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Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (3)

(Suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-2/)

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L’édifice situé au 26 du chemin du Roy Est a été la première Auberge du Faubourg. Léonard Bourgault l’avait bâtie sur le site de la charronnerie de son père Cyprien incendiée en 1933. Au début des années 1940, il préféra repartir à neuf (là où son œuvre décrépit actuellement), tout en gardant un nom devenu incongru à deux kilomètres du faubourg…Charronneriec1930

La charronnerie de Cyprien Bourgault, incendiée en 1933 (coll. BANQ).

Auberge du F c1940  et eglise005

L’Auberge du Faubourg vers 1940 (coll. privée).

Plusieurs commerces ont occupé le rez-de-chaussée par la suite, dont une pharmacie. En 1956 ouvrait l’Unité sanitaire du comté qui faisait partie d’un réseau chargé d’améliorer les conditions de santé des enfants (dont le taux de mortalité était anormalement élevé), par la prévention, l’éducation, la vaccination, le dépistage et la lutte contre les maladies contagieuses. Quelques familles vivaient dans des appartements à l’étage, dont une famille Fortin, qui avait une fille de mon âge, et celle de Josaphat Robichaud (marié en 1936), qui était propriétaire du bâtiment et dont les enfants étaient un peu plus vieux que nous.
Unité sanitaire-nouvelle
Ch du Roy  coté est

Le chemin du Roy dans les années cinquante; en partant du coin gauche, en bas, les toits de l’Unité sanitaire et de la beurrerie, le magasin Robichaud avec son escalier en fer forgé, les maisons d’Olivine, du bedeau Chouinard, du barbier Cloutier et de Georges Ouellet (coll. privée).

Je me rappelle y avoir vu une pièce où s’amoncelaient des dizaines de casse-têtes représentant le cabinet Duplessis. Ce matériel publicitaire original a été distribué dans les écoles en 1956 ; j’avais 8 ans. C’était peut-être chez le docteur Lizotte, député du comté, qui a eu son bureau dans cet édifice.
Le dernier bâtiment de la rue, au bas de la côte, était le Vivoir moderne, un magasin qui offrait un « ameublement complet de maison » et avait été ouvert à la fin des années 1940 par Jean-Albert Morin. Marié en 1948, le propriétaire habitait, en haut de la côte (4, avenue De Gaspé Est), dans la maison où sa mère Jeanne Dupont a longtemps tenu le bureau de poste. Il est mort subitement en 1964, à 47 ans, laissant une veuve avec quatre enfants. Madame Morin, née Brigitte Toussaint, s’occupait de la bibliothèque municipale où nous allions emprunter des livres après la messe du dimanche.
Cet édifice a été « modernisé » récemment ; agrandi et haussé d’un étage, il ressemble vaguement à l’original.

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Ch du Roy  et Alcide +maison DuvalLe magasin d’Alcide Robichaud et la maison Duval agrandie (1950?)

En face de l’Unité sanitaire s’élevait un bâtiment moderne dont l’entrée principale était sur la route nationale. C’était le magasin d’Alcide Robichaud (marié aussi en 1948), un frère des « p’tites Petit ». Il vivait à l’étage avec son épouse et quatre enfants.
Ce commerce (un « magasin de confections ») établi à la fin des années 1940 se nommait « Aux variétés St-Jean », mais, pour les habitués, c’était « Chez Ti-Cide ». On y allait surtout pour les chaussures et les bottes, puisque ma mère nous habillait pratiquement de la tête aux pieds, réparant les vêtements endommagés et faisant parfois « du neu’ avec du vieux ».
Le cas de la maison Duval (derrière la mercerie) est compliqué, car le bâtiment a aujourd’hui des adresses sur l’avenue de Gaspé Est (11, 13, 15 et 17) et sur le chemin du Roy Est (23, 25 et 27).
Cette maison ne ressemble évidemment plus à ce qu’elle était à l’origine, quand le notaire Duval l’a fait construire vers 1860. On y accédait alors par le chemin du Roy. Après le décès du notaire (en 1910), la maison est passée à son fils Hospice, chef de gare (décédé en 1933), puis à la fille de ce dernier, Anita, célibataire.Ch du roy c1865 (Edwards) réduite

À gauche, la maison du notaire Duval en 1869 (coll. BANQ, photo Edwards).

Basse-ville-maison Duval c1945

La maison Duval, probablement à la fin des années quarante; les chemins n’étaient pas ouverts en hiver avant le début des années cinquante (coll. privée).

