (1792 à 1837), ni ceux de la province de Québec qui y ont ajouté 15 ans (de décembre 1867 à mars 1883).
L’Assemblée nationale conteste la décision de Parcs Canada, mais n’obtient pas gain de cause et, le 8 janvier, la ministre Catherine McKenna confirme le refus définitif. Entretemps, la demande de subvention est acheminée à Patrimoine canadien (15 novembre) et rapidement acceptée (22 décembre 2017) par la ministre Mélanie Joly. L’Assemblée nationale demande à Patrimoine canadien d’assumer la conception et l’installation du monument (soit environ 215 000$) tandis qu’elle s’occupera de la cérémonie de commémoration et de l’entretien futur du monument…
Devant l’obstination de Parcs Canada, l’Assemblée nationale décide d’installer le monument sur son terrain, avec la subvention fédérale, et confie à l’Atelier du bronze d’Inverness la fabrication de la réplique de l’œuvre de Laliberté.

Le dévoilement
Le dévoilement est fixé au 6 juillet, un beau vendredi midi, pour coïncider avec la 44e session de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Les jardins du Parlement s’enrichissent d’un nouveau monument : c’est tout ce que la quasi-totalité de la population comprend, rien n’ayant transpiré de tout ce qui précède, sauf au sein de l’Amicale, et même l’information diffusée par son bulletin (Le temps de parole, juin 2018) élude le fond de la question : on rappelle que la motion de 2015 visait à souligner « le 225e anniversaire des institutions parlementaires et du premier Parlement du Québec », sans mentionner le projet du parc Montmorency. La suite des événements, telle que rapportée par le président de l’Amicale à l’assemblée générale de mai 2018, passe directement à la mise en place prochaine d’un monument sur les terrains de l’Assemblée nationale, sans mentionner le refus de Parcs Canada.

Député arrivant 2024 plaque
Les communiqués et les discours de circonstance n’y font évidemment aucune allusion. Interrogé par Le Devoir, le président Chagnon a d’abord dit croire « que les travaux en cours au parc Montmorency avaient pu motiver le refus de Parcs Canada. […] Quand Le Devoir l’a informé des véritables raisons du refus de Parcs Canada, M. Chagnon n’a pas souhaité commenter davantage ». De son côté, le ministre fédéral de la Famille, Jean-Yves Duclos, « ne pouvait pas non plus expliquer pourquoi le monument devant commémorer les députés du premier Parlement du Bas-Canada s’est retrouvé à un kilomètre au sud-ouest du parc Montmorency[4] ».
Le maigre dossier de correspondance obtenu par les initiateurs du projet en octobre 2018, lors d’une rencontre avec le troisième vice-président de l’Assemblée, confirme pourtant qu’il y a eu des échanges entre le cabinet du président de l’Assemblée nationale et celui du ministre Duclos, qui ne pouvait ignorer le refus de Parcs Canada et son motif principal, mais préférait probablement faire semblant pour ne pas mettre en évidence l’entêtement de la ministre McKenna qui avait plusieurs mois devant elle pour essayer de changer le motif de désignation du parc et dénouer l’affaire.
Certains membres de l’Amicale ont boycotté l’événement, dont les initiateurs du projet, André Gaulin et Matthias Rioux ; pour ce dernier, « subordonner l’Assemblée nationale à l’autorité fédérale en la circonstance est quelque chose d’assez gênant[5]. » À Radio-Canada, la présidente de l’Amicale a qualifié la situation de « ridicule ».

