Le député (toujours) errant

À moins que de nouveaux promoteurs ne se manifestent, le bronze représentant Le député arrivant à Québec restera où il se trouve depuis le 6 juillet 2018, dans l’entrée des jardins de l’Hôtel du Parlement, comme s’il hésitait à y pénétrer, incertain.
Et il a bien raison d’hésiter. C’est au parc Montmorency, où les parlementaires bas-canadiens ont siégé pendant de nombreuses années, que ce député devait débarquer, mais le maître des lieux, Parcs Canada, lui ayant refusé l’accès, il a été hébergé par l’Assemblée nationale avec un coup de pouce intéressé du programme Commémoration Canada de Patrimoine canadien, un précédent dans l’histoire de la commémoration à cet endroit.

Député arrivant 2024

Le projet
Deux membres de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec sont à l’origine de ce projet de commémoration. À l’assemblée générale tenue le 13 mai 2015, André Gaulin et Matthias Rioux proposent et font adopter, à l’unanimité, la résolution suivante :

Attendu qu’aucune mémoire publique n’est faite dans notre Capitale du premier Parlement du Québec qui fut le nôtre de 1792 à 1838, soit pendant près de cinquante ans[1]; […]
QUE l’Amicale des anciens parlementaires du Québec assure le suivi à donner pour que mémoire soit faite du premier Parlement du Québec (1792-1838) dans le parc Montmorency de la capitale, Parlement dont on soulignera le 225e anniversaire en décembre 2017.

La résolution est transmise au président de l’Assemblée nationale le 29 juillet[2]. Dans un courriel adressé à François Gendron, troisième vice-président de l’Assemblée nationale et président du Comité des fêtes soulignant le 225e anniversaire des institutions parlementaires, André Gaulin précise comment il voit les suites de cette proposition :

Nous pensons qu’une simple plaque commémorative serait un minimum tout en étant sensibles au fait d’éviter des frais excessifs. Nous pensons, par exemple, qu’un rappel de ce fait historique important (non signalé jusqu’à aujourd’hui) pourrait s’accompagner d’une œuvre d’art (voir celle qui a été faite dans le cimetière de la guerre de Sept Ans, par exemple). Nous pensons, en l’occurrence, à une réplique de la statue d’Alfred Laliberté intitulée Le député arrivant à Québec, qui fait partie de la série des personnages intitulée Métiers, coutumes et légendes d’autrefois, réalisés entre 1927 et 1931 par l’artiste[3].

Le projet avance ensuite lentement, bizarrement et en toute discrétion. En octobre 2016, au lieu de s’adresser au gouvernement du Québec ou à la Commission de la capitale nationale — probablement en signe d’autonomie de l’institution parlementaire… —, le président de l’Assemblée nationale, au nom de l’Assemblée et de l’Amicale, sollicite l’appui de la ministre du Patrimoine canadien pour ériger le monument suggéré par l’Amicale au parc Montmorency. Il est référé au programme Commémoration Canada.

Le refus de Parcs Canada
Mais, surprise : en août 2017, quand l’Assemblée nationale demande à Parcs Canada la permission d’installer le bronze dans le parc (peut-être aurait-il fallu commencer par là ?), elle essuie un refus catégorique exprimé dans ce courriel du 7 septembre 2017 :

  • L’élection de la première législature du Bas-Canada en juin 1792 et la première assemblée des députés élus à la législature du Bas-Canada en décembre 1792 ne sont pas des motifs de désignation du lieu historique national du parc Montmorency. Bien qu’importants dans la trame historique du pays, ces thèmes sont liés à d’autres valeurs patrimoniales que celles qui justifient la désignation du parc comme lieu historique national. La commémoration en ce lieu vise plutôt l’endroit où s’est réuni le parlement de la province du Canada entre 1841 et 1866. À ce titre, les œuvres ayant un lien direct avec la commémoration sont privilégiées.
  • De plus, des travaux de restauration importants du mur de fortifications sont prévus dans ce lieu au printemps prochain (et pour une durée variant entre 12 et 18 mois) ce qui empêcherait un dévoilement en avril 2018 ainsi qu’une accessibilité au cours de cette période.

Un « détail » avait donc échappé à tout le monde, y compris, manifestement, aux correspondants fédéraux du président de l’Assemblée nationale : 68 ans plus tôt, en mai 1949, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada avait désigné le parc Montmorency comme lieu historique national parce qu’il est « l’un des lieux où le Parlement de la Province du Canada s’est réuni entre 1841 et 1866 ». En conséquence, les membres de ce Parlement bénéficient d’une commémoration, même s’ils n’y ont siégé que 7 ans au total (précisément d’août 1852 à février 1854 et de février 1860 à septembre 1865), mais pas les députés du Bas-Canada, qui ont siégé là pendant 45 ans (1792 à 1837), ni ceux de la province de Québec qui y ont ajouté 15 ans (de décembre 1867 à mars 1883).
L’Assemblée nationale conteste la décision de Parcs Canada, mais n’obtient pas gain de cause et, le 8 janvier, la ministre Catherine McKenna confirme le refus définitif. Entretemps, la demande de subvention est acheminée à Patrimoine canadien (15 novembre) et rapidement acceptée (22 décembre 2017) par la ministre Mélanie Joly. L’Assemblée nationale demande à Patrimoine canadien d’assumer la conception et l’installation du monument (soit environ 215 000$) tandis qu’elle s’occupera de la cérémonie de commémoration et de l’entretien futur du monument…
Devant l’obstination de Parcs Canada, l’Assemblée nationale décide d’installer le monument sur son terrain, avec la subvention fédérale, et confie à l’Atelier du bronze d’Inverness la fabrication de la réplique de l’œuvre de Laliberté.