Dans Le Soleil du 16 avril 1944, une fille du notaire Duval rappelait que « les propriétés de son père avaient fort belle apparence avec leurs jardins et leurs grands arbres ». Et le journaliste d’ajouter : « Hélas ! Arbres et jardins ont vécu comme bien d’autres déjà. »
Au fil des ans, la maison a été agrandie, haussée d’un étage et divisée en appartements. Je me souviens y avoir livré L’Action catholique, vers 1960, chez Marcelle Chamard, qui était chef téléphoniste au « central » alors situé chez Eustache Anctil (aujourd’hui la Savonnerie Quai des Bulles); on était encore à l’époque où, pour obtenir une communication, il fallait passer par des « standardistes » qui effectuaient individuellement les raccordements entre les abonnés.
À mon souvenir, un vieux monsieur résidait dans un appartement qui donnait sur le chemin du Roy, probablement Arthur Dupil, un cousin d’Anita Duval, qui vivait « séparé de corps », comme on disait, de son épouse Marie-Anna Fournier, organiste à l’église dans les années cinquante. Dupil est mort en 1964 et son épouse, en 1976, à 91 ans. Quant à Anita, un personnage singulier, on dit qu’elle sortait la nuit, avec des verres fumés, et faisait des visites au cimetière… Elle est décédée à l’hôpital Saint-Michel Archange en 1982.

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À l’ouest du ruisseau des Charlots, habitait la famille de Gérard Laboissonnière et de Cécile Dumas, dans la maison (numéro 19) où vivaient les parents de cette dernière depuis les années 1920 ; Charles Dumas était le demi-frère de Gaspard qui avait transformé l’ancienne résidence du curé Boissonnault en Auberge du touriste. Marié en 1945, monsieur Laboissonnière était commis au Vivoir moderne; le couple avait trois enfants.

19chduRoyE, 1962,modif

La maison Laboissonnière (numéro 19); elle avait auparavant un toit à deux versants (coll. privée).

Au numéro 17 (la maison que mes parents ont possédée de 1944 à 1947), c’était madame Leblanc, née Marie Deschênes, veuve d’Albert Leblanc, marchand de Saint-Aubert. En juillet 1944, ce dernier avait été heurté mortellement par une voiture alors qu’il circulait à bicyclette sur la route 24 (aujourd’hui la 204) au sud de son village. Madame Leblanc s’installa ensuite à Saint-Jean-Port-Joli, avec une fille unique qui sera, sur le chemin du Roy, le visage d’une maladie infectieuse, la poliomyélite, qui nous faisait tous peur à cette époque, jusqu’à ce qu’un vaccin permette de l’éradiquer.Maison Leblanc à Sol

La maison Leblanc (coll. privée)

L’espace cimenté entre la maison et le trottoir réunissait souvent les enfants du voisinage. Je ne sais pas pourquoi je me souviens aussi d’une « séance », composée probablement de saynètes et de chansons, tenue dans cette maison et terminée par un hymne national, comme dans les réunions d’adultes, mais plutôt irrévérencieux : « Ô Canada (crotte de chats)/terre de nos aïeux (crotte de bœufs)/ton front est ceint (crotte de chien)… » De la grande poésie enfantine.

Enfants du Ch du Roy c 1947Des enfants sur le parterre (entre le no 15 et no 17) en 1947: Germain et Annette Deschênes, Marie-Paule et Marcelle Jean (des cousines qui vivaient à Saint-Jean à l’époque), Pierrette, Thérèse et Jean-Marie Pelletier, et Corinne Deschênes (sans lien de parenté) qui résidait rue de la Station (coll. privée).

La plupart des maisons anciennes de la rue avaient une « galerie » où on prenait place dans des « berçantes » pour se reposer, prendre le frais et regarder passer les gens. Comme l’église, le presbytère, la coopérative, le bureau de poste, la banque, etc. étaient tous du même côté, il en passait beaucoup. La maison des Pelletier (numéro 15), nos voisins de gauche, avait pour sa part une sorte de portique vitré semi-circulaire qui permettait à deux ou trois personnes de s’asseoir bien confortablement et discrètement derrière des stores ou des rideaux.

Gsston et chat013Gaston sur la galerie, avec l’un des rares chats de la maison (coll. privée).

1967Jude et Solange, sur la même galerie (coll. privée).

