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Sœur Jeanne de l’Abbaye, une satire du gouvernement Lesage

 

 À la fin de mai 1967, les Éditions du Jour lançaient un curieux opuscule de 94 pages petit format intitulé Sœur Jeanne à l’Abbaye et signé Jabry.

Soeur Jeanne 1967

L’auteur racontait l’histoire d’une communauté médiévale soumise à des turbulences et finalement dispersée, mais, dès les premiers paragraphes, le lecteur comprenait que cette histoire était cousue de fil blanc et que Jabry se payait une satire du gouvernement de Jean Lesage :

« On raconte qu’il y avait autrefois dans des régions septentrionales une abbaye autour de laquelle vivait une population laborieuse, honnête et heureuse. Une révolution de palais plaça brusquement ce petit royaume sous la férule d’un parti dont l’ambition était de créer un monde meilleur.

[…] Ce matin-là, il y avait remue-ménage à l’abbaye : les Barbares, coiffés d’un chapeau de sorcière, fuyaient de toutes parts […]. Sur la grande place, la foule en délire acclamait ses nouveaux maîtres (ou plutôt ses maîtresses) et célébrait la révolution tranquille sous la direction de l’abbesse Jeanne, élue chef temporel et spirituel. »

On a vite compris que les personnages de ce conte portaient des pseudonymes relativement faciles à décoder. Le cas de l’abbesse était simple : « Sœur Jeanne, papesse des lieux, était belle, légère, et si prétentieuse qu’elle ne portait pas à terre. Ses colères étaient d’ailleurs célèbres. Toutes ces qualités, ajoutées à un don exceptionnel de la parole ampoulée, devaient la conduire en six années de règne au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».

Le reste était à l’avenant, généralement pas très subtil, mais les lecteurs et les lectrices devaient faire quelques efforts. Ainsi, mon exemplaire aurait appartenu à l’épouse d’un conseiller législatif. Il contient une liste de concordance et on comprend de quelques mots écrits sur la carte d’affaires de « Madame Hector Laferté » qu’elle est incertaine de l’identité de sœur Gigi qui serait George C. Marler.

Soeur Jeanne carte

La liste qu’elle cherche à compléter va comme suit :

  • Sœur Jeanne de l’Abbaye                                        Jean Lesage
  • Sœur Sainte Renée de Cacad’watt                          René Lévesque
  • Sœur Wague-à-l’air                                                   Claude Wagner
  • Sœur Bonne à-tout-faire                                           Bona Arsenault
  • Sœur Marie Pure                                                      Marie-Claire Kirkland
  • Sœur des Palmes                                                     Georges-Émile Lapalme
  • Sœur Modeste                                                          Alphonse Couturier
  • Sœur des Joies enfantines                                       Paul Gérin-Lajoie
  • Sœur Régie de Saint Cacordaire                             Émilien Lafrance
  • Sœur Grand Voyer de Sainte Pinne-de-Lard           Bernard Pinard

Pour créer ces pseudonymes, l’auteur y va de simples jeux de mots (Bonne à… Bona, Palmes… Lapalme, etc.) ou s’inspire des responsabilités ministérielles de ses têtes de Turc (l’Éducation pour Gérin-Lajoie, l’électricité pour Lévesque, la voirie pour Pinard). Moins évident aujourd’hui, le lien entre Lafrance et le mouvement de tempérance Lacordaire ne pouvait échapper aux contemporains.

L’identité de l’auteur de l’ouvrage ne faisait pas problème non plus car il s’est présenté publiquement dès le lancement le 30 mai. Jabry, c’était Jacques Brillant, « homme d’affaires et financier réputé » qui s’intéressait aussi à la peinture et à la littérature.

Soeur Jeanne -brillant jacques

Né en 1924, Brillant détenait un baccalauréat en arts de l’Université de Moncton et une licence en sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain. Propriétaire (et directeur) de CJBR (station de radio et de télévision de Rimouski), il était aussi propriétaire de L’Écho du Bas-Saint-Laurent, éditeur au Progrès du Golfe et président de Québec-Téléphone.