Le dévoilement
Le dévoilement est fixé au 6 juillet, un beau vendredi midi, pour coïncider avec la 44e session de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Les jardins du Parlement s’enrichissent d’un nouveau monument : c’est tout ce que la quasi-totalité de la population comprend, rien n’ayant transpiré de tout ce qui précède, sauf au sein de l’Amicale, et même l’information diffusée par son bulletin (Le temps de parole, juin 2018) élude le fond de la question : on rappelle que la motion de 2015 visait à souligner « le 225e anniversaire des institutions parlementaires et du premier Parlement du Québec », sans mentionner le projet du parc Montmorency. La suite des événements, telle que rapportée par le président de l’Amicale à l’assemblée générale de mai 2018, passe directement à la mise en place prochaine d’un monument sur les terrains de l’Assemblée nationale, sans mentionner le refus de Parcs Canada.

Député arrivant 2024 plaque
Les communiqués et les discours de circonstance n’y font évidemment aucune allusion. Interrogé par Le Devoir, le président Chagnon a d’abord dit croire « que les travaux en cours au parc Montmorency avaient pu motiver le refus de Parcs Canada. […] Quand Le Devoir l’a informé des véritables raisons du refus de Parcs Canada, M. Chagnon n’a pas souhaité commenter davantage ». De son côté, le ministre fédéral de la Famille, Jean-Yves Duclos, « ne pouvait pas non plus expliquer pourquoi le monument devant commémorer les députés du premier Parlement du Bas-Canada s’est retrouvé à un kilomètre au sud-ouest du parc Montmorency[4] ».
Le maigre dossier de correspondance obtenu par les initiateurs du projet en octobre 2018, lors d’une rencontre avec le troisième vice-président de l’Assemblée, confirme pourtant qu’il y a eu des échanges entre le cabinet du président de l’Assemblée nationale et celui du ministre Duclos, qui ne pouvait ignorer le refus de Parcs Canada et son motif principal, mais préférait probablement faire semblant pour ne pas mettre en évidence l’entêtement de la ministre McKenna qui avait plusieurs mois devant elle pour essayer de changer le motif de désignation du parc et dénouer l’affaire.
Certains membres de l’Amicale ont boycotté l’événement, dont les initiateurs du projet, André Gaulin et Matthias Rioux ; pour ce dernier, « subordonner l’Assemblée nationale à l’autorité fédérale en la circonstance est quelque chose d’assez gênant[5]. » À Radio-Canada, la présidente de l’Amicale a qualifié la situation de « ridicule ».

Une deuxième tentative
À quelques reprises dans les échanges, et encore en entrevue avec Le Devoir, le président de l’Assemblée nationale a évoqué la possibilité que le monument soit déménagé au parc Montmorency une fois les travaux terminés, « et s’il y a quelque chose qui bouge là-bas et qui fait notre affaire ».
Le 8 mai 2019, à l’assemblée générale de l’Amicale, André Gaulin et Jacques Brassard proposent et font adopter une résolution demandant « QUE l’Amicale assure le suivi complet de [la] proposition de 2015 auprès des instances concernées pour que le bronze commémoratif soit érigé à l’endroit qui correspond à l’histoire ».
Le 26 juillet 2019, la présidente de l’Amicale fait appel au président de l’Assemblée nationale pour reprendre les discussions avec le gouvernement du Canada : « En tout respect pour la vérité historique, ce monument se doit d’être placé sur le site d’origine du premier Parlement du Québec. Nous comprenons que ce site est la propriété du gouvernement fédéral, mais l’histoire du Québec ne change pas avec les déplacements des lieux où se manifeste notre démocratie. »
La réponse de François Paradis ne viendra que le 9 mars 2020. Il lui a fallu plusieurs semaines pour obtenir la certitude que le fédéral ne s’opposerait pas au déménagement du bronze, mais il faudrait d’abord « une lettre signée de la part de Parcs Canada » autorisant une installation au parc Montmorency, et ensuite l’accord du Bureau de l’Assemblée pour une nouvelle dépense.
Pour faire bouger Parcs Canada, l’Amicale (devenue entretemps le Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec) a d’abord privilégié les contacts politiques et les échanges en coulisses pour ensuite, à l’automne 2020, se résoudre à demander à la Commission des lieux et monuments historiques de modifier la désignation du parc.