Les Pelletier se sont mariés en 1938 et ont eu quatre enfants pendant la guerre. Le père était menuisier et, avant le prolongement de la 204, il devait circuler par une allée plutôt étroite entre son terrain et le nôtre pour accéder à sa cour ; disons que ses relations avec les poteaux de notre clôture se sont terminées par un score de 3 ou 4 à 0 en faveur de son camion…
Les Pelletier gardaient quelques animaux, dont des poules et une vache. C’était la tâche de madame Pelletier, née Corine Chouinard, de traire la vache qu’elle faisait pacager sur un petit terrain près de la rue de la Branlette. Il est donc arrivé de voir, certains soirs d’été, une ribambelle d’enfants escorter l’animal le long de la « route de la Station ».

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Presque tous les gens qui habitaient le chemin du Roy Est à cette époque sont partis, laissant fort peu de descendants; il y avait bien une bonne douzaine de célibataires qui n’ont pas contribué au boom d’après-guerre. Les maisons, elles, sont toutes là, souvent rénovées, restaurées, refenestrées et recouvertes, avec un bonheur inégal. Certaines résidences sont devenues des commerces, d’autres ont fait le chemin inverse.

Les entreprises (restaurants, commerces, maison funéraire, etc.) qui se sont accumulées au carrefour de la 204 contribuent à l’augmentation de la circulation sur le chemin du Roy. Dans les années cinquante, il n’y avait même pas une automobile à toutes les maisons.
Ce n’était probablement pas propre au chemin du Roy, mais on aura noté le nombre de personnes qui vivaient sur leur lieu de travail ou très proche : « Ti-Cide » habitait au-dessus de son commerce, Gérard Laboissonnière travaillait de l’autre côté de la rue, Antonio Deschênes a eu longtemps son bureau de gérant dans sa maison, Gérard sculptait dans sa boutique, le « taxi » Normand attendait les appels chez lui, le ferblantier, le réparateur de télé et le barbier travaillaient chez eux, idem pour les « P’tites bedeau » et Olivine, les « P’tites Petit » résidaient au-dessus du magasin, le beurrier, au-dessus de la beurrerie, Jean-Albert Morin, à côté du Vivoir. Les deux travailleurs de la construction (Pelletier et Legros) et le vidangeur (Ouellet) faisaient exception.
L’asphalte omniprésent est probablement incontournable, mais qui a décidé de faire zigzaguer les fils électriques d’un côté à l’autre de la rue ? On peut rêver d’un chemin où ils seraient enfouis, comme on l’a fait par exemple à Saint-André-de-Kamouraska.
Chemin du roy Bergevin réduiteLe chemin du Roy, aquarelle de P. Bergevin, coll. privée.

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (2)

(suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/29/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante/)

Revenons sur nos pas, du côté sud du chemin du Roy.
Avant d’accueillir Bonté divine en 2003, la maison située au 2, chemin du Roy Est, a logé de nombreuses familles dont mes parents qui y ont vécu leur première année de mariage (1943-1944). Ma sœur aînée y a vu le jour. Dans la famille qui vivait là en 1960, il y avait une Louise, la première fille dont j’ai eu la photographie.
C’est aussi dans cette maison que Gilles Picard a réparé des appareils de télévision. C’était la belle époque où on pouvait faire venir un technicien à la maison quand on ne réussissait pas, en manipulant les boutons, à arrêter l’écran de sauter ou à le « déneiger ».
Les deux bâtiments qui suivent à l’est (numéros 4 et 6) — et détonnent par leur modernité — ont été bâtis par Adrien Picard (frère du précédent) qui logeait à l’étage supérieur du numéro 6, au-dessus de son commerce de meubles, avant de construire le numéro 4, pour permettre l’expansion de ses affaires.
Vient ensuite la maison de Georges Ouellet (numéro 8), commerçant et mécanicien mort en 1960. Sa maison est passée à son fils Honoré,  cantonnier à la Voirie, qui s’est marié sur le tard et a eu des enfants après mon départ de Saint-Jean. « Noré » était un autre résident du chemin du Roy qui laissait les enfants pressés prendre des raccourcis. Pour se rendre à la patinoire du collège Fleury, on passait tout bonnement entre sa maison et son hangar, enjambant une « clôture de broche » au fond du terrain puis traversant un terrain vague pour atteindre le coin de la rue Fleury et, de là, notre objectif. À mon souvenir, il ne se plaignait pas.

8chduRoyE réduite

L’oncle Marcel Caron avec neveux et nièces vers 1950 : Marie-Paule Jean, Germain, Annette et Denis Deschênes devant la maison de Georges Ouellet (coll. privée).

Son frère Roméo s’est marié au début des années cinquante et s’est bâti à l’est de la maison familiale (numéro 10) ; ses six enfants étaient plus jeunes que nous, mais tout aussi « babyboomers ». C’est lui qui a été le premier à ramasser les vidanges dans le village. Auparavant, chacun se débrouillait avec ses détritus heureusement beaucoup moins abondants qu’aujourd’hui, surtout le plastique. On brûlait beaucoup de choses dans les cuisinières à bois et on avait accès à un dépotoir au début du 2e Rang Ouest.