Dans son « conte drolatique », l’auteur évoque avec humour les grandes idées de la Révolution tranquille : nationaliser l’électricité (« abbayser les réverbères »), réformer l’éducation (« construire des hospices-du-savoir et des jardins-de-délinquance »), établir l’assurance-hospitalisation (« l’infirmerie gratuite »). Brillant ne manque pas de mettre en évidence les chicanes et les mesquineries qui pourrissent les relations entre les membres du « sacré conseil » de l’abbaye et mènent « au désastre où sombrent presque tous les orgueilleux ».

Jabry ne faisait pas de quartier à Jean Lesage et surtout à René Lévesque dont il caricaturait les idées et même le langage avec « une certaine méchanceté qui, à la longue, ne nous fait plus rire », selon le critique Jean-Yves Théberge (Livres et auteurs canadiens, 1967). « Sœur Renée, écrivait  Jabry, était le spécimen exotique de la nouvelle collection, le bouffon de la spiritualité. Intellectuelle à l’excès, elle ne lisait jamais pour ne pas faire d’erreurs. Et pour mentir plus librement ». Même son nom sentait mauvais (Cacad’watt, caca d’oie).

Théberge se demandait « ce qui se cachait derrière cette critique ». Il fallait savoir que Jabry était le fils du self-made man Jules-A. Brillant (1888-1973), l’un des plus riches Canadiens français de son époque, membre du Conseil législatif du Québec de 1942 jusqu’à 1968, fondateur, propriétaire ou actionnaire de nombreuses entreprises dont la Compagnie de pouvoir du Bas-Saint-Laurent (Lower St. Lawrence Power Company), fondée en 1922 et… nationalisée par René Lévesque en 1963.

Soieur jeanne-Brillant Jules

Jabry était fâché contre le gouvernement libéral, comme il le confirmera dans l’avertissement d’une édition plus soignée de sa satire publiée aux Éditions du Silence en 1999 :

« Sœur Jeanne à l’Abbaye a été écrit pour venger l’honneur.

On pourra donc lui attribuer la virulence dont Jabry fut coupable à l’époque.

Mais le temps guérit les blessures et ce conte, ayant perdu de son impertinence, conserve néanmoins sa portée morale : Le pouvoir corrompt l’esprit.

Les exemples ne manquent point en ce monde de la folie des grandeurs. »

Soeur Jeanne 1999

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Girard, Normand, « Les six ans du régime Lesage relatés sous une forme hilarante », Le Soleil, 1er juin 1967. p. 1-2.

Major, André, «  »Sœur Jeanne à l’abbaye », une satire du parti libéral », Le Devoir, 1er juin 1967, p. 3.

[PC], « Un livre assez « curieux »: Sœur Jeanne à l’abbaye », Le Soleil, 1er juin 1967, p. 1-2.

Théberge, Jean-Yves «  »Sœur Jeanne à l’abbaye » de Jabry », Livres et auteurs canadiens, 1967, p. 45.

 

La devise du Québec et sa légende

(texte envoyé à La Presse au début de mai 2016)

Dans une entrevue donnée à La Presse du 25 avril 2016, Robert Lepage fait écho à une légende voulant que la devise du Québec soit tirée « du poème Je me souviens/Que né sous le lys [les Français]/Je croîs sous la rose [donc je me développe sous le régime anglais] » (« La saison Robert Lepage », La Presse, 25 avril 2016).

Il est un peu exaspérant de voir ressortir cette histoire, après l’avoir combattue dans trois textes d’encyclopédies, une demi-douzaine d’articles et quelques conférences, depuis près de 25 ans. Pour les lecteurs de La Presse, résumons donc ce qu’on peut trouver avec plus de détails dans des sources comme l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française ou dans celle de l’Agora.

