Une épouse huronne pour Jacques Cartier?

 

Dans une entrevue publiée le 15 avril dernier, l’historien George Sioui « affirme que Jacques Cartier a bel et bien épousé une Huronne-Wendat en 1535 », très précisément le 17 septembre, « une date importante » de l’histoire de sa nation. « Premier historien à affirmer que ce mariage a bel et bien eu lieu à Stadaconé au second voyage de Cartier, Sioui soutient que l’histoire officielle a complètement oblitéré le consentement du Français. Elle a plutôt retenu que Jacques Cartier, de confession chrétienne, refusa la femme et la “donna à ses hommes” ». (Mathieu-Robert Sauvé, « L’épouse de Jacques Cartier aurait été une Huronne-Wendat », Journal de Québec, 15 avril 2023. https://www.journaldemontreal.com/2023/04/15/lhistoire-des-premiers-peuples-lepouse-de-jacques-cartier-aurait-ete-une-huronne-wendat).

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À moins que monsieur Sioui ait découvert des documents qui auraient échappé aux historiens qui l’ont précédé (dont Marcel Trudel et Michel Bideaux), la seule source tangible disponible sur le sujet est la relation du deuxième voyage de Cartier (Relations, Édition critique par Michel Bideaux, Bibliothèque du Nouveau Monde, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986 – https://diffusion.banq.qc.ca/pdfjs-1.6.210-dist_banq/web/pdf.php/hLmxVXKv4VKPUgZvklOTUg.pdf#page=146).
Selon cette relation, le 17 septembre, Donnacona et ses gens apportent du poisson à Cartier et se mettent à chanter et à danser. Puis, le chef

« commança une grande harangue tenant une fille de l’aige d’envyron dix ans en l’une de ses mains puys la vint presenter a notre cappitaine et lors tous les gens dudit seigneur se prindrent a faire troys criz en signe de joye et alliance. Et puis de rechef presenta deux petitz garcons de moindre aige l’un apres l’aultre desquelz firent telz cris et serimonyes que davant duquel present fut ledit seigneur par notre cappitaine remercye. Et lors Taignoagny [fils de Donnacona] dist audit cappitaine que la fille estoit la propre fille de la seur dudit seigneur Donnacona et l’un des garçons frere de luy qui parloit […]. Et sur ce ledit cappitaine fict mectre lesdits enffans dedans les navires et fict apporter deux espees ung grand bassin plain et ung ouvré à laver mains et en fict present audit Donnacona lequel fort s’en contenta et remercya ledit cappitaine […] » (Bideaux, p. 142-143).

Les Relations n’en disent pas plus sur ce « mariage ». D’où viennent alors les détails que donne Georges Sioui, dont le nom de « l’épouse » ?

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Georges Sioui a évoqué cet « événement » dans un texte intitulé « Le racisme est nouveau en Amérique » publié dans le collectif Écrire contre le racisme : le pouvoir de l’art (Montréal, Les 400 coups, 2002), repris dans un recueil sur la littérature amérindienne du Québec en 2004, puis dans ses Histoires de Kanatha en 2009.
En 2004, dans Littérature amérindienne du Québec (p. 161 et ss.), son texte est présenté de la manière suivante :

« Sur le modèle des Dialogues avec un Sauvage du Baron de Lahontan, Georges Sioui imagine en effet, dans un langage recherché, que Lahontan a été rappelé du monde des esprits pour éclairer une société moderne aux prises avec le racisme. Le baron rapporte alors aux humains les répliques des sages, parmi lesquels figurent les chefs wendat Kondiaronk et Donnacona qu’il convoque dans le monde des âmes afin de débattre de la question ».