Notre voisin d’en face (12) était Rosaire Cloutier, barbier de son état, marié en 1943 et père d’une seule fille qui devint coiffeuse. Je ne me souviens pas d’être passé sous son « clipper » ; notre mère nous « faisait les cheveux ». La maison de Rosaire se distinguait par son style « boomtown » (apparu en Amérique du Nord, vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle), la seule du genre dans la rue et une des rares dans la paroisse.
12chduRoyE,réduiteAnnette devant la maison du barbier Cloutier; à gauche, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

Quand je suis né, la maison portant aujourd’hui le no 14 était la résidence d’Alfred Chouinard, qui, entre autres métiers, a été « bedeau » (sacristain) de 1921 jusqu’en 1950 et gérant de la caisse populaire à ses débuts. Son épouse est morte en 1947, mais l’ancien sacristain a vécu jusqu’à 95 ans, avec le soutien de ses deux filles célibataires, Rose et Lucille, qu’on appelait naturellement « les P’tites bedeau ». Elles géraient un modeste magasin de type « 5-10-15 » (formule créée au tournant du XXe siècle par Woolworth, « Five-and-dime ») où on pouvait acheter des cadeaux à bon prix. Comme quelques autres propriétaires de la rue, les Chouinard avaient un grand mât (on disait « mai », comme à l’époque seigneuriale) et pavoisaient lors des fêtes civiles ou religieuses.
14chduRoyE,réduite. 1946Denis devant le magasin des « P’tites bedeau » en 1946; on peut voir les enseignes de la Fonderie de L’Islet représentée à Saint-Jean par monsieur Chouinard (coll. privée).

Les demoiselles Chouinard avaient une autre célibataire comme voisine au 16, chemin du Roy Est. Née à Saint-Eugène en 1918, « Olivine » offrait la maternelle dès 4 ans et des cours de rattrapage. Elle était la demi-sœur de Louis-Nazaire Thibault, aumônier des écoles secondaires de Saint-Jean-Port-Joli et de L’Islet dans les années 1960. Aux dernières nouvelles, cette petite femme autrefois perchée sur des talons hauts serait toujours vivante quelque part à Québec. Une propriétaire subséquente de sa maison aurait, dit-on, trouvé une somme importante en restaurant un escalier. Mystère.
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Hôtel BellevueLe magasin de « Petit » Robichaud dans les années 1940; à droite, la maison d’Olivine (coll. privée).
Ce n’est pas une ou deux, mais trois autres demoiselles qui vivaient au numéro 20, au-dessus du magasin général fondé en 1922 par leur père Eugène « Petit » Robichaud. Il y avait Joséphine (née en 1903), Blanche et Marie-Paule (des jumelles nées en 1906) ; leur frère Raoul (pourtant baptisé Joseph-Maurice en 1908), dit « Ti-Roul », complétait le quatuor de célibataires.
« Petit » Robichaud avait aussi exploité un hôtel et une salle à manger dans ce bâtiment, puis un autre hôtel et des cabines (qui se retrouveront au Petit Fribourg) sur l’emplacement actuel du parc du Chanoine-Fleury. Après sa mort en 1954, les « P’tites Petit » ont hérité du magasin converti en quincaillerie par leur frère Camille en 1963.  « Ti-Roul » et ses sœurs iront vivre dans une maison neuve au 19, avenue de Gaspé Ouest.

Blanche Robichaud-nouvelleBlanche  R012
Entre-temps, Blanche était morte dans un bête accident. Une automobile mal stationnée devant le Castel des falaises a descendu la pente, traversé la rue et heurté la demoiselle Robichaud alors qu’elle se trouvait devant la banque ou le bureau de poste.
Entre les numéros civiques 16 et 20, une ruelle menait à la maison des Legros, un peu en retrait du chemin. Marié en 1943, Robert Legros avait d’abord travaillé à Québec, où il effectuait des tests sur le beurre dans un laboratoire, mais il était revenu dans sa paroisse natale et, pour le bien de sa santé, travaillait principalement à l’extérieur sur des chantiers de construction. Ses deux premiers enfants étaient nés à Québec et cinq autres s’ajouteront à Saint-Jean pour composer une autre famille majoritairement « babyboomer », dans les mêmes âges que la nôtre. Hôtel-lobby + BeurrerieLe magasin « Petit » Robichaud et la beurrerie au début des années 1960 (coll. privée).