Eugène-Étienne Taché (1837-1912) n’a jamais expliqué clairement son Je me souviens. C’est en se plaçant dans le contexte où il l’a créé, vers 1882, qu’on peut en comprendre la signification. Taché a voulu faire de la façade de l’Hôtel du Parlement un « panthéon » de notre histoire. Des bronzes y représentent les Amérindiens, les explorateurs, les missionnaires, les militaires et les administrateurs publics du régime français, ainsi que quelques figures du régime anglais comme Wolfe, Dorchester et Elgin. La devise gravée au-dessus de la porte principale vers 1885 résume ses intentions: rappeler l’histoire du Québec et ses personnages illustres. À la fin d’un exposé expliquant ses choix, il écrivait en 1883 : « Telle est […] cette partie de l’ensemble des souvenirs que je veux évoquer, tout en laissant à nos descendants l’occasion et le soin de le compléter. » En somme, la devise imaginée par Taché n’a pas de complément précis : une maxime inclusive qui appelle simplement au devoir de mémoire.

Armoiries et Devise

Dans un ouvrage publié 25 ans plus tard (Le fort et le château Saint-Louis, 1908), Ernest Gagnon écrivait qu’on pourrait peut-être lire bientôt « sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie: Née dans les lis, je grandis dans les roses ». Secrétaire des Travaux publics, Gagnon connaissait bien Taché et travaillait d’ailleurs dans le même édifice. Le projet de monument ne s’est toutefois pas concrétisé et Taché a « recyclé » cette « autre devise » sur la médaille commémorative du troisième centenaire de Québec où on peut lire: « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ».

Pour démontrer que la devise du Québec ne vient pas du « poème » dont il est encore malheureusement question, le témoignage de David Ross McCord est probablement le plus convaincant. Vers 1900, le fondateur du Musée McCord écrivait ceci dans un cahier de notes, sous le titre « French sentiment in Canada » :

« However mistaken may be this looking towardsFrance – as a disintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché’s words “Je me souviens”. He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto, to the sentiment of which we will all drink a toast – “Née dans les lis, je croîs dans les roses”. There is no disintegration there. »

[Traduction : « Sentiment français au Canada – aussi mal avisé que soit cet attachement à la France – un facteur négatif pour l'unité nationale – qui peut être excusable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens” d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province. D'ailleurs, Taché n'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pour favoriser la désunion. »]

Ce commentaire établit, sans l’ombre d’un doute, que Je me souviens et Née dans les lis, je croîs [ou grandis] dans les roses étaient, au début du siècle dernier, deux devises distinctes et ne constituaient pas un « poème », comme on le prétend. Mieux encore, pour McCord, les deux devises de Taché ont un sens différent : l’une lui plaît, l’autre, non.

Comment sont-elles alors venues à se coller ensemble pour former un « poème » bancal? Quand, sous quelles influences, et pourquoi? C’est encore un mystère. La note de McCord et l’inconfort qu’elle exprime face à la devise du Québec révèlent que cette dernière dérangeait par l’orientation exclusivement francophile qu’elle semblait avoir; on aurait donc utilisé l’autre devise comme complément, contrepartie ou réplique. C’est ce que laissait entendre une correspondante de Don MacPherson (The Gazette, 19 août1986) qui aurait été témoin d’une sorte de jeu : « When a speech was started, or towards the end of a speech, the speaker started with je me souviens [and] the room would respond with the other [word] » [Traduction : « Quand un discours commençait, ou vers la fin d’un discours, l’orateur lançait Je me souviens, et la salle donnait la réplique »]. Autre légende?

C’est en lisant une chronique d’un autre journal anglophone (« The Pandora’s box known as ‘Je me souviens’ », Globe and Mail, 24 janvier 1991), il y a 25 ans, que j’ai pris conscience qu’une interprétation douteuse de la devise circulait dans le ROC. L’auteur se demandait si les Québécois ne s’étaient pas gourés en inscrivant sur leurs plaques d’immatriculation les premiers mots d’un slogan dont ils ignoraient peut-être le « vrai » sens. « Grammatically, écrivait-il, the principal clause being where it is (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), this would seem to place the emphasis on the growth under the rose » [Traduction : « Grammaticalement, la proposition principale étant là où elle est (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), l’accent serait mis sur la croissance sous la rose »].