Une deuxième tentative
À quelques reprises dans les échanges, et encore en entrevue avec Le Devoir, le président de l’Assemblée nationale a évoqué la possibilité que le monument soit déménagé au parc Montmorency une fois les travaux terminés, « et s’il y a quelque chose qui bouge là-bas et qui fait notre affaire ».
Le 8 mai 2019, à l’assemblée générale de l’Amicale, André Gaulin et Jacques Brassard proposent et font adopter une résolution demandant « QUE l’Amicale assure le suivi complet de [la] proposition de 2015 auprès des instances concernées pour que le bronze commémoratif soit érigé à l’endroit qui correspond à l’histoire ».
Le 26 juillet 2019, la présidente de l’Amicale fait appel au président de l’Assemblée nationale pour reprendre les discussions avec le gouvernement du Canada : « En tout respect pour la vérité historique, ce monument se doit d’être placé sur le site d’origine du premier Parlement du Québec. Nous comprenons que ce site est la propriété du gouvernement fédéral, mais l’histoire du Québec ne change pas avec les déplacements des lieux où se manifeste notre démocratie. »
La réponse de François Paradis ne viendra que le 9 mars 2020. Il lui a fallu plusieurs semaines pour obtenir la certitude que le fédéral ne s’opposerait pas au déménagement du bronze, mais il faudrait d’abord « une lettre signée de la part de Parcs Canada » autorisant une installation au parc Montmorency, et ensuite l’accord du Bureau de l’Assemblée pour une nouvelle dépense.
Pour faire bouger Parcs Canada, l’Amicale (devenue entretemps le Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec) a d’abord privilégié les contacts politiques et les échanges en coulisses pour ensuite, à l’automne 2020, se résoudre à demander à la Commission des lieux et monuments historiques de modifier la désignation du parc.

Un gain modeste passé inaperçu
Dès novembre 2020, la Commission autorisait le changement, mais c’est seulement à l’automne 2022, après consultation, qu’elle a dévoilé discrètement une nouvelle plaque commémorative dont le texte débute en mentionnant la présence des parlementaires bas-canadiens et québécois au parc Montmorency : « Durant près d’un siècle, les conseillers législatifs et les députés du Parlement du Bas-Canada (1792-1838), de la province du Canada (1852-1854 ; 1860-1865), puis ceux de la province de Québec (1867-1883) siègent ici ». C’était moins que le minimum souhaité par André Gaulin en 2015. Le reste du texte met toujours l’insistance sur la Confédération : il n’est évidemment pas question, parmi les « faits marquants qui jalonnent l’histoire politique et constitutionnelle du pays », de la création du premier parlement québécois ou des débats pour un véritable parlementarisme, des 92 Résolutions, etc. Encore moins des Patriotes.
Lors de leur assemblée générale de juin 2022, les membres du Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale ont adopté une dernière résolution sur le parc Montmorency :

Que, saluant tous les efforts qui ont été mis dans ce projet, soit complétée, dans le parc Montmorency, la reconnaissance du premier parlement du Bas-Canada.
Que, cependant, le bronze du Premier député arrivant à Québec et rappelant le premier parlement du Bas-Canada demeure dans le parc des Jardins de l’Assemblée nationale du Québec.

Dans un texte-bilan[6], Normand Jutras écrit que le Cercle des ex-parlementaires se réjouit d’avoir obtenu la correction d’un oubli « ainsi que la reconnaissance de la vérité historique, à savoir que le parc Montmorency a accueilli non seulement le Parlement du Canada, mais aussi le Parlement du Québec, et il a été ainsi le lieu du début du parlementarisme québécois ». Les membres du Cercle renoncent toutefois à déménager le monument au parc Montmorency en prenant acte d’un état de fait et des coûts éventuels, mais en considérant aussi que Le député arrivant à Québec commémore autant ceux de 1792 que tous les autres qui lui ont succédé et qu’il sera là pour souhaiter la bienvenue aux parlementaires qui suivront.
C’est un point de vue.
Quant à la première partie de la résolution, elle ouvre la porte à une autre démarche, mais le Cercle se retire du jeu et passe la main. Il serait peut-être temps que d’autres intervenants se mobilisent, comme le Mouvement national des Québécois, la Fédération des sociétés d’histoire, la Fondation Lionel-Groulx, la Société du patrimoine politique, le Parti québécois, étrangement silencieux depuis le début.

***

Peu d’observateurs ont commenté cette saga. Dans Le Devoir du 21 juillet 2018, Robert Dutrisac y a consacré un éditorial intitulé « Premier Parlement : gommer l’histoire ».