Un gain modeste passé inaperçu
Dès novembre 2020, la Commission autorisait le changement, mais c’est seulement à l’automne 2022, après consultation, qu’elle a dévoilé discrètement une nouvelle plaque commémorative dont le texte débute en mentionnant la présence des parlementaires bas-canadiens et québécois au parc Montmorency : « Durant près d’un siècle, les conseillers législatifs et les députés du Parlement du Bas-Canada (1792-1838), de la province du Canada (1852-1854 ; 1860-1865), puis ceux de la province de Québec (1867-1883) siègent ici ». C’était moins que le minimum souhaité par André Gaulin en 2015. Le reste du texte met toujours l’insistance sur la Confédération : il n’est évidemment pas question, parmi les « faits marquants qui jalonnent l’histoire politique et constitutionnelle du pays », de la création du premier parlement québécois ou des débats pour un véritable parlementarisme, des 92 Résolutions, etc. Encore moins des Patriotes.
Lors de leur assemblée générale de juin 2022, les membres du Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale ont adopté une dernière résolution sur le parc Montmorency :

Que, saluant tous les efforts qui ont été mis dans ce projet, soit complétée, dans le parc Montmorency, la reconnaissance du premier parlement du Bas-Canada.
Que, cependant, le bronze du Premier député arrivant à Québec et rappelant le premier parlement du Bas-Canada demeure dans le parc des Jardins de l’Assemblée nationale du Québec.

Dans un texte-bilan[6], Normand Jutras écrit que le Cercle des ex-parlementaires se réjouit d’avoir obtenu la correction d’un oubli « ainsi que la reconnaissance de la vérité historique, à savoir que le parc Montmorency a accueilli non seulement le Parlement du Canada, mais aussi le Parlement du Québec, et il a été ainsi le lieu du début du parlementarisme québécois ». Les membres du Cercle renoncent toutefois à déménager le monument au parc Montmorency en prenant acte d’un état de fait et des coûts éventuels, mais en considérant aussi que Le député arrivant à Québec commémore autant ceux de 1792 que tous les autres qui lui ont succédé et qu’il sera là pour souhaiter la bienvenue aux parlementaires qui suivront.
C’est un point de vue.
Quant à la première partie de la résolution, elle ouvre la porte à une autre démarche, mais le Cercle se retire du jeu et passe la main. Il serait peut-être temps que d’autres intervenants se mobilisent, comme le Mouvement national des Québécois, la Fédération des sociétés d’histoire, la Fondation Lionel-Groulx, la Société du patrimoine politique, le Parti québécois, étrangement silencieux depuis le début.

***

Peu d’observateurs ont commenté cette saga. Dans Le Devoir du 21 juillet 2018, Robert Dutrisac y a consacré un éditorial intitulé « Premier Parlement : gommer l’histoire ».

La raison invoquée par Parcs Canada pour justifier son refus d’accéder à la requête de l’Assemblée nationale ne manque pas d’ironie. Le parc Montmorency est réservé à la commémoration du Canada-Uni : son Assemblée législative a siégé sporadiquement à cet endroit moins de dix ans au total, entre 1852 et 1865.
Il est bon de rappeler que l’Union du Bas-Canada et du Haut-Canada a été imposée à la suite du rapport Durham dans le but d’assimiler les Canadiens français en bannissant la langue française de la législature et de réduire leur poids politique en les privant de leur Parlement et de leur majorité. Même Louis-Hippolyte La Fontaine, bien qu’il jugeât que les Canadiens français pouvaient tirer profit de l’Union, reconnaissait que le régime avait été conçu pour les écraser.
Ce que les autorités fédérales ne veulent pas commémorer au parc Montmorency, c’est tout le contraire : un Parlement contrôlé par les Canadiens français, lieu des combats des Pierre-Stanislas Bédard et Louis-Joseph Papineau du Parti canadien, rebaptisé Parti patriote. Qu’elles donnent toute la place à l’éphémère et bancal Canada-Uni est un choix politique qui n’est pas anodin. C’est la mémoire des patriotes qu’Ottawa refuse ainsi de rappeler au sein du Vieux-Québec, lui qui a la haute main sur la plupart des sites historiques d’importance de la capitale nationale.

On comprend la décision du Cercle des ex-parlementaires de fermer le dossier, tout en souhaitant une reconnaissance plus explicite de la présence de notre premier parlement au parc Montmorency. L’expérience a démontré que la partie canadienne est puissante et profite de l’inertie du gouvernement québécois ; elle a une conception plus efficace de la commémoration, qu’elle met en application à son avantage avec d’autant plus d’aisance qu’elle possède les lieux et obtient la collaboration des politiciens fédéralistes locaux.


[1] Voir à ce sujet Gaston Deschênes, « Les patriotes aux oubliettes », Le Devoir, 17 mai 2014, p. 7, ou https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2014/05/11/les-patriotes-aux-oubliettes-comment-le-gouvernement-federal-occulte-une-page-fondamentale-de-notre-histoire/; aussi (entrevue avec André Gaulin) « Une immense lacune dans la commémoration à Québec : le premier Parlement », Bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec, automne 2015 : 29-35.