Entretenir cette légende ne serait donc pas innocent.

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P.S. du 15 décembre 2019: trouvé par hasard, dans Le Soleil du 18 mai 1907, un article signé « Primaire » qui évoque “Née dans les lis, je grandis dans les roses »  comme une « seconde devise » donnée à la « nation canadienne ».

Indemnité et allocation de dépenses dans le Rapport L’Heureux-Dubé

 [Cette note fait suite à celle du 2 décembre 2013 (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2013/12/02/le-salaire-du-depute-administrateur/) qui constituait une première réaction au rapport du Comité consultatif indépendant mandaté par l’Assemblée nationale pour étudier les conditions de travail des députés et leur régime de retraite, comité et rapport connus sous le nom de « L’Heureux-Dubé »)]

Évaluer le salaire des parlementaires est une démarche très complexe, que ce soit pour savoir ce qu’ils gagnent vraiment, comment ce qu’ils gagnent se compare avec d’autres parlementaires et ce qu’ils devraient gagner.

Rémunération de base et autres

On s’émeut souvent de constater que les députés gagnent 90 000 $ par année (2015). Le salarié moyen trouve que c’est beaucoup, d’autres que c’est bien peu, quand on compare ce revenu à certaines catégories d’employés de l’État, et même probablement misérable, comparé aux salaires de deux ou trois fois supérieurs touchés par les membres du comité L’Heureux-Dubé au cours de leurs carrières.

En fait, c’est une minorité de membres de l’Assemblée qui est réduite à cette indemnité de base car la majorité (dont tous les ministériels) touche une indemnité additionnelle attachée à une fonction parlementaire ou ministérielle. Le Rapport L’Heureux-Dubé (p. 67) précise d’ailleurs que notre assemblée est celle qui accorde le plus grand nombre d’indemnités additionnelles au Canada. Ces indemnités représentent entre 15 et 105% (pour le premier ministre) de l’indemnité de base, ce qui fait que les députés touchent, en moyenne, et selon leurs « mérites », environ 20% de plus que l’indemnité de base.

L’État rembourse naturellement les dépenses que cette fonction complexe implique : location d’un ou de plusieurs locaux dans la circonscription, dépenses de bureau, embauche du personnel approprié, déplacements dans la circonscription et de celle-ci à Québec, etc. (http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/fonction-depute/indemnites-allocations.html).Comme toute autre personne exécutant des fonctions pour l’État. Enfin, parfois un peu plus. Le nombre d’aller-retour Québec-circonscription est progressivement passé à 60, incluant quelques voyages pour la famille (même s’il y a au moins quelques mois sans travaux à Québec), l’allocation de logement permet d’acheter à Québec une résidence secondaire qui demeure propriété du député à la fin du mandat, l’intense réseau de relations interparlementaires favorise les voyages à l’étranger, parfois accompagnés, et les réunions avec buffet font partie de la routine.

L’intégration de l’allocation de dépenses à l’indemnité parlementaire

Le Comité L’Heureux-Dubé ne nous simplifie pas la compréhension des choses en proposant deux opérations simultanées, soit l’intégration de la traditionnelle allocation de dépenses non imposable à la rémunération de base et ensuite une hausse de salaire.

Le Comité propose que l’allocation de dépenses qui était, en 2013, de 16 027$ non imposables soit transformée en salaire imposable et d’ajouter en conséquence 30 500 $ à l’indemnité actuelle de 88 186 $ (toujours en 2013) pour former une indemnité de base de 118 686 (recommandation 1) ; il propose ensuite (recommandation 2) de porter cette indemnité de base à 136 010$, soit le « maximum de l’échelle de traitement du niveau 4 de la catégorie des dirigeants et des membres d’un organisme ou d’une entreprise du gouvernement » (une catégorie correspondant davantage à la fonction de député, selon une étude du Groupe Hay dont la pertinence mériterait ici un trop long développement) ; et, enfin (recommandation 3), que cette indemnité soit majorée chaque année du pourcentage de hausse consentie à cette catégorie d’emplois1.