La raison invoquée par Parcs Canada pour justifier son refus d’accéder à la requête de l’Assemblée nationale ne manque pas d’ironie. Le parc Montmorency est réservé à la commémoration du Canada-Uni : son Assemblée législative a siégé sporadiquement à cet endroit moins de dix ans au total, entre 1852 et 1865.
Il est bon de rappeler que l’Union du Bas-Canada et du Haut-Canada a été imposée à la suite du rapport Durham dans le but d’assimiler les Canadiens français en bannissant la langue française de la législature et de réduire leur poids politique en les privant de leur Parlement et de leur majorité. Même Louis-Hippolyte La Fontaine, bien qu’il jugeât que les Canadiens français pouvaient tirer profit de l’Union, reconnaissait que le régime avait été conçu pour les écraser.
Ce que les autorités fédérales ne veulent pas commémorer au parc Montmorency, c’est tout le contraire : un Parlement contrôlé par les Canadiens français, lieu des combats des Pierre-Stanislas Bédard et Louis-Joseph Papineau du Parti canadien, rebaptisé Parti patriote. Qu’elles donnent toute la place à l’éphémère et bancal Canada-Uni est un choix politique qui n’est pas anodin. C’est la mémoire des patriotes qu’Ottawa refuse ainsi de rappeler au sein du Vieux-Québec, lui qui a la haute main sur la plupart des sites historiques d’importance de la capitale nationale.

On comprend la décision du Cercle des ex-parlementaires de fermer le dossier, tout en souhaitant une reconnaissance plus explicite de la présence de notre premier parlement au parc Montmorency. L’expérience a démontré que la partie canadienne est puissante et profite de l’inertie du gouvernement québécois ; elle a une conception plus efficace de la commémoration, qu’elle met en application à son avantage avec d’autant plus d’aisance qu’elle possède les lieux et obtient la collaboration des politiciens fédéralistes locaux.


[1] Voir à ce sujet Gaston Deschênes, « Les patriotes aux oubliettes », Le Devoir, 17 mai 2014, p. 7, ou https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2014/05/11/les-patriotes-aux-oubliettes-comment-le-gouvernement-federal-occulte-une-page-fondamentale-de-notre-histoire/; aussi (entrevue avec André Gaulin) « Une immense lacune dans la commémoration à Québec : le premier Parlement », Bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec, automne 2015 : 29-35.

[2] Un bref « Historique » dressé par l’Assemblée nationale couvre les années 2015-2020.

[3] « Rapport du président [Létourneau] », Le temps de parole, juin 2016 : 5-6.

[4] Dave Noël, « Un Canadien errant », Le Devoir, le 10 juillet 2018 : 1-2.

[5] Matthias Rioux et André Gaulin exprimeront ensuite leur point de vue dans, « Un député errant », Le Soleil, 14 juillet 2018, puis en version augmentée dans L’Action nationale, 108, 6-7 (juin-sept. 2018) : 39-44.

[6] Le temps de parole, automne-hiver 2022-2023 : 37-39.

L’écriture: « une espièglerie » ?

Dans un article intitulé « L’histoire est une plaie créée par l’écriture de l’homme » (Le Devoir,17 mai 2024), l’ancien chef de la communauté innue de Pessamit a émis une opinion singulière sur les sources écrites utilisées par les historiens (https://www.ledevoir.com/opinion/idees/813094/histoire-est-plaie-creee-ecriture-homme).

« Les sociétés sans écriture, écrivait-il, sont aussi riches et nanties dans leur cheminement avec leur passé, et cela grâce à leur oralité et à leur tradition orale. À ce niveau, il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille : les faits restent, comme lors de leur transmission, authentiques malgré les divers locuteurs et le passage du temps. L’écriture est une espièglerie manipulée aux fins des intérêts individuels et collectifs. L’écriture a fait un carnage de l’identité des existences des Premiers Peuples par le sabotage de leurs identités, de leurs terres, de leurs spiritualités et par la transgression de leur mode de vie ».

Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais l’auteur laisserait entendre que la tradition orale transmet les faits dans toute leur authenticité, sans aucune falsification, tandis que les sources écrites sont essentiellement douteuses, pour ne pas dire plus.
C’est peut-être à cause de mes biais plus ou moins conscients d’homme blanc âgé (voire cisgenre…), mais j’aurais plutôt cru le contraire, sans être aussi catégorique dans mon évaluation des mérites respectifs des textes et de la tradition orale.
Les écrits sont parfois bien fâcheux  : ils restent, « scripta manent », comme le veut la devise des notaires, tandis que les paroles ont tendance à s’envoler. Quand les faits ne nous conviennent pas, on ne peut pas tous, sérieusement, prétendre qu’ils ont été massivement falsifiés, comme l’écrit l’auteur de L’histoire inédite de la première colonie de Québec (Éditions de l’Ours gardien, 2022) au sujet des œuvres de Cartier, de Champlain et de Lescarbot, et même des relations des jésuites et des registres d’état civil. Par contre, avec la tradition orale, on peut plus facilement « oublier » les épisodes « déplaisants »…
Mon ex-beau-père avait convaincu ses enfants que leur premier ancêtre en Amérique était un « comte » venu ici « après la Révolution », alors que, dans ma famille, on disait avoir « de l’Indien ». Les recherches ont démontré que nous avions effectivement une souche amérindienne incarnée par le chef pentagouet Madokawando, mais que le présumé « comte » de la belle-famille était un bien modeste pêcheur normand.
De telles histoires de tradition orale sont sûrement innombrables, et distrayantes, mais on en voit d’autres plus délicates.
Dans La Presse, du 19 mai 2024, Isabelle Hachey a consacré trois textes aux présumées « sépultures » anonymes découvertes à Kamloops en mai 2021. D’innombrables médias et des journalistes réputés avaient alors annoncé faussement qu’on avait découvert les restes de 215 enfants enterrés dans des fosses communes, certains ajoutant que ces enfants exhumés avaient subi « des sévices physiques et sexuels » aux mains de « bourreaux en soutane ».
À la suite d’Hélène Buzetti en mai 2022 (https://www.lesoleil.com/2022/05/27/la-douleur-et-les-faits-2820f37617252186dbd78dcc90fa186f), Isabelle Hachey a rappelé qu’on n’avait encore exhumé aucun corps à Kamloops : « Soyons clairs : non, on n’a pas découvert de charniers, ni à Kamloops ni ailleurs. Non, les religieux ne se sont pas livrés à des massacres d’enfants ». Reste qu’on a tant de fois laissé entendre le contraire et que les rétractations ont été bien timides. Et ceux qui ont remis en question ces « découvertes », dont Jacques Rouillard (qui a été le premier à le faire au Québec en janvier 2022), ont vite été accusés de révisionnisme, de négationnisme ou de voyeurisme macabre : « Des articles comme celui de M. Rouillard, a déclaré le ministre des Affaires autochtones (cité par Hachey), s’inscrivent dans une tendance de déni et de déformation de la réalité qui a marqué le discours sur les pensionnats au Canada. Ils sont nuisibles parce qu’ils tentent de priver les survivants et leurs familles de la vérité, et ils déforment la pleine compréhension que les Canadiens ont de notre histoire ». Rouillard avait seulement démontré qu’on n’avait rien exhumé, ce qui est (encore) l’incontestable vérité.
La journaliste s’est justement intéressée aux travaux de cet historien qui essaie de documenter l’histoire des enfants qui seraient morts à Kamloops en examinant notamment les archives de la communauté religieuse qui y assurait l’enseignement. Rouillard ne nie pas le drame des pensionnats et connaît parfaitement les témoignages rendus devant la Commission vérité et réconciliation, mais il refuse d’admettre, sans preuve, « que les frères et les sœurs québécois responsables du pensionnat de Kamloops ont froidement, délibérément tué des enfants, puis tenté de camoufler leurs crimes en les enfouissant dans le verger ». Dans les témoignages, il faut évaluer différemment ce que les pensionnaires ont vécu et ce qu’on leur a raconté.
Pour la journaliste, le questionnement d’un chercheur comme Rouillard constitue un réflexe « très blanc : pour établir que des crimes ont bel et bien été perpétrés, il faut des preuves solides, des enquêtes criminelles, des fouilles, des examens médicolégaux », tandis que les communautés autochtones ne veulent que « faire le deuil de leurs enfants morts ».
C’est là qu’on rejoint les propos de l’ancien chef de Pessamit pour qui «il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille […] », tandis que l’écriture « est une espièglerie ».