[2] Un bref « Historique » dressé par l’Assemblée nationale couvre les années 2015-2020.

[3] « Rapport du président [Létourneau] », Le temps de parole, juin 2016 : 5-6.

[4] Dave Noël, « Un Canadien errant », Le Devoir, le 10 juillet 2018 : 1-2.

[5] Matthias Rioux et André Gaulin exprimeront ensuite leur point de vue dans, « Un député errant », Le Soleil, 14 juillet 2018, puis en version augmentée dans L’Action nationale, 108, 6-7 (juin-sept. 2018) : 39-44.

[6] Le temps de parole, automne-hiver 2022-2023 : 37-39.

La mémoire d’un pays rebelle

Compte-rendu du livre Un pays rebelle par Simon Rainville, L’Aut journal, 22 juin 2023
(https://www.lautjournal.info/20230622/la-memoire-dun-pays-rebelle)

En 2009, l’historien Éric Bédard a tenu à la radio une chronique sur la Conquête dans laquelle il disait en substance : « Je me suis rendu compte en préparant cette émission que je pouvais expliquer les différentes interprétations de l’impact de la Conquête sur l’histoire du Québec, mais que je connaissais très mal l’événement en lui-même. »
Quelques années plus tard, Jonathan Livernois remarquait dans La permanence tranquille (Boréal) qu’aucune des dates que l’on fête au Québec n’est liée à un événement précis. La fête des Patriotes, par exemple, n’est pas associée à une date clé du mouvement, comme c’est le cas du 4 juillet aux États-Unis qui célèbre la Déclaration d’Indépendance. Au Québec, rien de tel. Nous avons une « mémoire sans intention, donc sans intentionnalité », comme le dit si justement Yvan Lamonde dans Un coin dans la mémoire (Leméac, 2017).
J’ai repensé à tout ça en lisant Un pays rebelle (Septentrion, 2023) de Gaston Deschênes. Un peu à la façon de L’émeute inventée (VLB, 2014) de James Jackson, qui avait fait revivre, par une recherche rigoureuse en archives, les élections décisives de 1834 qui ont contribué à la radicalisation des Patriotes, le livre de Deschênes entre dans l’événement, dans le quotidien des rebelles qui ont participé à la guerre d’Indépendance américaine sur la Côte-du-Sud. L’étude rappelle Québec sous la loi des mesures de guerre : 1918 (Lux, 2014) de Jean Provencher, qui suivait les agissements des citoyens lors de l’imposition de la conscription.

Trois appréciations
Avec Deschênes, on suit ces hommes et ces femmes qui se sont tenus debout face à la Grande-Bretagne — qui venait de nous envahir une quinzaine d’années auparavant — et ont rêvé à un avenir meilleur. On peut presque voir, sentir, entendre ces personnes, comme Clément Gosselin ou Pierre Ayotte, qui ont parfois pris les armes (environ 500), mais plus souvent offert de l’aide logistique à l’avancée américaine pratiquement jusqu’à Québec en 1775 et 1776. Dans plus de la moitié des secteurs, « les Sudcôtois penchaient très majoritairement, voire massivement, pour les rebelles », précise l’historien. La situation était à ce point tendue que les capitaines, les officiers et sous-officiers de la milice ont presque tous subi des représailles de la part de la Grande-Bretagne.
Plusieurs des nôtres ont cependant préféré demeurer dans une « neutralité participative », position que nous tenons encore trop souvent, qui nous empêche de nous ériger réellement comme acteurs de notre propre histoire. Ils ont choisi d’être des spectateurs qui laissent le rôle principal aux Américains tout en ne nuisant pas à leur plan (ravitaillement, surveillance, etc.).
D’autres ont tout simplement été hostiles aux insurgés. Ils se sont bercés d’illusions sur les bienfaits culturels de l’Acte de Québec de 1774 en oubliant tout ce qu’il contient de néfaste en matière de soumission politique. Selon Deschênes, les Américains rappellent sans cesse à nos ancêtres « que l’Acte de Québec risque de les priver de cinq droits dont ils bénéficiaient à titre de “nouveaux sujets” britanniques depuis 1764, soit un gouvernement représentatif (ce qu’ils n’ont pas pour le moment et n’auront qu’en 1791), le procès devant jury, l’habeas corpus, la pleine propriété terrienne et la liberté de presse ». Une leçon de politique, en somme, que nous n’avons toujours pas comprise. Nous continuons à présenter cet Acte uniquement comme un garant de nos droits culturels.

