Le « canotier », de l’abbé Casgrain aux Cailloux

Les gens de mon âge ont bien connu les Cailloux, un groupe spécialisé dans l’interprétation de chansons traditionnelles françaises et québécoises (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Cailloux). L’un de leurs principaux succès, dans les années 1960, était le Canot d’écorce (https://www.youtube.com/watch?v=8f1qVkS3dF4).

Cailloux

Cette chanson a été composée à Rivière-Ouelle par l’abbé Henri-Raymond Casgrain, une figure dominante de l’histoire littéraire québécoise, conteur, biographe, critique littéraire et historien, mais aussi poète à ses heures. Sa « chanson des bois » intitulée Le canotier a été écrite en 1869 et publiée la même année dans Les miettes, un petit ouvrage tiré à 50 exemplaires! On comprend qu’elle soit restée méconnue.

Le canotier

Assis dans mon canot d’écorce,
Prompt comme la flèche ou le vent,
Seul, je brave toute la force
Des rapides du Saint-Laurent.

C’est mon compagnon de voyage ;
Et quand la clarté du jour fuit,
Je le renverse sur la plage :
C’est ma cabane pour la nuit.

Ses flancs sont faits d’écorces fines
Que je prends sur le bouleau blanc ;
Les coutures sont de racines,
Et les avirons de bois franc.

Sur les rapides je le lance
Parmi l’écume et les bouillons ;
Si vite il bondit et s’avance
Qu’il ne laisse pas de sillons.

Près de mon ombre, son image
Toujours m’apparaît sur les eaux,
Et quand il faut faire portage,
Je le transporte sur mon dos.

Le laboureur a sa charrue,
Le chasseur son fusil, son chien,
L’aigle a ses ongles et sa vue :
Moi, mon canot, c’est tout mon bien.

Mon existence est vagabonde :
Je suis le Juif-Errant des eaux ;
Mais en jouissance elle abonde ;
Les villages sont des tombeaux.

J’ai parcouru toutes les plages
Des grands lacs et du Saint-Laurent
Je connais leurs tribus sauvages
Et leur langage différent.

J’ai vu plus d’un guerrier farouche
Scalper ses prisonniers mourants,
Et du bûcher l’ardente couche
Consumer leurs membres sanglants.

J’étais enfant quand la flottille
Des Montagnais vint m’enlever.
Je ne verrai plus ma famille ;
Ma mère est morte à me pleurer !

Quand viendra mon dernier voyage,
Si je ne meurs au fond du flot,
Sur ma tombe, près du rivage,
Vous renverserez mon canot.

Hommage aux coureurs des bois

Dans un préambule à sa chanson, Casgrain rend hommage, sans les nommer, aux coureurs des bois :

« La colonisation du Canada a donné naissance, dès les premiers temps, à un type exceptionnel, d’une rare originalité : c’est cette classe d’hommes qui, entraînés par les séductions de la vie des bois, abandonnaient la culture des champs pour se livrer à la vie nomade des Sauvages. S’aventurant avec eux dans leurs légères embarcations, ils remontaient les lacs et les fleuves, et bientôt devenaient aussi habiles à. conduire le canot d’écorce que les Sauvages eux-mêmes.

Ils finissaient par se passionner tellement pour cette vie d’indépendance et de dangers que rien ne pouvait plus les en arracher. On en rencontre encore de nos jours un bon nombre sur les limites de la civilisation.

Nous avons eu occasion de nous faire conduire en canot, il y a quelques années, par un de ces intrépides aventuriers, jusqu’aux sources du Saguenay. Sa dextérité à conduire son canot d’écorce était telle qu’il remontait les plus forts rapides de la rivière Chicoutimi, debout, une perche à la main, dans son canot complètement chargé. Nous avons essayé de traduire, dans la chanson suivante, quelque chose de cette existence originale. »

La version des Cailloux

Sur le site Gauterdo, on trouvera les paroles de la chanson interprétée par les Cailloux en 1964 (http://gauterdo.com/ref/cc/canot.d.ecorce.html) mais la musique n’est pas exactement la même. Les paroles, elles, sont bien différentes de celles de Casgrain: elles auraient été recueillies « récemment dans la Mauricie, en tant que chanson de folklore », donc, près d’un siècle après la publication des Miettes, après avoir, visiblement, beaucoup voyagé.