« L’Année des Anglais » sur la Côte-de-Beaupré

La « découverte » du rapport du major George Scott a permis de préciser comment les troupes de Wolfe ont ravagé la Côte-du-Sud au début de septembre 1759. Ce n’était pas leur seul coup de l’année. Deux semaines plus tôt, d’autres incendiaires avaient sévi sur la Côte-de-Beaupré. Le journal de Malcom Fraser, publié en 1868 par la Société historique et littéraire de Québec*, permet de voir à l’œuvre  les hommes du 78e Régiment (Fraser’s Highlanders) dirigés par le capitaine John McDonnell.

***

Québec était bombardée depuis un mois. La ville résistait et, derrière les lignes des assiégeants, des Canadiens, jeunes et vieux, ne cessaient de harceler les troupes campées à Pointe-Lévy et à la rivière Montmorency. Excédé, malade et un peu désespéré, Wolfe décide d’attaquer à la fois les biens et le moral des miliciens rassemblés à Québec pour protéger la capitale.

C’est dans ce contexte que, le 15 août 1759, le capitaine John McDonnell, sept sous-officiers (dont le lieutenant Malcom Fraser), huit sergents, huit caporaux et cent quarante-quatre hommes traversent de Pointe-Lévy à l’île d’Orléans et vont loger à l’église de Saint-Pierre. Le lendemain, le détachement se rend à l’extrémité est de l’île, en face de l’église de Saint-Joachim. Le 17, il traverse à Saint-Joachim et, en route vers l’église, il subit le tir des habitants caché derrière les maisons et les clôtures, puis à l’orée du bois. Les hommes de McDonnell prennent possession du presbytère, qu’ils essaient de fortifier.

Du 17 au 23, McDonnel et ses hommes demeurent à Saint-Joachim. Le 23, le capitaine Montgomery (que l’éditeur du journal confond avec le Montgomery mort devant Québec en 1775…) arrive en renfort avec environ cent quarante fantassins légers du 43e Régiment (Kennedy’s) et une compagnie de Rangers.

Montgomery prend le commandement de la troupe qui se heurte à un groupe d’environ deux cents Canadiens embusqués dans des maisons à l’ouest de Saint-Joachim. Devant l’attaque, les Canadiens retraitent dans les bois, poursuivis par les Britanniques.

« Il y eut, écrit Fraser, plusieurs ennemis tués et blessés, et quelques prisonniers, que le barbare capitaine Montgomery, qui nous commandait, ordonna de massacrer de la manière la plus inhumaine et la plus cruelle, dont deux, en particulier, que j’avais confiés à un sergent — après les avoir épargnés et m’être engagé à ne pas les tuer — qui furent l’un fusillé, l’autre abattu avec un tomahawk (une petite hache), et tous deux scalpés en mon absence, le coquin de sergent ayant négligé d’informer Montgomery que je voulais qu’ils soient sauvés, comme ce dernier l’a prétendu lorsque je l’ai interrogé à ce sujet ; mais ça ne pouvait pas excuser une barbarie sans précédent. Cependant, comme il n’y avait plus rien à faire, je fus obligé de laisser tomber ».

Côte-de-Beaupré par Montresor dans Knox

Extrait d’un fac-similé de la carte de Montresor publiée dans John Knox, An Historical Journal […], t. 1.

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Fraser n’en fait pas mention, mais on sait que le curé de Saint-Joachim, Philippe-René Robinau de Portneuf, est mort dans un affrontement avec les troupes britanniques.
Le gouverneur lui avait répondu, le 20 août, de faire en sorte que les habitants soient « en état d’opposer la plus vive résistance aux anglais », ce qu’il fit, comme en témoigne son acte de sépulture, le 26 août 1759 : il a été « massacré par les Anglois le 23 etant à la tete de sa paroisse pour la déffendre des incursions et hostilités qu’y faisoit lennemis ».