Si les citoyens (et certains médias) estiment qu’il y a une augmentation de 54%, on rétorquera qu’elle n‘est en fait que de 15% si on part du « vrai salaire » (118 686$)

Dans un livre publié par l’Assemblée nationale à la fin des années 1970 et réédité en 1995 (Le député québécois), on pouvait lire ceci au sujet de l’allocation de dépenses : « Il ne s’agit pas d’un salaire. Cette allocation est versée pour couvrir les dépenses […] encourues par les députés dans l’exercice de leurs fonctions, notamment pour leur participation obligée à de nombreuses activités sociales ». Cette section du livre s’appuyait sur le constat d’un autre comité extraparlementaire et citait d’ailleurs ce passage de son rapport publié en 1987 :

« Le comité regrette que, trop souvent, une méconnaissance malheureuse de la réalité du travail de député ait amené certains observateurs politiques à considérer cette allocation de dépenses non imposable comme une seconde source de revenus devant être additionnée avec les indemnités parlementaires » (Rapport du comité sur la rémunération et allocation de dépenses des membres de l’Assemblée nationale, Québec, Assemblée nationale, 20 octobre 1987, p. 39-40).

Il n’est pas évident de saisir ce qui s’est passé depuis pour que cette « allocation parfaitement justifiée » (disait le rapport de 1987) puisse maintenant « disparaître ». Peut-être en a-t-on moins besoin depuis qu’il existe un « programme Soutien à l’action bénévole » qui met à la disposition de chacun des membres de l’Assemblée nationale une « enveloppe » permettant d’en distribuer de plus petites dans sa circonscription. Michel Hébert en a parlé avec une certaine ironie dans une chronique l’an dernier : « Des comités de loisirs à gratiner ou des organismes communautaires à subventionner ; un chèque discrétionnaire par-ci par-là, des fonds tirés du programme de soutien à l’action bénévole; c’est une discrète petite caisse, gérée par le ministère de l’Éducation, et qui permet au député de se faire valoir sans que ça lui coûte un sou…»  (http://www.journaldemontreal.com/2014/07/17/linsoutenable-legerete-liberale).

Comment les parlementaires dépensent-ils cette allocation de dépenses? Suffit-elle aux besoins? Le Comité L’Heureux-Dubé a posé la question aux parlementaires dans un sondage dont on n’a malheureusement que les questions (pages 115-116). De façon à simplifier l’administration, l’allocation est versée aux parlementaires sans pièces justificatives. On ne peut donc en contrôler l’utilisation. Le Comité peut bien recommander que l’Assemblée rende publique « l’information sur les dépenses des députés », mais quand l’allocation sera intégrée à l’indemnité, il n’en restera aucune trace.

Les conséquences de l’intégration

La transformation de l’allocation non imposable en salaire imposable ne fera pas de différence pour le fisc, mais aura des conséquences sur la masse salariale.

Les indemnités de fonction augmenteront sensiblement puisqu’elles sont établies en pourcentage d’une indemnité de base haussée de 88 186 $ à 136 010$. Le Comité a même jugé bon d’ajuster les pourcentages à la baisse pour atténuer les effets et même de supprimer quelques indemnités qui auraient pu paraître démesurées par rapport aux tâches qu’elles rémunèrent (voir le tableau de la page 117). Le tableau qui suit illustre l’effet de l’intégration de l’allocation de dépenses à l’indemnité parlementaire totale d’environ 70 titulaires de fonction (sur environ 90).