C’était aussi le cas de la famille d’Amédée Bérubé que la Coopérative agricole a embauché pour gérer la beurrerie qu’elle venait d’acquérir en 1942. Originaire de Saint-Pacôme, « Médée » s’était marié à Saint-Denis en 1941 et a élevé ses neuf enfants au-dessus de la fabrique de beurre transformée aujourd’hui en résidence (no 24).
Le beurre était produit localement à cette époque. J’ai souvent participé à la collecte des bidons dans les rangs de la paroisse avec un employé de la coopérative. Il était commode, pour lui, d’avoir un « helper » qui approchait les bidons vides à la porte du camion et rangeait les bidons pleins à l’autre bout de la plateforme. Le beurrier recevait la crème des « habitants » et effectuait ou supervisait toutes les tâches, de la réception à l’emballage en passant par les tests de gras et le barattage, avec des ressources minimales et des mesures de sécurité à l’avenant : quand il sortait le beurre avec sa grande palette de bois, un gamin pouvait se hasarder à passer le doigt par l’ouverture de la grande baratte pour un « test de qualité »…
La cour de la beurrerie pouvait servir d’espace de jeux. Une simple « canne » au milieu de la cour pouvait occuper des enfants pendant quelques heures. Certains soirs d’hiver, on pouvait voir deux Bérubé contre deux Deschênes avec une balle, des bâtons de hockey rafistolés, des bidons comme poteaux de but. Mais le centre d’intérêt hivernal était à quelque 200 pieds derrière la beurrerie et le magasin général : c’était « l’écluse », un étang artificiel, qui servait de patinoire aux petits et grands enfants du quartier. Personne n’aurait eu l’idée de patauger dans ce plan d’eau fangeux avant le gel, mais, si le temps le permettait, on pouvait y tourner en rond pendant quelques semaines en hiver. En sécurité ? C’est une autre question.
Cet étang aujourd’hui disparu avait été formé en barrant le ruisseau des Charlots, ainsi désigné en l’honneur de Charles et Narcisse Duval, les frères un peu spéciaux du notaire Zéphirin. Ce barrage avait été construit pour servir de réservoir en cas d’incendie dans le village.

Le ruisseau avait un faible débit. En bas du barrage, il coulait derrière la beurrerie et passait sous le magasin général (!) puis sous le chemin du Roy. De là, jusqu’à la route nationale, on aurait pu théoriquement y lancer des petits voiliers à la Paolo Noël, mais, à une époque où le village n’avait pas de système d’aqueduc et d’égout, personne n’avait le goût d’y mettre le pied. Le ruisseau prenait parfois une teinte laiteuse, dont on devinait l’origine, et Dieu sait ce qui pouvait tomber du magasin général…

Dans La Patrie du 6 avril 1947, Gérard Ouellet imaginait sa paroisse en 1997 : « […] le ruisseau des Charlots, qui dégageait des odeurs nauséabondes en été — vous vous souvenez les anciens — […] se perd dans le très moderne système d’égouts qui a remplacé celui de 1948 ». Ouellet était optimiste : la « modernité » est venue seulement dans les années soixante et on a décidé d’acheminer les eaux usées directement dans le fleuve, une mauvaise nouvelle pour les pêcheurs à la loche à l’est du quai et les baigneurs à la « plage » du Castel.
(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-3/ )

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (1)

À Saint-Jean-Port-Joli, le chemin du Roy suit le tracé établi par les grands voyers au début du XVIIIe siècle ; il se prolonge dans la rue de l’Ermitage et la rue des Artisans. À l’époque, les maisons ont souvent précédé la route et cette dernière a suivi les maisons. En 1937, pour accommoder les véhicules automobiles, les autorités ont décidé de réduire les courbes dans le village et de sabrer dans cet aménagement bicentenaire en redressant la route 2, dite « route nationale » (aujourd’hui la 132), entre l’église et la croix de Tempérance (érigée en 1939). « Le chemin que l’on a tracé en 1937 a défiguré le coin, écrivait Gérard Ouellet dans Ma paroisse en 1946 (p. xi), mais on n’y peut rien ». Mais aurait-on pu faire autrement ? Sûrement. On a bien contourné et préservé le cœur du village à Beaumont, Saint-Michel, Saint-Vallier, Berthier, Cap-Saint-Ignace…

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Saint-Jean-Port-Joli vers 1905 (coll. privée)

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Saint-Jean-Port-Joli en 1947; à l’extrême-gauche, la boulangerie Caron (coll. BANQ).

