La dernière maison de Saint-Jean-Port-Joli, « en bas de la paroisse », à la limite entre Saint-Jean et Saint-Roch, a hérité d’un surnom peu élogieux, la « maison du traître ». Son propriétaire, dit-on, aurait donné à manger aux soldats anglais qui ont incendié la Côte-du-Sud en 1759, sauvant ainsi sa propriété du désastre.
Il est difficile de documenter cette histoire qui repose sur une tradition orale.
Gérard Ouellet mentionnait cette maison dans l’introduction de Ma Paroisse en 1946 (p. XI-XII) : « Au moment de sortir de Saint-Jean-Port-Joli, il vaut la peine que vous vous arrêtiez à la dernière maison, sur votre gauche. C’est un autre souvenir du régime français. Propriété de M. Jean-Émile Ouellet aujourd’hui, cette habitation fut érigée par Jacques Dupont, pionnier de la demi-lieue. Parce que les soldats anglais trouvèrent le couvert en 1759, elle échappa à la destruction ». Plus loin, sous la photo de la maison, il écrivait : « La maison de Jean-Émile Ouellet, la dernière de la paroisse, à l’extrémité est, a été construite peu après 1740 par l’ancêtre des Dupont. Les Anglais l’épargnèrent en 1759 parce qu’ils y eurent le couvert. On a fait un autre toit par-dessus l’ancien qui était à pic ».
C’est la plus ancienne mention qu’on a pu retrouver jusqu’à maintenant sur cet incident. Arthur Fournier n’en parle pas dans son Mémorial. Où Ouellet a-t-il pris cette information ? Mystère. L’auteur est affirmatif : il présente les faits comme avérés, mais ne parle cependant pas du surnom qui court aujourd’hui et qui a été mentionné notamment dans Au pays des miens (p. 197), dont l’auteure est Monique Miville-Deschênes (en 2001) , et dans la brochure intitulée Circuit du patrimoine bâti de Saint-Jean-Port-Joli en 2008 (p. 32).
Les Dupont dans Les Anciens Canadiens
Aubert de Gaspé parle des Dupont dans le chapitre qu’il consacre à « l’incendie de la Côte-du-Sud » dans ses Anciens Canadiens (1863). La responsabilité de cette funeste opération avait été confiée à un Écossais, Archibald Cameron de Locheill, qui, dans le roman, avait vécu en Nouvelle-France avant la Conquête, avait étudié avec le fils (Jules) du seigneur du Port-Joli (le capitaine d’Haberville) et fréquenté sa famille. En entrant dans Saint-Jean-Port-Joli (qu’il doit incendier), les souvenirs encore récents lui reviennent à la mémoire :
« La première maison de Saint-Jean-Port-Joli était celle d’un riche habitant, sergent dans la compagnie du capitaine d’Haberville, où de Locheill avait été fréquemment collationner avec son ami Jules et sa sœur pendant leurs vacances. Il se rappelait, avec douleur, l’empressement, la joie de ces bonnes gens si heureux des visites de leurs jeunes seigneurs et de leurs amis. À leur arrivée, la mère Dupont et ses filles couraient à la laiterie, au jardin, à l’étable, chercher les œufs, le beurre, la crème, le persil, le cerfeuil, pour les crêpes et les omelettes aux fines herbes. Le père Dupont et ses fils s’empressaient de dételer les chevaux, de les mener à l’écurie et de leur donner une large portion d’avoine. Tandis que la mère Dupont préparait le repas, les jeunes gens faisaient un bout de toilette; on improvisait un bal, et l’on sautait au son du violon, le plus souvent à trois cordes qu’à quatre, qui grinçait sous l’archet du vieux sergent. Jules, malgré les remontrances de sa sœur, mettait tout sens dessus dessous dans la maison, faisait endiabler tout le monde, ôtait la poêle à frire des mains de la mère Dupont, l’emmenait à bras-le-corps danser un menuet avec lui, malgré les efforts de la vieille pour s’y soustraire, vu son absence de toilette convenable; et ces braves gens, riant aux éclats, trouvaient qu’on ne faisait jamais assez de vacarme. De Locheill repassait toutes ces choses dans l’amertume de son âme, et une sueur froide coulait de tout son corps, lorsqu’il ordonna d’incendier cette demeure si hospitalière dans des temps plus heureux […] ».