Illusion et dénigrement
Nous nous berçons encore d’illusions quant à notre capacité de vivre dans ce beau et grand Canada. Dans son mandement, monseigneur Briand demandait aux nôtres de prendre le parti de la Grande-Bretagne plutôt que celui des treize colonies, prétextant que la « voix de la religion et celle de vos intérêts se trouvent ici réunies ». Il scellait ainsi notre compréhension du politique pour les siècles à venir : défendre notre culture, d’un côté, et la suprématie du pouvoir anglais, de l’autre, devaient représenter notre voie de salut.
Et cette illusion est entretenue par les amis du régime, britannique à l’époque, canadien aujourd’hui. Les Baby, Taschereau et autres d’autrefois sont remplacés par leurs semblables aujourd’hui, mais la logique demeure celle de la collaboration avec le plus fort afin d’asseoir son pouvoir de roitelet sur ses congénères.
Évidemment, ce sont eux, les vainqueurs, qui ont écrit l’histoire et ont forgé la mémoire que nous avons de ces événements, si tant est que nous en ayons une. Ainsi, les historiens fédéralistes et les purs et durs de la dépendance, relayés par le clergé qui nous a vendu la Conquête providentielle qui aurait permis aux nôtres de demeurer de bons catholiques, ont longtemps laissé entendre que les insurgés étaient minoritaires, agressifs, vagabonds et profiteurs. Comme si les puissants n’étaient pas une minorité de profiteurs à qui la bonne entente du Canada était bénéfique depuis toujours.
Deschênes montre qu’il n’en est rien, que les rebelles étaient pour la plupart des artisans et des paysans, de simples citoyens, en somme, de ceux et celles par qui les vrais changements historiques se produisent, loin des prétendus grands hommes qui façonneraient l’histoire.
Ces gens de peu, qui n’avaient que leur sens de la liberté, de la justice et du courage, n’avaient pas d’éducation. C’est le malheur qui s’est longtemps abattu sur le Québec. S’ils n’avaient pas les fins mots de l’analyse politique, ils étaient debout. « La “tyrannie” dont [Gosselin parle est l’absence de représentation au sein du gouvernement, conclut l’historien ; la liberté, c’était une autre façon de dire “indépendance”. »

L’absence d’organisation politique
Deschênes remarque à juste titre que, ce qui manquait à ces hommes debout, c’était une organisation politique. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons encore en partie. Malgré la création de partis indépendantistes comme les patriotes, le RIN, le PQ, ou QS, le Québec est encore en déficit d’organisation proprement politique, c’est-à-dire qui ne joue pas selon le jeu du colonisateur. C’est la compréhension du politique qui nous fait défaut. Deschênes lui-même conclut en disant que Londres n’avait pas intérêt à donner des institutions représentatives à nos ancêtres après la Conquête, malgré l’Acte de Québec. C’est inverser le problème : ce sont nos ancêtres qui auraient eu intérêt à renverser le pouvoir, à le saisir. Attendre après la gentillesse du colonisateur est une aberration.
Nous nous retrouvons donc encore aujourd’hui avec une mémoire à laquelle échappe la réalité du pouvoir. C’est pourquoi des livres comme celui de Deschênes sont précieux. D’abord parce qu’ils redressent une partie de la réalité historique en montrant que notre passé n’est pas fait que de bonne entente et qu’il y a une tradition de rébellion en nous. Ensuite, parce qu’ils exemplifient les relations de pouvoir qui, bien que plus douces, sont essentiellement les mêmes aujourd’hui. Finalement, parce qu’ils sont des fondements sur lesquels pourrait reposer une mémoire plus politique, plus concrète de nous-mêmes. Une mémoire qui se fonderait sur des événements, sur des symboles bien précis, identifiables dans ce qu’ils ont de simple : la réalité du pouvoir que l’on subit.
La fête des Patriotes, qui remplace celles de Dollard-des-Ormeaux et celle de la reine que le Canada aime tant, a le mérite d’évacuer tranquillement le symbole colonialiste britannique. Mais elle ne cimente aucune conception de notre domination dans notre imaginaire, là où le 4 juillet cristallise dans la mémoire collective américaine le symbole de la conquête politique contre la Grande-Bretagne. C’est pourquoi il faut chérir des créateurs de symboles comme Pierre Falardeau, qui a su faire du 15 février 1839 une date facilement reconnaissable, celle de la pendaison du rêve de l’indépendance du Québec.
En lisant James Jackson, je rêve d’une série sur l’élection mensongère du pouvoir britannique de 1834. En lisant Jean Provencher, je rêve d’une série documentaire sur la conscription de 1917-1918. En lisant Gaston Deschênes, je rêve d’un film sur ces insurgés de 1775-1776. Je rêve d’une mémoire fondée sur le réel. Je rêve d’un pays rebelle.

L’écriture: « une espièglerie » ?

Dans un article intitulé « L’histoire est une plaie créée par l’écriture de l’homme » (Le Devoir,17 mai 2024), l’ancien chef de la communauté innue de Pessamit a émis une opinion singulière sur les sources écrites utilisées par les historiens (https://www.ledevoir.com/opinion/idees/813094/histoire-est-plaie-creee-ecriture-homme).

« Les sociétés sans écriture, écrivait-il, sont aussi riches et nanties dans leur cheminement avec leur passé, et cela grâce à leur oralité et à leur tradition orale. À ce niveau, il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille : les faits restent, comme lors de leur transmission, authentiques malgré les divers locuteurs et le passage du temps. L’écriture est une espièglerie manipulée aux fins des intérêts individuels et collectifs. L’écriture a fait un carnage de l’identité des existences des Premiers Peuples par le sabotage de leurs identités, de leurs terres, de leurs spiritualités et par la transgression de leur mode de vie ».