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Je suis né le 23 octobre 1948, quatrième d’une famille de « babyboomers » typique, dans la maison qui porte aujourd’hui le numéro 11, chemin du Roy Est, soit dans la « basse-ville », comme le journaliste Louis Morneau désignait cette partie de sa paroisse natale dans L’Action catholique du 2 septembre 1945 : « [Le village de Saint-Jean-Port-Joli] présente ce détail topographique d’être, pour ainsi parler, coupé en deux par une côte raide et tournante (la côte de l’église), laquelle le divise en deux parties bien tranchées, qu’on pourrait appeler le bas-village et le haut-village… comme, à Québec, on dit la basse-ville et la haute-ville ».

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La « Basse-ville » vers 1945, avant l’ouverture des chemins l’hiver (coll. privée).

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Saint-Jean-Port-Joli vers 1950 (coll. privée).

La « partie haute », poursuivait-il, « est le quartier bourgeois, fashionable » et « sans contredit, la plus belle, la plus intéressante. […]. On n’y voit guère que des vergers magnifiques, des jardins splendides, des fouillis d’arbustes en fleurs, et surtout des arbres superbes — érables, châtaigniers, peupliers — qui voilent en partie, qui cachent même quasi complètement les résidences bourgeoises, dont plusieurs, fort anciennes — telle celle de M. le notaire Deschênes — sont d’un style noble et bien français. »
C’est effectivement en haut de la côte qu’on trouvait les « institutions » (église, presbytère, salle municipale, bureau de poste, bureau d’enregistrement, etc.), les professionnels (médecins, notaires, arpenteurs, etc.), le chic Castel des falaises, le réputé marchand général Lavallée.
Toujours selon Morneau, « la partie basse du village en est en quelque sorte, le quartier populaire : n’y résident guère que des gens laborieux, navigateurs et tâcherons, ainsi que des rentiers modestes ».

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Mes parents ont pris possession de cette propriété le 26 octobre 1947, après avoir vécu trois ans dans leur première maison (aujourd’hui le numéro 17), acquise en septembre 1944, et avoir précédemment passé un an à loyer dans ce qui est aujourd’hui le café Bonté divine (le numéro 2) après leur mariage en juillet 1943.
Le boulanger Benoît Caron a occupé cette maison quelques années (1944-1947) avant d’aller s’établir sur la rue du Quai. Son départ marquait la fin d’une série de boulangers sur cet emplacement, le précédent ayant été Alphonse Abel dont l’enseigne traînait encore dans la cave pendant mon enfance.

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La maison vers 1920, du temps de la boulangerie (coll. privée).

11 ch. du Roy, début '60Après rénovation, au début des années 1960 (coll. privée).

La boulangerie se trouvait dans une annexe érigée perpendiculairement au bâtiment principal, une maison québécoise typique au toit galbé recouvert de tôle à baguette. La déclivité du terrain faisait en sorte que le boulanger travaillait dans l’équivalent d’un rez-de-chaussée. Une fois les équipements enlevés, nous avons pu disposer d’un bel espace de jeu avec plancher de ciment. Notre cuisine se trouvait à l’étage. Cette annexe a été remplacée par une construction plus moderne en 1961 et le terrain a été mis au niveau avec la rue.
Si la boulangerie a disparu en arrière, une autre entreprise est entrée en avant en 1947. Mon père était « secrétaire gérant » de la Société coopérative agricole locale fondée en 1942 et, jusqu’à l’installation de ses bureaux « à la Station », le « siège social » était chez nous, « première porte à gauche » en entrant, dans ce qui était auparavant le salon. Le personnel de soutien était réduit au minimum : une secrétaire, la sœur de maman, qui a résidé chez nous jusqu’en 1958.
Devant la maison se trouvait un immense érable à Giguère qui servait de portail de jeu naturel. On y grimpait pour le plaisir et aussi, par défi, comme atteindre la lucarne et pénétrer dans ma chambre, et même traverser le toit pour redescendre par un balcon à l’arrière… Le fameux arbre a aussi servi de support pour un trapèze, un « câble de Tarzan » et quoi encore ! Le tout « avec pas de casque ».

11chduRoyE, v1948.réduiDenis, Germain et Annette  vers 1947 ; à l’arrière-plan, la maison du barbier Cloutier (coll. privée).