On comprend donc qu’il s’agit d’une œuvre d’imagination où Donnacona dialogue avec sa nièce Mahorah (et non Mamorah) au sujet de ce qui s’est passé le 17 septembre 1535. Et, comme l’indique la présentation, c’est fait avec « humour et créativité », ce qui laisse à l’auteur toute la liberté nécessaire pour romancer l’événement. Il fait dire à Mahorah :

« J’étais celle par qui les deux peuples allaient devenir un seul, tel que vous, mon oncle, l’aviez dit en m’offrant au Capitaine Cartier. […] La cérémonie de notre mariage fut si belle : jamais je n’avais vu tant de solennité, tant d’espoir et de joie sur les visages des miens. […] Lorsque vint le soir et qu’il fut temps de partir avec mon époux, il reprit ma main et me mena dans une barque. […] Le Sieur Cartier ne me regardait pas. [n]ous arrivâmes au bateau et on me fit monter la première, par une échelle de corde, sans m’aider, sans me parler. […] Rendue à bord, je fus conduite dans une pièce où quelques hommes dormaient […]. Mon mari me conduisit à une autre pièce, très petite, m’y enferma, puis partit sans me regarder et ne revint plus de la nuit.
Au milieu de la nuit, je fus éveillée par deux hommes ivres. […] Ils voulurent m’arracher mes vêtements mais je me sauvai ».

Cette fuite est mentionnée dans Les Relations, mais tout ce qui précède, sur la « nuit de noces », est sorti de l’imagination de Sioui. À moins que ce soit d’une tradition orale? Si c’est le cas, elle serait bien récente, car il n’est pas question de ce « mariage » avec Cartier dans La Nation huronne de Marguerite Vincent Tehariolina (publié en 1984 avec une préface de Max Gros-Louis), ni de Donnacona, dans le chapitre sur les « Hurons illustres », puisque l’historienne de la communauté ne le considérait pas comme Huron-Wendat, tout comme l’auteur de la biographie du chef de Stadaconé dans le Dictionnaire biographique du Canada  (publiée en 1966 et révisée en 1986) qui l’identifiait comme Iroquois. Dans l’état actuel de la recherche, les Hurons-Wendats sont arrivés dans la région de Québec un siècle plus tard.

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La question était de savoir si Cartier a épousé une Huronne-Wendat comme on l’affirme dans le texte du Journal de Québec. Or, Cartier avait une épouse en France et l’histoire du « mariage » de Mehorah est relatée dans une œuvre de fiction. L’écrivain peut imaginer; le journaliste devrait être prudent.
Par ailleurs, on dira qu’il ne faut pas juger nos ancêtres, qu’il soient européens ou amérindiens, avec les yeux d’aujourd’hui, mais il est difficile de concevoir que des parents donnent ainsi de jeunes enfants (un chef de la région de Portneuf a aussi offert des enfants à Cartier, dont un garçon de 2 ou 3 ans que Cartier refusa), quel que soit « l’usage » auquel ils peuvent être destinés ou réduits (« trophées » à ramener en France, interprètes à former, serviteurs voire partenaires sexuels?).
Les cadeaux entretiennent l’amitié, mais il s’agit ici d’humains. Dans le « témoignage » de Mahorah, l’auteur omet de dire que la fugitive a été ramenée à Cartier, comme le rapporte la relation du deuxième voyage :

« Et le landemain lesdits Donnacona Taignoagny Domagaya et plusieurs aultres vindrent et amenerent ladite fille la representant audit cappitaine lequel n’en tint compte et diet qu’il n’en voulloyt poinct et qu’ilz la ramenassent. A quoy respondirent faisant leur excuse qu’ilz ne luy avoient pas commande s’en aller et qu’elle s’en estoit allee pource que les paiges [mousses] l’avoyent batue ainsi qu’elle leur avoit diet. Et pryerent ledit cappitaine de la reprandre et eulx mesmes la menerent jusques au navire. Apres lesquelles choses le cappitaine commanda apporter pain et vin et les festoya puys prindrent conge les ungs des aultres » (Bideaux, p. 161).

Autrement dit, Mahorah s’est enfuie de son propre chef (sans avoir été commandée par qui que ce soit) et, malgré ses plaintes, son oncle et ses cousins l’ont ramenée à son « mari » et ont festoyé avec lui. Que ce soit dans Les Relations ou dans les dialogues imaginaires, il n’est pas question d’enlèvement par les Français. Sioui évoque la violence des « hommes blancs » contre les femmes : ce n’est pas si simple.