Archives mensuelles : décembre 2008

2008 : l’anniversaire exproprié

(En guise de contribution au projet « 400 ans-400 blogues » (http://400ans400blogues.com/) et pour saluer la fin de l’année, ci-dessous la conclusion d’un article paru sous ce titre dans le numéro spécial que L’Action nationale a consacré au 400e de Québec en décembre 2008)

Le sens de la fête ? À chacun d’apporter le sien, a-t-on lancé aux Montréalais lors de l’opération séduction en mai. « I’m here to deliver a show », a déclaré le directeur général de la Société du 400e au magazine Macleans en juin. La dimension historique ? « Mais on écrit également l’histoire », a répondu le directeur général à Michel Vastel.
Quand le nouveau directeur général a pris la direction du 400e, le train était sur les rails ; il ne pouvait modifier les orientations fondamentales, même s’il l’avait voulu, et devait jouer « à l’intérieur de ses moyens », c’est-à-dire gérer efficacement le dossier des spectacles, sa spécialité. Les questions philosophiques avaient été réglées dans les limites des balises fixées par le gouvernement fédéral et sa nouvelle version de l’histoire du Canada : en fondant Québec, Samuel de Champlain a aussi fondé l’État canadien dont il a été le premier gouverneur et Michaëlle Jean est son successeur en ligne directe, nonobstant le lien qui manque entre Vaudreuil et Murray. En donnant un caractère canadien à 2008 (« pour l’avantage général du Canada », comme on disait des chemins de fer autrefois), le gouvernement fédéral s’est justifié d’investir 110 millions $ (incluant les infrastructures) dans les fêtes du 400e anniversaire : on ne pouvait donc pas « l’empêcher de participer aux célébrations », comme l’a rappelé la ministre des Relations internationales du Québec le 6 mai dernier…
L’année est partie sur un très mauvais pied, avec le spectacle du 31 décembre dernier, et il est peu probable qu’on s’y attarde dans les DVD commémoratifs qui raconteront leur histoire de 2008. Comme le soulignait Robert Laplante dans L’Action nationale en janvier dernier, « l’absolue médiocrité qui a empêché ce spectacle d’atteindre à la vérité artistique a tout simplement permis de révéler, en quelque sorte in absentia, ce qui faisait objet de censure : la culture québécoise, la vérité de la nation ».
Malgré un certain nombre de correctifs, 2008 a été essentiellement un party. La portion congrue réservée à la commémoration et à l’histoire s’est déroulée sous le signe de la rectitude politique et du multiculturalisme. Pour les concepteurs de 2008, la commémoration ne pouvait porter sur l’installation des Français à Québec et les origines d’une nation : il fallait que la fondation de Québec en 1608 soit l’œuvre commune des Amérindiens, des Français, des Britanniques…
Pas de place pour les couleurs ou les symboles identitaires des Québécois, pas d’argent pour rendre hommage aux pionniers (les familles-souches, les vieilles familles terriennes, les filles du roi), rien de particulier pour le 24 juin (pour ne pas faire d’envieux chez les organisateurs du 1er juillet). C’est pourtant la fête de la nation née en 1608.
L’anniversaire de 2008 a été dépouillé de son véritable sens et transformé en festival et en mini-exposition universelle. L’événement historique qui avait un fort potentiel identitaire pour les Québécois d’origine française et l’ensemble de la Franco-Amérique est devenu un simple prétexte à festivités. Le refus d’amener à Québec la sculpture qu’un Québécois a réalisée en France en hommage aux familles-souches de Québec est comme le symbole de cet anniversaire exproprié. L’œuvre s’intitule La Grande Vague, soit exactement ce qu’on a voulu prévenir.
(Pour lire le texte complet, voir L’Action nationale de décembre disponible dans les bonnes librairies de Québec)

« Mesdames, messieurs, vous formez notre Conseil des ministres. »