Gaston 1948 Parterre- réduit

Gaston (1950?). Devant la maison, le parterre était plus bas qu’aujourd’hui et clôturé; à l’arrière-plan, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

À l’arrière de la maison, on pouvait jouer à la balle-molle (tant que les joueurs ne frappaient pas trop fort), entre la maison et la « grange », mais la majeure partie de l’espace était occupée par un jardin comprenant un potager, des framboisiers et quelques arbres fruitiers, plutôt bons pour le poêle à bois, mis à part celui qui produisait de délicieuses prunes « blanches », celles, disait-on, qui sont rouges, quand elles sont encore « vertes », et jaunes à maturité…
Quant à la grange, elle était à cheval sur deux époques. Utilisée pour l’automobile à un bout, elle avait encore des stalles pour les chevaux à l’autre, avec un carreau pour évacuer le crottin à l’arrière, ce qui avait donné un sol propre à la croissance de la rhubarbe dans le jardin.

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Notre voisin de gauche (numéro 9) était Gérard Fortin, un marin devenu sculpteur comme ses maîtres les Bourgault. Il avait sa boutique derrière la maison, dans un hangar qu’il avait haussé d’un étage. L’atelier proprement dit était bien éclairé à l’ouest; Gérard préparait son bois au rez-de-chaussée, plus sombre et poussiéreux. À quelques reprises, je lui ai demandé de couper du bois sur son banc de scie pour faire des flèches ou un cerf-volant.
Gérard sculptait diverses choses, dont des lampes, des bols à salade en forme de feuille d’érable et d’autres petits objets chéris des touristes. Son frère Laurent a travaillé là avant que Gérard n’aille installer un nouvel atelier à l’est du village. Son épouse, Aimée Chouinard, l’assistait dans la finition de certaines pièces, mais elle avait d’autres intérêts et donnait notamment des cours de piano aux filles du voisinage.
Les Fortin n’avaient pas d’enfants, mais ne vivaient pas seuls. Aimée s’est occupée de son père, l’ancien capitaine Euclide Chouinard, veuf depuis 1945 et mort en 1960 (dont elle a probablement hérité la maison) et de son oncle Edmond Robichaud (mort en 1959), un « vieux garçon » surnommé « le p’tit bossu » — à une époque où on ne s’enfargeait pas dans les handicaps ni les identités. Vivait là aussi Philomène Leclerc, « vieille fille » de son état, secrétaire de la fraternité du Tiers-Ordre et membre de plusieurs autres congrégations, « zélatrice [distributrice] de plusieurs annales », dont celles de la bonne sainte Anne, heurtée mortellement le 6 août 1955 par l’automobile d’un aviateur de l’Ontario…

Philomène011

Chez Lucien-Avant_1950

Vue aérienne vers 1950. De g. à d., première rangée (sur la route 132, la pharmacie Cloutier et le restaurant; sur la deuxième, de l’arrière, les maisons de P.  Pelletier, d’A. Deschênes, de G. Fortin, de G. Normand et de Z. Caron; sur la troisième, de l’autre côté du chemin, le toit de la maison d’A. Chouinard, les maisons du barbier Cloutier et de G. Ouellet; plus haut, une partie de la maison R. Legros et la maison d’A. Bois; au fond, la rue Verreault (coll. privée).

Entre la maison de Gérard Fortin et celle de Georges Normand (numéro 7), un étroit passage permettait de se rendre au restaurant Chez Lucien (aujourd’hui l’Espace Plastiques Gagnon), où se trouvaient l’arrêt d’autobus et, plus tard, une salle de billard, au garage Dionne (aujourd’hui la Société des alcools) ou au quai en passant par la cour des Normand qui joignait celle du restaurant et en évitant ainsi les détours par les voies officielles. En fait, « Ti-Georges », qui était « chauffeur de taxi », se rendait plus directement à la route nationale en empruntant ce raccourci, surtout quand il est devenu chauffeur d’autobus scolaires. Pour atteindre la même destination, nous coupions même souvent au plus court en passant entre la boutique et la maison de Gérard, la clôture entre lui et son voisin laissant un passage qu’il aurait pu facilement fermer ou nous interdire.

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Georges Normand et sa femme Joséphine Cloutier étaient tous deux originaires du Trois-Saumons. Ils habitaient l’ancienne maison du capitaine David Toussaint, décédé en 1943. Mariés en 1944, ils avaient quatre enfants qui ignoraient, comme nous, leur futur statut de « babyboomers ». La sœur de Georges, Lucie, est décédée dans la grande tragédie aérienne de l’Obiou en novembre 1950 ; sa femme était la sœur du bien connu « Ti-Blanc », propriétaire du restaurant La Coupe au lac Trois-Saumons.
C’est chez les Normand que je crois avoir vu la première fois un appareil de télévision, un après-midi, après l’école. Monsieur Normand était assis devant l’appareil, somnolant, en attendant un appel ou le début des émissions qui ne commençaient alors qu’en fin d’après-midi. À l’écran, « la mire », avec la tête de l’Indien et toutes ces lignes qui permettaient d’ajuster l’appareil. Pas très intéressante, la télé… Par la suite, je me souviens d’y être allé pour regarder Les Plouffe, le mercredi, à 8 h 30, mais pas question de regarder la lutte qui suivait à 9 h.