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Le biographe du curé de Saint-Joachim dans le Dictionnaire biographique du Canada** ne semble pas très sympathique avec son sujet. Le curé, conclut-il, a donc « bel et bien participé à la résistance avec un groupe de paroissiens, justifiant [sic] ainsi l’action des Anglais », mais il conclut que cette affaire « se réduit en somme à un incident mineur comme il en arrive dans toutes les guerres » et que le geste du curé Portneuf, « bien que voué d’avance à l’échec, peut à la rigueur être envisagé comme une courageuse tentative d’opposer à l’envahisseur une digne résistance avant la défaite finale »…

Un curé mort les armes à la main, ce n’est quand même pas banal! Que faut-il pour devenir un héros?

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Après cette escarmouche, la troupe de McDonnell met tout en feu jusqu’à ce qu’elle arrive à l’église de Sainte-Anne, où elle passe la nuit et obtient en renfort une compagnie d’environ cent vingt hommes dirigés par le capitaine Ross.

Le 24, on ravage les fermes jusqu’à Château-Richer (que Fraser identifie comme L’Ange-Gardien) où se fait la jonction avec le colonel Murray et trois compagnies de Grenadiers (22e, 40e et 45e régiments). La fin de semaine (25 et 26 août) est occupée à couper les arbres fruitiers et le blé pour dégager les alentours.

Il ne se passe rien de particulier le 27 août, mais l’ordre est donné de marcher le lendemain vers L’Ange-Gardien où le détachement prend position le 28. Le 29, le capitaine Ross et une centaine d’hommes partent en reconnaissance et reviennent avec un prisonnier canadien dont on ne peut tirer d’informations. Le 30 est consacré à fortifier une maison et l’église de L’Ange-Gardien.

Le 31, le détachement reçoit l’ordre de brûler les maisons de L’Ange-Gardien, mais pas l’église, et de se rendre à Montmorency le lendemain matin, ce qu’il fait en brûlant toutes les maisons jusqu’au camp.

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* Malcolm Fraser, « Extrait d’un journal manuscrit, relatif au siège de Québec en 1759, tenu par le colonel Malcolm Fraser, alors lieutenant du 78th (Fraser’s Highlanders) et servant dans cette campagne », Québec, Middletown et Dawson, 1868, 37 p. (« Manuscrits relatifs aux débuts de l’histoire du Canada », 2e série).

** Jean-Pierre Asselin, « Robinau de Portneuf, Philippe-René », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 12 févr. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/robinau_de_portneuf_philippe_rene_3F.html.

Julien Mercier (1734-1811), le rebelle devenu royaliste

Quand l’armée des Treize Colonies en rébellion contre l’Angleterre vient assiéger Québec en 1775, les habitants de la province de Québec (qu’on appelle toujours « Canadiens ») doivent choisir leur parti. L’étude du comportement des habitants de la Côte-du-Sud montre une grande sympathie, en général, pour les rebelles, mais aussi plusieurs cas d’ambivalence. Julien Mercier est du nombre : d’abord « zélé rebelle », il vire capot et finit soldat de l’armée britannique.