Je ne sais pas si j’ai bien compris, mais l’auteur laisserait entendre que la tradition orale transmet les faits dans toute leur authenticité, sans aucune falsification, tandis que les sources écrites sont essentiellement douteuses, pour ne pas dire plus.
C’est peut-être à cause de mes biais plus ou moins conscients d’homme blanc âgé (voire cisgenre…), mais j’aurais plutôt cru le contraire, sans être aussi catégorique dans mon évaluation des mérites respectifs des textes et de la tradition orale.
Les écrits sont parfois bien fâcheux  : ils restent, « scripta manent », comme le veut la devise des notaires, tandis que les paroles ont tendance à s’envoler. Quand les faits ne nous conviennent pas, on ne peut pas tous, sérieusement, prétendre qu’ils ont été massivement falsifiés, comme l’écrit l’auteur de L’histoire inédite de la première colonie de Québec (Éditions de l’Ours gardien, 2022) au sujet des œuvres de Cartier, de Champlain et de Lescarbot, et même des relations des jésuites et des registres d’état civil. Par contre, avec la tradition orale, on peut plus facilement « oublier » les épisodes « déplaisants »…
Mon ex-beau-père avait convaincu ses enfants que leur premier ancêtre en Amérique était un « comte » venu ici « après la Révolution », alors que, dans ma famille, on disait avoir « de l’Indien ». Les recherches ont démontré que nous avions effectivement une souche amérindienne incarnée par le chef pentagouet Madokawando, mais que le présumé « comte » de la belle-famille était un bien modeste pêcheur normand.
De telles histoires de tradition orale sont sûrement innombrables, et distrayantes, mais on en voit d’autres plus délicates.
Dans La Presse, du 19 mai 2024, Isabelle Hachey a consacré trois textes aux présumées « sépultures » anonymes découvertes à Kamloops en mai 2021. D’innombrables médias et des journalistes réputés avaient alors annoncé faussement qu’on avait découvert les restes de 215 enfants enterrés dans des fosses communes, certains ajoutant que ces enfants exhumés avaient subi « des sévices physiques et sexuels » aux mains de « bourreaux en soutane ».
À la suite d’Hélène Buzetti en mai 2022 (https://www.lesoleil.com/2022/05/27/la-douleur-et-les-faits-2820f37617252186dbd78dcc90fa186f), Isabelle Hachey a rappelé qu’on n’avait encore exhumé aucun corps à Kamloops : « Soyons clairs : non, on n’a pas découvert de charniers, ni à Kamloops ni ailleurs. Non, les religieux ne se sont pas livrés à des massacres d’enfants ». Reste qu’on a tant de fois laissé entendre le contraire et que les rétractations ont été bien timides. Et ceux qui ont remis en question ces « découvertes », dont Jacques Rouillard (qui a été le premier à le faire au Québec en janvier 2022), ont vite été accusés de révisionnisme, de négationnisme ou de voyeurisme macabre : « Des articles comme celui de M. Rouillard, a déclaré le ministre des Affaires autochtones (cité par Hachey), s’inscrivent dans une tendance de déni et de déformation de la réalité qui a marqué le discours sur les pensionnats au Canada. Ils sont nuisibles parce qu’ils tentent de priver les survivants et leurs familles de la vérité, et ils déforment la pleine compréhension que les Canadiens ont de notre histoire ». Rouillard avait seulement démontré qu’on n’avait rien exhumé, ce qui est (encore) l’incontestable vérité.
La journaliste s’est justement intéressée aux travaux de cet historien qui essaie de documenter l’histoire des enfants qui seraient morts à Kamloops en examinant notamment les archives de la communauté religieuse qui y assurait l’enseignement. Rouillard ne nie pas le drame des pensionnats et connaît parfaitement les témoignages rendus devant la Commission vérité et réconciliation, mais il refuse d’admettre, sans preuve, « que les frères et les sœurs québécois responsables du pensionnat de Kamloops ont froidement, délibérément tué des enfants, puis tenté de camoufler leurs crimes en les enfouissant dans le verger ». Dans les témoignages, il faut évaluer différemment ce que les pensionnaires ont vécu et ce qu’on leur a raconté.
Pour la journaliste, le questionnement d’un chercheur comme Rouillard constitue un réflexe « très blanc : pour établir que des crimes ont bel et bien été perpétrés, il faut des preuves solides, des enquêtes criminelles, des fouilles, des examens médicolégaux », tandis que les communautés autochtones ne veulent que « faire le deuil de leurs enfants morts ».
C’est là qu’on rejoint les propos de l’ancien chef de Pessamit pour qui «il n’y a pas de falsification ni de doute dans la transmission de faits de bouche à oreille […] », tandis que l’écriture « est une espièglerie ».