En avril 2007, la prestation de serment des ministres m’avait étonné : les observateurs acceptaient unanimement l’idée qu’un Conseil des ministres composé de 19 personnes (selon la liste officielle diffusée par le bureau du premier ministre et l’Assemblée nationale) puisse se diviser en deux parties égales. Dix-huit mois plus tard, l’arithmétique officielle étonne encore : même si le site Internet du premier ministre en donne une liste de 27, on lit partout que le Conseil des ministres compte 26 membres dont 13 hommes et 13 femmes. Où est le 27e ministre?
Une première hypothèse voudrait que les observateurs aient été confondus par une « comptabilité créatrice » mais on peut y voir aussi l’aboutissement d’une évolution que les politicologues observent depuis des décennies.
Le représentant de la Couronne s’entourait autrefois d’un Conseil exécutif dont il nommait les membres à son gré, sans tenir compte des élus. Puis, il en est venu à confier au chef de la majorité, le premier ministre, le soin de lui proposer un groupe de conseillers exécutifs. Au fil des ans, le rôle du lieutenant-gouverneur est devenu purement formel tandis que le pouvoir réel passait aux mains du premier ministre. Les mécanismes en sont bien connus : le lieutenant-gouverneur assermente automatiquement les ministres choisis par le premier ministre, une majorité disciplinée assure à ce dernier un parlement « efficace » et les nominations dont il a le contrôle lui confèrent une autorité plus grande que les gouverneurs d’antan sur l’appareil de l’État car elle s’étend sur les quatre niveaux du pouvoir (parlementaire, exécutif, administratif et judiciaire).
Progressivement, au cours du XXe siècle, le premier ministre est donc passé de primus inter pares (le premier parmi les pairs, au sein du Conseil exécutif) à une sorte de « monarque élu », un notion abstraite qui maintenant a pris forme. Le « monarque élu » s’est en quelque sorte incarné. La « parité » existe dans la mesure où le premier ministre ne se considère plus comme membre du Conseil (il y avait déjà belle lurette qu’il ne se garde plus de ministère à gérer). Comme les gouverneurs d’autrefois, le chef de l’exécutif s’adjoint maintenant un conseil dont le caractère est plus consultatif et moins collégial. On est donc revenu pas loin du départ.
Signe d’une autre évolution, un détail comme les aimaient autrefois les kremlinologues : sur la photo officielle du Conseil des ministres de 2007, le whip et le président du caucus ministériel occupaient les deux extrémités de la première rangée; cette année, ils figurent immédiatement aux côtés du premier ministre et du lieutenant-gouverneur, repoussant les dames (dont la vice-première ministre et la ministre de Finances) vers les extrémités. Est-ce un hasard si les titulaires (masculins) de ces deux fonctions partisanes, qui assistent aux séances du Conseil sans en être membres, occupent de meilleures places que les vrais ministres? Cette position stratégique en dit peut-être plus que la présumée « parité » sur la vraie nature du pouvoir.

Premier député « élu sous une bannière de gauche » ?