Le contexte
Réunies en Congrès en 1774 et 1775, les Treize Colonies font circuler des « adresses » qui invitent les Canadiens à les appuyer. Elles ont aussi des espions qui laissent entendre que les Canadiens leur sont sympathiques.
Pour défendre la province, le gouverneur Carleton décide de rétablir la milice (abolie après la Conquête) et de recruter des volontaires. Au printemps 1775, il demande à l’évêque de Québec, Mgr Briand, d’émettre un mandement à ce sujet, mais, malgré cette pressante invitation de l’évêque, l’opération de mobilisation échoue : les Canadiens refusent massivement de se mobiliser.
Le seigneur Taschereau, de Sainte-Marie-de-Beauce, veut recruter des hommes pour bloquer les envahisseurs, mais ceux qu’il a convoqués à une assemblée à Pointe-Lévy au début de septembre refusent et décident au contraire de faciliter l’arrivée de ceux qu’ils appellent les « Bostonnais ». À cette fin, on monte la garde au bord du fleuve dans les paroisses, souvent en armes, pour empêcher les Britanniques de venir sur la Côte-du-Sud, et on organise un système d’alerte au moyen de feux pour communiquer d’une paroisse à l’autre.
Les troupes d’Arnold arrivent à Pointe-Lévy au début de novembre 1775 et s’installent sans opposition. Celles de Montgomery, qui sont entrées par la Richelieu, arrivent à Québec au début de décembre. Montgomery décide d’attaquer dans la nuit du 31 décembre 1775. C’est un échec : Montgomery est tué et Arnold se heurte aux barricades de la basse-ville ; il est blessé et 400 de ses hommes sont tués ou blessés.
Les Bostonnais se retrouvent avec des forces réduites par les désertions et la petite vérole. Mais ils maintiennent le siège de Québec jusqu’en mai, sans que les habitants viennent les harceler comme c’était le cas pendant le siège de 1759.

Le rebelle
Les rebelles de la Côte-du-Sud, entre autres, ont le haut du pavé pendant tout l’hiver. Les habitants de plusieurs paroisses vont vendre leurs denrées au camp d’Arnold à Pointe-Lévy. Au besoin, ils vont chercher des vivres là où il s’en trouve, notamment dans quelques moulins seigneuriaux. Certains rebelles se permettent même d’arrêter des partisans royalistes.
C’est à ce chapitre que le nom de Julien Mercier est mentionné dans le « journal de Baby », le rapport d’une commission d’enquête chargée par Carleton d’enquêter sur le comportement des miliciens pendant le siège. On peut y lire que les « sieurs Blondin & Chasson ont été pris et arrêtés par Julien Mercier ». Il s’agirait en réalité de Blondeau et Chasseur, ce dernier ayant brisé le blocus en apportant de vivres à Québec et en se proposant d’y retourner.
Le même rapport nous apprend que les sympathisants rebelles de Saint-Vallier se sont réunis en mai pour élire de nouveaux officiers de milice, dont Julien Mercier qui est nommé enseigne.
Le « journal de Baby » cite Mercier parmi les « plus opiniâtres contre le parti du Roy et [les] plus zélés pour les rebels ». Avec trois autres Valliérois, il a d’ailleurs été mis aux fers à Québec en mai, mais, selon le même document, remis en liberté par Carleton, ce qui suppose une libération avant la rédaction du commentaire sur Saint-Vallier le 8 juillet 1776.
Avait-il assisté à l’assemblée séditieuse de septembre, participé à la garde au bord du fleuve, contribué à l’entretien des feux ? On ne sait pas. Son nom ne figure pas parmi les habitants de Saint-Vallier qui ont participé à la bataille opposant les rebelles aux royalistes à Saint-Pierre-du-Sud en mars 1776.
De l’été 1776 à l’été 1777, on ne sait rien du parcours de Mercier. Même les registres d’état civil sont muets. Lors de son interrogatoire devant Cramahé en mars 1780, il déclare avoir « 46 ans, une femme et huit enfants dont le plus vieux est dans sa 18e année », ce qui nous permet de confirmer qu’il s’agit du Julien Mercier né en 1734, marié à Marie-Marthe Roy en 1755 et père de quatorze enfants dont huit sont toujours vivants en 1776, le plus vieux ayant près de18 ans et le dernier venant de naître.
A-t-il fait seulement quelques semaines en prison, comme le suggère le « journal de Baby » ou y est-il resté plus longtemps ?
On retrouve la trace de Mercier à Saint-Jean (sur Richelieu) dans un document qui date du 9 février 1780. Un certificat rédigé par un officier de l’armée britannique vise à identifier deux hommes qui viennent d’arriver des États-Unis (au terme d’une odyssée racontée plus loin). Louis Corbin écrit : « Les deux hommes susnommés [Julien Mercier, de Saint-Vallier, et Ignace Ouellet, de Kamouraska] m’ont été livré [sic] par Mr Riverin le 5 juillet 1777, ils ont parti d’ici le 8 pour l’armée sous les ordres de Mr Noël » (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1737/1432).