 Effets de la hausse de l’indemnité de base sur les indemnités additionnelles et l’indemnité totale pour quelques fonctions (données de 2013)

Fonctions (nombre)

Indemnité add. actuelle (% de l’ind. de base)

Indemnité add. proposée (%de l’ind. de base )

Augm. (%)

Indemnité totale actuelle

Indemnité totale proposée

Augm.  (%)

Ministres (26), Président et chef de l’Opposition

66 140 (75%)

81 606 (60%)

15 466 (23)

154 326

217 616

63 290 (41)

Présidents de commission (10)

22 047 (25%)

27 202 (20%)

5 155 (23)

110 233

163 212

57 389 (52)

Adjoints parl. (20) et vice-p. de commission (12)

17 637 (20%)

20 402 (15%)

2 765 (16)

105 823

156 412

50 589 (48)

L’effet de cette intégration sur les allocations de transition sera atténué aussi car le Comité recommande qu’elles soient calculées en fonction de l’indemnité de base (136 010$), sans tenir compte des indemnités additionnelles. Le Comité recommande de serrer la vis à ceux qui quittent avant la fin de leur mandat (et la loi adoptée en décembre a concrétisé cette recommandation), mais, sauf erreur, ces mesures ne toucheront qu’une minorité des bénéficiaires de cette allocation qui restera automatique (et plus généreuse, l’indemnité de base étant beaucoup plus élevée) pour tous ceux qui se retirent en fin de mandat ou sont défaits, ce qui constitue le sort de la grande majorité des parlementaires. Il sera même encore possible de toucher à la fois l’allocation de transition et des prestations de retraite, mais ces dernières seront soustraites du montant de l’allocation.

L’intégration de l’allocation de dépenses à l’indemnité aura aussi des effets sur les prestations de retraite qui seront calculées par rapport à l’indemnité totale. Mais, comme le Comité recommande des modifications substantielles au régime de retraite (réduction du taux annuel d’accumulation du crédit de rente à 2%, réduction du maximum de 100% à 70%, etc.), il est hasardeux d’évaluer comment la hausse substantielle de l’indemnité de base influencera les chèques de retraite. On dit que ces modifications seraient telles que la rémunération globale (indemnité, allocation de transition, pension, etc.) s’en trouverait réduite (http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/politique/201511/15/01-4921234-baisse-de-salaire-des-elus-de-2600-.php), voire que l’État pourrait même économiser…

On y reviendra.

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1. C’est donc le Conseil des ministres, formé de députés de la majorité, qui décidera ultimement de la hausse annuelle de l’indemnité en fixant celle des dirigeants d’organismes.

De la roche Avignon à la roche à Veillon, en passant par Algernon Rock

Est-ce que le nom de « roche à Veillon » serait « une corruption de roche Avignon, désignation venue elle-même de roche Algernon », comme l’écrivait Gérard Ouellet en 1946 ? Probablement oui, pour la première proposition; plus sûrement non, pour la deuxième, car Avignon a précédé Algernon.

La roche Avignon

En 1794, dans Sailing directions for the first part of the North American pilot, guide basé sur les travaux du fameux capitaine Cook et d’autres officiers de l’Amirauté, il n’est question que des Piliers (Pillars). Il faudrait pousser les recherches pour situer le moment où cette roche est nommée dans les ouvrages concernant la navigation. Pour le moment, la plus ancienne mention d’un « Avignon Rock » se trouve dans le témoignage de l’amiral Bayfield, commandant de la flotte royale, devant un comité spécial de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada en décembre 1829.

Bayfield

L’amiral Bayfield

C’est aussi le nom « Roche Avignon » qu’on donne à ce rocher situé au sud du Pilier de pierre dans plusieurs autres documents publiés en anglais par la suite, dont le Topographical Dictionary de Bouchette (1832), The American Pharos (Mills, 1832), The American coast pilot (Blunt, 1833), Sailing Directions for the Gulf and River of St. Lawrence (Bayfield, 1843), The British American Navigator (Purdy, 1847), Sailing directions for the Gulf and River St. Lawrence (1862), et le Cinquième Rapport du comité spécial des Communes sur les pêcheries et la navigation (1869). Pas d’Algernon Rock dans aucun de ces documents, ni dans le reportage du Morning Chronicle sur le naufrage de 1857 : « The name of the rock upon which the « Canadian » struck is « L’Avignon » also known as the « half-tide rock » ».