« Jamais un candidat d’un parti de gauche n’a été élu au Québec », pouvait-on lire dans La Presse du 10 décembre (« Les deux têtes de Québec solidaire »). « Amir Khadir est le premier candidat de gauche élu sous une bannière de gauche », précisait un autre texte (« Khadir : une première ou un accident ? »). « À part l’élection d’un communiste au fédéral dans l’après-guerre, c’est la première fois qu’un candidat clairement de gauche qui défend des idées clairement de gauche est élu », renchérissait un politicologue émérite de l’UQAM : « C’est sans précédent dans les élections québécoises ». Vraiment ?
En juin 1944, un organisateur syndical de 29 ans, David Côté, était élu dans Rouyn-Noranda sous étiquette CCF (Co-operative Commonwealth Federation), un parti politique canadien fondé en 1932, à Calgary, par des militants socialistes, des groupes syndicaux, coopératifs, agricoles ainsi que la Ligue pour la reconstruction sociale, un groupe d’intellectuels socialistes. Ancêtre du NPD, ce parti prônait la constitution d’une économie mixte, par la nationalisation d’industries importantes, et la création d’un État providence, par la mise en place de mesures sociales universelles, comme les régimes de pension, les programmes d’assurance maladie et de sécurité sociale, les allocations familiales, l’assurance-chômage, les mesures d’indemnisation des travailleurs et d’autres mesures du même ordre.
Le programme de la CCF peut paraître bien tiède aujourd’hui mais, à l’époque, ses promoteurs étaient souvent qualifiés de « communistes ». Quelques semaines avant les élections québécoises, la CCF avait pris le pouvoir en Saskatchewan sous la direction de T. C. Douglas. Ce premier gouvernement socialiste en Amérique du Nord allait mettre en place des programmes que d’autres adopteront beaucoup plus tard, notamment dans le domaine des services sociaux.
Aux élections de 1944, la CCF présente 24 candidats (il y a aussi un CCF indépendant) et obtient 2,5 % des voix. Côté profite d’une exceptionnelle division des voix ; il en recueille 2100, soit 21 % des suffrages, ses cinq principaux adversaires (bloquiste, unioniste, créditiste, libéral et libéral indépendant) obtenant chacun entre 1100 et 1900 voix.
Né à Saint-Henri, en 1915, Côté avait fréquenté l’école de l’orphelinat de Nicolet et, au moment de son élection, il travaillait dans la région de Rouyn pour des syndicats rattachés au Congress of Industrial Organizations (CIO). Il siège comme indépendant à partir de 1945 et ne se représente pas en 1948. Il meurt à Montréal en 1969.
Ce militant syndical abitibien issu du milieu ouvrier était-il moins « clairement de gauche », dans le contexte de 1944, que le médecin spécialiste de 2008 qui vit dans une « maison cossue de la rue Saint-Hubert, au coeur du Plateau »?

Crise exceptionnelle et constance historique

(Texte signé avec Denis Vaugeois dans Le Devoir du 7 décembre 2008)
« Un putsch, rien de moins » (Gagnon), « …ce qui se rapproche le plus d’un coup d’État » (Marissal », « folie à trois » (Boisvert), « vaudeville » (Pratte), « irrationalité absolue » (Décarie) », « maisons de fous » (Fortier) : les journaux de Québecor et de Gesca ont rivalisé mardi dernier pour déprécier une initiative exceptionnelle dans nos mœurs politiques mais parfaitement légitime et respectueuse de notre droit.
Notre culture politique a peu de profondeur. Pour les Canadiens, et encore plus pour les Québécois, un gouvernement « normal » est un gouvernement majoritaire qui utilise le parlement comme un simple appareil à fabriquer les lois et met la pédale au fond (en utilisant le bâillon et la clôture) quand la machine ne produit pas à son goût. Des décennies de pratique ont ancré dans nos mentalités l’idée que le parlement est une simple émanation du gouvernement alors que c’est justement l’inverse qui constitue le fondement de nos institutions.
L’élection d’un gouvernement minoritaire permet de voir plus clairement le rôle du parlement et des parlementaires. Ce sont les parlementaires, et non les citoyens, qui « font » et « défont » les gouvernements car ce sont eux qui expriment leur confiance envers l’exécutif par des votes au parlement. Une majorité de députés peut renverser un gouvernement minoritaire et il est parfaitement légitime et constitutionnel, pour les adversaires de ce gouvernement, de se préparer à le remplacer, s’ils sont en mesure de s’entendre sur un programme commun. S’il y a quelque chose d’antidémocratique dans cette crise, c’est la prorogation que le premier ministre a soutirée au gouverneur général pour éviter de se soumettre à un vote de confiance.
L’électeur moyen est probablement étonné devant la perspective d’un gouvernement formé par une coalition, surtout si le chef de cet éventuel exécutif est un leader « sortant ». Les probabilités d’une telle situation étaient fort minces : il fallait un gouvernement minoritaire (ce qui est peu fréquent au Canada) assez malhabile pour faire l’unanimité des partis d’opposition. C’est sans précédent dans la courte histoire des gouvernements minoritaires au Canada et au Québec, mais cela n’enlève rien à la légitimité du projet des trois partis d’opposition.
Il y a quand même eu quelques gouvernements de coalition dans l’histoire du Canada. Pendant la Première Guerre mondiale, après avoir fait voter la conscription, le premier ministre Borden a fait entrer des libéraux dans un « gouvernement d’union » qui a obtenu la majorité des sièges au scrutin de décembre 1917, mais seulement trois au Québec. Comme le rappelle Mason Wade, « le Canada français resta sans représentation au gouvernement ». Les Québécois ont alors réalisé qu’on pouvait diriger le pays sans eux, surtout en temps de crise.
La coalition précédente remontait à 1864. Le Canada-Uni vivait alors une grande instabilité politique et les gouvernements se succédaient rapidement. Formé d’éléments variés, le gouvernement Taché-Macdonald fut défait à son tour en juin 1864; mais, à la surprise générale, George Brown, le chef d’un parti d’opposition du Haut-Canada, francophobe et anti-catholique (les Clear Grits), offrit son appui au gouvernement pour éviter de nouvelles élections. Brown posa comme condition qu’on se mette à la recherche d’une nouvelle constitution. La « Grande coalition » de 1864 laissa une opposition formée majoritairement des rouges et des libéraux du Canada-Est (Bas-Canada) et conduisit à la Confédération. Le Canada est donc né d’une coalition.
Si la crise actuelle et les moyens imaginés pour la résoudre, de part et d’autre (coalition et prorogation précoce), sont exceptionnels, l’intention du premier ministre de « collaborer » avec les députés d’opposition, à l’exception de ceux qui constituent les deux tiers de la représentation québécoise, s’inscrit dans une constance historique: comme on l’a vu en 1864 et en 1917, les anglophones se coalisent plus aisément quand les francophones sont mis à l’écart.