Rappelons qu’il s’agit d’un ROMAN écrit un siècle après un événement bien réel, l’incendie de la Côte-du-Sud, mais Aubert de Gaspé a arrangé les faits à sa façon. Ainsi, la maison Dupont n’était pas dans Saint-Jean-Port-Joli à l’époque, mais dans la seigneurie de L’Islet-à-la-Peau, aussi appelée D’Auteuil (la Demi-lieue) qui faisait partie la paroisse de Saint-Roch ; Jacques Dupont était d’ailleurs recensé dans cette dernière paroisse en 1762 et ne pouvait être sergent de milice dans la compagnie du capitaine d’Haberville.
Le « père Dupont » avait 36 ans en 1759 ; « la mère Dupont », environ 30 ans; le couple comptait seulement un fils et les deux filles étaient plutôt jeunes (5 et 2 ans 8 mois) pour l’assister dans la cuisine. Notons surtout que l’accueil chaleureux qui est évoqué ne se situe pas en 1759, mais plus tôt, avant la guerre de la Conquête, à l’époque où l’Écossais fréquentait la famille du seigneur du Port-Joli. Retenons aussi que, dans le roman, la maison a été incendiée.
On peut se demander par ailleurs si les soldats avaient faim en passant chez Dupont ! Ce jour-là, le 16 septembre 1759, ils ont quitté Saint-Roch de bonne heure et entrepris une longue marche qui les a menés à l’anse à Gilles (Cap-Saint-Ignace) en soirée. Ils ont franchi plus de distance qu’à l’habitude et, s’ils se sont sûrement arrêtés pour manger en cours de route, c’est plus probablement à mi-chemin, dans les environs de Saint-Jean, plutôt qu’en arrivant à la Demi-lieue, peu après leur départ.
Une maison du régime français ?
La TERRE de Jacques Dupont est passée ensuite entre les mains de plusieurs générations de Ouellet, le dernier de la lignée étant Réal, fils de Jean-Émile, mais s’agit-il de la même MAISON ?
On a souvent écrit qu’elle datait des années 1740, voire de 1700, et qu’il s’agissait d’une relique du régime français ; sa toiture au larmier cintré fait plutôt XIXe siècle, mais les traces d’une charpente précédente, plus à pic et plus associée à l’inspiration française, sont encore visibles en-dessous, ainsi que des traces d’incendie.
Cependant, comme on peut le lire sur le site du Musée de la mémoire vivante (http://www.memoirevivante.org/SousOnglets/AfficheSousOnglet?SousOngletId=2),
« des recherches récentes laissent plutôt croire que la maison aurait été construite au lendemain de la Conquête, vraisemblablement au tout début du 19e siècle. En effet, selon des analyses dendrochronologiques effectuées par la firme Dendrolab en 2010, la maison actuelle aurait été construite vers 1809-1810. Certes, on retrouve dans le bâtiment des lambourdes datant du 18e siècle, mais, à l’époque, il n’était pas rare d’utiliser des pièces de bois provenant d’autres bâtiments ».
En somme, si Jacques Dupont (1723-1799) a donné le couvert aux Anglais en 1759 ─ ce qui reste à prouver ─, ce n’est vraisemblablement pas dans la maison qu’on trouve aujourd’hui au 851, avenue de Gaspé est.
Et la « maison du traître » s’avère une autre belle légende de Saint-Jean-Port-Joli, comme la « prison », à l’autre extrémité de la paroisse.
Sources :
Au pays des miens. Récits de vie et généalogies de Saint-Jean-Port-Joli, Cap Saint-Ignace, La Plume d’oie, 2001, p. 197.
Comité culturel de la municipalité de Saint-Jean-Port-Joli, Circuit du patrimoine bâti de Saint-Jean-Port-Joli [brochure], 2008, p. 32.
Firme DendroLab, Datation de la maison Ouellet. Compte-rendu #2010-04, Saint-Jean-Port-Joli, 17 avril 2010, p. 19-21.
Ouellet, Gérard, Ma paroisse, Québec, Éditions du Pilier, 1946.
Saint-Pierre, Angéline, Hommage aux bâtisseurs, Cap-Saint-Ignace, La Plume d’oie, 2003, p. 22.