Antonio et les docteurs

L’évangile selon saint Luc raconte cet épisode de la vie du Christ (chapitre 2, versets 41-52).
En revenant d’une visite à Jérusalem, Joseph et Marie constatèrent que leur fils de 12 ans était absent. Ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.

« Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant. Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses. Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse. Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ? Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. Puis il descendit avec eux pour aller à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait toutes ces choses dans son cœur. Et Jésus croissait en sagesse, en stature, et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. »

Si je me souviens bien, c’est ma mère – dont la culture religieuse et l’humour se mariaient parfois pour donner de bonnes « lignes » – qui s’est amusée à évoquer ce passage biblique en voyant la photographie de mon père, élu président du club Richelieu de La Pocatière en janvier 1959, au milieu de son « bureau de direction ». Les autres administrateurs affichaient TOUS fièrement leur titre de docteur : trois médecins (Raymond, Germain, Boulanger), deux agronomes (Perreault et Forest), un dentiste (Grandmaison) et un optométriste (Bélanger).
1959 Club Richelieu La Pocatière
Antonio Deschênes (assis au centre) et les sept collègues docteurs accompagnés du gouverneur régional de la Société Richelieu (deuxième à partir de la gauche). Photographie publiée dans L’Action catholique du 9 février 1959. Coll. privée.

Antonio était pour sa part « diplômé » de l’école du rang, avec une cinquième année qu’il avait faite trois fois, disait-il, parce que la maîtresse n’en savait pas plus… Le 24 février 1930, l’inspecteur Dubeau lui a donné un livre d’Alfred D. De Celles, Lafontaine et son temps, en récompense pour ses résultats scolaires en « Orth[ographe] » et « calcul » – ce qui n’étonnera pas ceux qui ont constaté ses aptitudes en calcul mental. Il avait douze ans et vivait probablement ses dernières semaines d’école. Au recensement de 1931, il était identifié comme aide fermier sur la terre paternelle avec son frère Roger.
Antonio Prix coul  Antonio 1929c
Premier communiant en 1929 ou 1930. Coll. privée.
Recensement 1931
Extrait  du recensement de 1931.

À la fin des années 1930, il étudie à l’école forestière de Duchesnay pour devenir mesureur de bois, métier qu’il exerce quelques années pour la compagnie Price Brothers au Saguenay.
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L’Action catholique, 19 avril 1938.
BON Gallon+cheval
Jetons utilisés par le mesureur de bois pour payer la nourriture de son cheval dans sa tournée des camps de la compagnie. Coll. privée.

De retour à Saint-Jean-Port-Joli, il est brièvement commis à la coopérative de consommation (La Paix) avant d’être embauché, en 1942, comme gérant de la coopérative agricole qui vient d’être fondée.

Le 19 février 1943, Le Soleil publiait la photographie d’un groupe de « jeunes agriculteurs » inscrits à des cours de coopération donnés à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en vertu d’une entente fédérale-provinciale de l’aide à la jeunesse.

1943 Cours de coop.-Lapocatière

Sur la photographie, au pied du grand escalier de l’École, le premier étudiant debout à gauche n’est pas agriculteur ni plus très jeune : c’est le gérant de la coopérative agricole de Saint-Jean-Port-Joli, 26 ans, qui a été libéré pour aller suivre ce cours de six semaines.

Dès sa fondation, la coopérative a acheté la beurrerie d’Alfred Dubé, au cœur du village, et, en 1950, elle inaugurait sa meunerie à « la Station ».

14.17a Beurrerie 1950 BANQ ATLa beurrerie vers 1950. Coll. BANQ, photo Alph. Toussaint.

1950 Coop. SJPJ-Meunerie-SHCS
Bénédiction de la meunerie en 1950.  Coll. privée.

Près de 25 ans plus tard, le 30 mars 1967, Le Soleil publiait une photographie du conseil d’administration de la Coopérative agricole de la Côte-Sud, issue de la fusion des coopératives agricoles de Saint-Jean-Port-Joli et de Saint-Pascal (qui deviendra Dynaco, puis Avantis).

1967 CACS-assemblée gén. -officiers-SHCS corr.

Les membres du conseil étaient réunis au pied du même escalier, à l’Institut de technologie agricole de La Pocatière. Sur la première rangée, on reconnaît Simon Fortin, représentant Saint-Jean-Port-Joli (4e à gauche), Roger Pelletier, président (5e), Antonio Deschênes, directeur général (6e), poste qu’il occupe jusqu’au début des années 1970. Il poursuivra ensuite sa carrière au sein de la Coopérative fédérée de Québec, à titre de conseiller en gestion auprès des coopératives locales, jusqu’à son décès en 1982.