Le sergent de l’armée britannique
Mercier s’est donc enrôlé dans l’armée britannique en 1777 pour aller combattre les rebelles au sud de la frontière. Volontairement ? En échange de sa libération ? Pour gagner sa vie et faire vivre sa famille ? On n’en sait rien.
À ce moment du conflit, le commandant des forces britanniques, John Burgoyne, a pour mission de prendre Albany et de mettre fin à la rébellion. Dans la vallée de l’Hudson, il est encerclé par l’armée américaine, battu à Saratoga (19 septembre et 7 octobre 1777) et contraint de capituler le 17 octobre 1777.
Julien Mercier était sergent dans l’armée de Burgoyne. Il surveillait le transport des biens et bagages de l’armée à Ticonderoga quand il est fait prisonnier par un détachement de l’armée rebelle. Il est mis à bord d’un bateau-prison. Quand le froid arrive, il est emprisonné sur la terre ferme puis déplacé à Albany, à Hartford et enfin, le 16 septembre 1778, à New York où il fait partie d’un échange de prisonniers. Avec 76 autres Canadiens, il passe l’hiver à Long Island où il coupe du bois pour le général Clinton.
Le 12 juin 1779, en compagnie de 27 autres Canadiens et d’un Écossais, il s’embarque à New York, en direction de Québec, dans un senau chargé de sel, de sucre et de café. Le 15, en soirée, le navire est attaqué par deux corsaires de Boston ; il tente de s’échapper, mais le corsaire le mitraille et Mercier est blessé gravement à la main droite. Débarqué à Boston environ cinq jours plus tard, il passe environ six semaines à l’hôpital.
Le 3 juillet 1779, le consul français au Massachusetts, Joseph de Vadnais, donne à Julien Mercier et aux autres Canadiens un laissez-passer permettant de travailler pour gagner leur vie et de retourner au Canada sans être molestés en passant par Cohoes (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1737/1424). Ils arrivent là, fin septembre ou début octobre, mais le colonel Hazen, à qui on les avait référés pour des provisions, leur enlève leurs laissez-passer et les met en prison. Parmi les Canadiens qui font partie du régiment de Hazen, Mercier voit les deux Gosselin, Clément et Louis, ainsi que Germain Dionne, tous de Sainte-Anne, qui font leurs meilleurs efforts pour l’engager au service des rebelles, sans succès.
Hazen était en train de construire une route vers la province de Québec, mais le projet est arrêté quand son régiment est envoyé en Géorgie. Mercier et les autres sont alors amenés à Fishkill.
Les prisonniers sont rationnés : seulement six onces de pain et six onces de bœuf frais par jour ; il leur est cependant permis de sortir de temps en temps pour acheter des patates et des navets avec l’argent reçu à New York, mais le papier-monnaie est discrédité et ils doivent donner 50 ou 60 dollars en papier pour un seul en argent.
Mercier est en prison avec vingt autres Canadiens et un Écossais d’octobre 1779 au 9 janvier 1780. Il décide de s’évader avec Ignace Ouellet, un jeune de 20 ans originaire de Kamouraska, en passant par fort Lydius, le lac George et le lac Champlain où il est intercepté par une patrouille britannique et amené à Saint-Jean. Le lieutenant-gouverneur Cramahé demande alors qu’on le fasse venir à Québec pour un interrogatoire le 5 mars 1780. C’est la transcription de ses réponses qui permet de retracer son parcours  (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1738/1428). Ignace Ouellet est interrogé le 12 et corrobore en substance le témoignage de Mercier (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1738/1435).
Trois ans après son premier emprisonnement, Mercier a vraisemblablement retrouvé sa famille à Saint-Vallier où il meurt en 1811. De son côté, Ignace Ouellet se marie à Kamouraska en 1785 et meurt au même endroit en 1827.