Algernon Rock

Une recherche de mots avec la banque de données Notre mémoire en ligne révèle une première mention du « Algernon Rock » dans les Débats des Communes de 1874, quand les députés ont adopté des crédits pour y construire une jetée et un phare (ce qui sera fait en 1876). C’est la plus ancienne mention retracée dans les documents fédéraux avec cet outil de recherche, mais ça n’exclut pas que ce nom ait pu être utilisé auparavant. Ce nom apparaîtrait sur d’anciennes cartes britanniques, mais nous n’en avons pas eu sous les yeux : il serait étonnant que l’amiral Bayfield ait appelé « roche Avignon » un site que des cartes marines de son époque auraient identifié comme « Algernon Rock ».

Algernon Rock-carte 1207Algernon Rock sur une carte de 1972 (éditée d’abord en 1929, no 1207)

Après 1874, « Algernon » s’impose comme toponyme officiel pour les fins fédérales. Ainsi, en 1883, Louis-Damase Babin reçoit un salaire comme gardien des « Pillars » et une allocation pour un « assistant light-keeper » sur l’« Algernon Rock ». Mais les gens de la région continueront de dire naturellement « roche Avignon », comme en témoignent Charles Deguise, dans Cap au Diable (1863), Alphonse Leclaire, dans Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906) et Arthur Fournier, dans son Mémorial (1923). Un passage du texte d’Alphonse Leclaire mérite d’être cité : « La roche Avignon de nos navigateurs canadiens (Algernon Rock) garde encore, sur sa pointe est, l’arrière du vaisseau de la ligne Allan, le Canadian, qui y fit naufrage ». Algernon est comme la « version » anglaise d’Avignon, le rocher ayant vraisemblablement un nom pour le ministère fédéral de la Marine et un autre, plus ancien, pour les « navigateurs canadiens » (entendons ici francophones ou québécois). Gérad Ouellet utilisera la même « équivalence » dans un article de L’Action catholique en 1937.

Roche Àvignon (Leclaire, c1906)

« Le phare de la roche Avignon » dans Alphonse Leclaire, Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906)

La roche à Veillon 

Progressivement, on voit des auteurs parler de la « roche à Veillon ». Ainsi, dans ses Chronicles of the St. Lawrence (1880), MacPherson Le Moine se demande s’il faut dire « Avignon » ou « à Veillon »; Fournier (1923) écrit que la roche Algernon est aussi connue sous le nom de « roche à Veillon », toponyme « consacré » par Damase Potvin (Le Saint-Laurent et ses îles, 1945) et Gérard Ouellet (Ma Paroisse, 1946), puis officialisé par la Commission de toponymie du Québec en 1975.

Ce bref survol tend à démontrer (car il n’est pas définitif) que « roche Avignon » a précédé « roche Algernon » et « roche à Veillon », ce dernier étant plus sûrement issu de « roche Avignon » que de « roche Algernon ». Il reste cependant plusieurs questions.

Des questions

Pourquoi un rocher, que des publications officielles ou spécialisées nommaient depuis de nombreuses années « Avignon Rock » (on peut d’ailleurs se demande pourquoi « Avignon », en plein Saint-Laurent), est-il devenu « Algernon Rock »? Ce nom ne réfère à rien d’évident dans l’histoire du Québec ou du Canada. On se met même à penser que quelqu’un a fait une erreur de transcription au département de la Marine…

Est-ce qu’on nommait ce rocher « roche à Veillon » en déformant simplement « roche Avignon » ou parce que cette appellation évoquait autre chose ? Charles Deguise suggère cette hypothèse dans Le Cap au diable, en 1863 : « […] en descendant le fleuve, vous rencontrez un écueil bien digne d’attirer votre attention : c’est la Roche Avignon, ou, comme d’autres l’appellent, la Roche Ah Veillons, à cause des dangers qu’elle présentait autrefois à la navigation […] ». Arthur Fournier reprend la même idée en 1923 : on dit aussi« roche à Veillon », écrit-il, « probablement parce que rendus vers cet endroit les marins devenaient plus vigilants et se disaient « ici veillons l’endroit est dangereux » ». L’hypothèse est séduisante mais elle ne pourra probablement jamais être démontrée. Le texte de Deguise est une légende; Fournier écrit « probablement ».