Encore deux mots sur la devise du Québec

Dans un ouvrage que toute personne qui s’intéresse à notre histoire devrait lire (Le mythe tenace de la folk society en histoire du Québec, Septentrion, 2023, 216 pages), Jacques Rouillard s’attaque au mythe de la société québécoise pré-révolution tranquille qui aurait été retardataire sur tous les plans, réfractaire à la modernité, à l’industrialisation, à l’urbanisation, aux affaires et au syndicalisme.
L’auteur explique que des sociologues, américains ou sous influence de la sociologie américaine, ont construit cette image d’une folk society, primitive, rétrograde, en observant des villages éloignés des milieux urbains et en se fondant sur des sources proches des milieux cléricaux, dont Le Devoir et L’Action catholique. Les historiens de la seconde moitié du XXe siècle ont permis de corriger cette image qui n’était pas conforme à la réalité. Comme l’écrit Louis Cornellier, « la thèse du Québec en retard, occupé à prier dans ses campagnes jusqu’à la Révolution tranquille, est fausse. Elle ratatine notre histoire, nous fait honte, à tort, et nous fait oublier que le Québec est assez respectable pour être un pays normal ».

***

C’est un ouvrage magistral où l’auteur démontre son impressionnante maîtrise de l’historiographie québécoise, mais il y a quand même un bémol à exprimer sur les quatre pages que l’auteur consacre à la devise du Québec, une sorte de hors-d’œuvre inséré à la fin du chapitre quatre.
L’auteur écrit qu’Eugène-Étienne Taché a inscrit la devise Je me souviens au fronton de l’Hôtel du Parlement, mais que « ce n’était pas son intention d’en faire la devise du Québec ».
Rappelons que la reine Victoria a accordé des armes à la province de Québec en 1868 : « D’or à la fasce de gueules chargé d’un léopard d’or armé et lampassé d’azur, accompagné au chef de deux fleurs de lys d’azur et à la pointe d’une branche d’érable à sucre à triple feuille de sinople, aux nervures du champ. »

Armoiries 1892

La porte d’entrée principale en 1892.

Quinze ans plus tard, sur les plans de la façade de l’Hôtel du Parlement, Taché propose de sculpter ces « armes » au-dessus de la porte principale en y ajoutant une couronne et un listel portant les mots Je me souviens. Taché était un héraldiste accompli : si ces trois mots ne sont pas là comme devise, à quoi pouvaient-ils bien servir? Autour de Taché, des gens comme Ernest Gagnon n’étaient pas dupes et savaient que le concepteur des plans de l’édifice profitait de l’occasion pour donner au Québec une devise résumant ce qu’il voulait rappeler avec la décoration de la façade, soit, principalement, le souvenir de nos grands personnages historiques.

***

Jacques Rouillard fait ensuite un lien entre la devise du Québec (1883) et la médaille du tricentenaire de Québec (2008) qui en éclairerait la signification.
Sur la médaille, Taché a « recyclé » une autre devise conçue vers 1900 en vue de l’érection d’un monument qui n’a pas vu le jour, soit « Née dans les lis, je grandis dans les roses » qui est devenue, sur le revers de la médaille, « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ». Sur ce même revers figurent deux femmes, l’une symbolisant la Nouvelle-France et pointant le doigt vers les racines d’un arbre qui représente le Québec, l’autre, représentant la Grande-Bretagne, qui tend le bras vers le feuillage de l’arbre composé de feuilles d’érable canadiennes. Selon Rouillard, « ces mots et ces symboles correspondent à la signification que Taché a voulu donner au Je me souviens. Comme le fait valoir l’école historique libérale, il veut illustrer l’attachement aux institutions britanniques tout en évoquant que la présence française s’est épanouie sous l’autorité britannique ».
Cette interprétation serait une heureuse contribution à l’histoire de la devise du Québec si elle ne se heurtait pas à quelques obstacles.
La médaille et l’inscription qu’elle porte arrivent environ vingt ans après Je me souviens : peuvent-elles servir à l’interpréter ? Plus fondamentalement, il analyser cette question à la lumière de ce que David Ross McCord (1844-1930), fondateur du musée qui porte son nom, écrivait dans une note qu’on peut situer entre 1898 et 1907. Dans cette note intitulée « French sentiment in Canada », McCord estimait que la devise imaginée par Taché était simple et belle, même si l’attachement à la France constituait à son avis un facteur négatif pour l’unité nationale (« a desintegrating factor operating against the unification of the nation ») ; McCord reconnaissait cependant que Taché avait contribué à la promotion de l’architecture au Québec et, surtout, qu’il était « l’auteur de l’autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres », car elle ne crée pas de division (« the author of the other motto – the sentiment of which we will all drink a toast “Née dans les lis, je croîs dans les roses”. There is no desintegration there »).
Voilà donc deux devises distinctes qui ont, de l’avis d’un observateur sérieux, des significations opposées. Interpréter la première à la lumière de la seconde ne me semble pas une démarche prometteuse[1].


[1] L’auteur et moi avons eu un échange soutenu (deux articles chacun) sur ce sujet dans le Bulletin d’histoire politique en 2005-2007 ; dans son ouvrage, l’auteur cite les siens. Les autres sont: « Le sens original de la devise du Québec : commentaire sur l’analyse de Jacques Rouillard », Bulletin d’histoire politique, 14, 2 (hiver 2006) : 257-261 et « Un dernier commentaire sur la devise du Québec ? », Bulletin d’histoire politique, 16, 1 (automne 2007) : 325-326.