Faire parler les morts

L’amour filial, un peu de partisanerie, et « quelque diable aussi [le] poussant », aurait ajouté La Fontaine, un fils de l’ancien premier ministre Jean Lesage s’est scandalisé de voir Jacques Parizeau « se lancer dans des envolées vitrioliques contre les politiques de Jean Charest » lors de son passage à TLMP. « Il n’est pas candidat et son seul titre est d’avoir été premier ministre. Comme tel, il devrait s’imposer un devoir de réserve des plus stricts. [Jamais mon père] n’aurait même songé un instant à avoir un tel comportement après s’être retiré » (La Presse, 18 novembre 2008).
Jean Lesage est mort plus jeune que monsieur Parizeau; il a eu moins d’occasions de participer aux campagnes électorales. En 1970, il venait de « quitter » la direction du Parti libéral et n’avait probablement pas le goût de faire campagne avec ceux qui l’avaient poussé vers la sortie; en 1973 et 1976, c’est le Parti libéral qui demandait de nouveaux mandats; finalement, sa mort (1980) ne nous a pas permis de voir ce qu’il aurait pu faire contre René Lévesque aux élections de 1981. Entre-temps, toutefois, il était remonté dans l’arène pour combattre le projet souverainiste. Pendant la campagne référendaire de 1980, il est intervenu dans un rassemblement monstre où il aurait été le meilleur orateur, selon Dale C. Thomson, son biographe, qui précise que Lesage avait tenu à respecter cet engagement même s’il avait appris le matin même qu’il était atteint de cancer de la gorge. Louons sa détermination mais, pour ce qui est du devoir de réserve, on repassera.
Il ne serait pas difficile de trouver d’autres cas de premiers ministres sortis de leur retraite et de leur réserve. Pierre Elliot Trudeau est intervenu tellement « efficacement » dans le débat sur l’accord du lac Meech qu’on peut lui en attribuer une bonne partie de l’échec. Et, en ce moment même, Jean Chrétien négocie pour faire tomber le gouvernement Harper.
Qu’aurait fait Jean Lesage dans de telles circonstances? La même chose, peut-être, mais il est bien hasardeux d’essayer de faire parler les morts.