Roche à veillon - par Jean D.

La roche à Veillon (photo Michel Lacombe)

Une autre roche à Veillon et un vrai Veillon

Si ce nom peut nous sembler bien original, il faut noter qu’il y a aussi une « roche à Veillon » en France, à l’entrée du Fier-d’Ars, une petite baie qui s’ouvre sur la côte nord de l’île de Ré (près de La Rochelle). Dans cette région, le patronyme Veillon est très ancien et pourrait expliquer le nom du rocher; au Québec, Veillon est un patronyme rare (Canada411 en signale un au Québec et un en Ontario!) mais il a été porté en Nouvelle-France par un navigateur qui a sillonné le Saint-Laurent et bien d’autres eaux.

Jean-Baptiste Veillon était originaire de Saint-Saturnin (auj. Meschers-sur-Gironde, en Charente-Maritime), donc pas loin de La Rochelle. Marié à Québec en 1722, il était commandant de La Fortune en 1728, puis capitaine du brigantin L’Aimable qui voyagea de Québec à La Rochelle en 1733. D’autres documents indiquent qu’il était à La Rochelle en 1736 et 1741 puis à Saint-Domingue (Haïti), où un de ses fils est mort (1745), et probablement de nouveau en France, en 1747, quand sa fille s’y marie.

Ce navigateur et sa famille disparaissent des registres canadiens vers 1740 et on perd leur trace; on suppose qu’ils ont quitté la colonie, à l’exception d’un fils, Jean Baptiste, aussi navigateur, qui réapparaît après la Conquête et se marie à Québec en 1763. Il aura cependant peu de descendants et le nom Veillon disparaîtra totalement des recensements dans la deuxième partie du XIXe, au moment où il apparaît officieusement dans la toponymie, sans qu’on puisse faire un lien entre les deux. Du moins jusqu’à maintenant.

Comment célébrer un anniversaire de mariage en l’absence d’un des conjoints ?

Les fonctionnaires fédéraux qui conseillent Patrimoine-Canada en vue du 150e anniversaire du Canada auraient de la difficulté à trouver des événements qui illustreraient « des contributions marquantes du Canada français à la fédération » (http://journalmetro.com/actualites/national/864431/le-canada-francais-un-peu-trop-absent-du-150e/). Ils ont bien envisagé « les contributions des Premières Nations, le centième anniversaire, en 2018, du droit de vote des femmes au fédéral, l’abolition de l’esclavage au Canada (il y a près de 200 ans) ou le 75e anniversaire des camps où avaient été internés les Canadiens d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale » mais leur imagination pourtant fertile quand il est question de multiculturalisme semble tourner court en ce qui concerne les Canadiens français.

Il est assez étrange de constater leur prédilection pour les Autochtones, qui n’ont joué aucun rôle (comme communauté) dans la conception et la mise en place du régime fédéral, alors qu’ils oublient que la Confédération a été construite sur la base de grands compromis entre les leaders des deux communautés qu’on qualifiait encore, il n’y a pas si longtemps, de « peuples fondateurs » ? L’interprétation est aujourd’hui contestée mais on y a vu longtemps (et plusieurs le croient encore) un véritable « pacte » entre les deux communautés linguistiques ?

Macdonald-Cartier

De fait, il est difficile de célébrer le 150e anniversaire d’une institution qui vous tourne le dos depuis le « renouement conjugal » raté de 1982. Ce serait un peu comme célébrer un anniversaire de mariage en l’absence d’un des conjoints.