Horaire télé 1956

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Je n’ai pas grand souvenir des occupants de la maison suivante (numéro 5), chez « Zodique » (Zotique) Caron, sinon d’avoir vu un homme en fauteuil roulant sur le perron. Mes sœurs me rappellent que ce monsieur, Philippe Caron, était célibataire et vivait avec deux autres célibataires, ses sœurs Annette et Marguerite.
Le voisin à l’ouest était « Ti-Coq », né Philias Fournier, marié en premières noces avec Joséphine Legros (la première des 26 enfants d’Albert Legros…) et en deuxièmes noces avec Laura Gosselin. Le couple était sans enfants, lui. Annexée à leur maison, une petite boucherie exploitée par des Giasson, puis Thomas Morneau.
À cette époque, la route de l’Église (aujourd’hui la route 204) ne se rendait pas à la « route nationale ». Les piétons pouvaient cependant passer droit puisqu’il y avait un sentier, le « charcotte » (short cut), qui menait (lui aussi !) dans la cour arrière du restaurant Chez Lucien et, de là, à la route 2 (aujourd’hui la route 132). Les véhicules, eux, devaient tourner à droite, vers l’église, ou à gauche, vers la rue du Quai. (Une légende familiale veut que ma mère mettait les patates au feu quand elle entendait les pneus de l’auto paternelle crisser dans la courbe, en tournant à droite, la cuisson étant parfaite quand il revenait à la maison après être passé au bureau de poste…)
Boucherie Thomas MorneauLa boucherie dévastée en 1967 (coll. privée).
Mais, ça ne tournait pas toujours. C’est ce qui est arrivé en 1967, quand un camionneur manquant de freins a déversé son chargement de bois sur la boucherie, ce qui présageait la fin de la résidence de Ti-Coq et du « charcotte ». Quelques années plus tard, la 204 était prolongée : notre jardin était exproprié, notre « derrière » était exposé à la circulation, mais on gagnait une sortie rapide vers la 132.
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Le magasin général de Théophile Duval est devenu la maison funéraire De la Durantaye et Fils qui se trouve sur la partie ouest du chemin du Roy, mais il faut en dire un mot car il faisait partie de « notre monde ».
Bien placé sur le chemin des écoliers, l’établissement offrait une grande variété de friandises, des cigarettes « à la cenne », le matériel pour réparer les pneus de bicyclette et les pétards, qu’il était bien interdit d’apporter chez nous, qu’ils soient à mèche ou en rouleaux.
« Thophile » devait bien exister, mais je ne me rappelle pas l’avoir vu ; c’est son épouse, communément appelée « la mère Thoph’ » (ou sa fille Marie-Louise, qui hérita du magasin en 1957), qui officiait au comptoir sous lequel était cachée la « planche à punch » (punchboard). Il s’agissait d’une planchette percée de nombreuses alvéoles contenant chacune un petit papier enroulé qu’on poussait (« punchait ») avec un poinçon pour découvrir… qu’on ne gagnait jamais le pactole annoncé.
En face de « chez Thophile », la maison qui abrite aujourd’hui la Coureuse des grèves (300, route de l’Église) a vu passer plusieurs personnages notables, de mon temps, dont le taxi Salluste Deschênes, surnommé parfois « Bataille », à cause de son patois, et un « Ti-Louis », qui ne prenait pas toujours la peine de s’habiller complètement pour sortir…
De l’autre côté de la rue (dans une maison qui a aujourd’hui son adresse sur la route de l’Église) vivait la famille de Georges Morneau, ferblantier de père en fils, fort sollicité pour réparer les casseroles des « sucriers » et père de cinq filles, en partie « babyboomers » elles aussi.

(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-2/)

L’armée canadienne s’est-elle approprié la devise du Québec?

Dans le premier épisode de la série « Classé inexposable » (MAtv Québec), un porte-parole du 22e affirme que la devise de son régiment, « Je me souviens », est « très similaire à celle de la province de Québec, mais pas du tout liée […], d’ailleurs la devise du régiment est beaucoup plus vieille que celle de la province ».

Royal_22nd_Regiment_badge

Le raisonnement par lequel on peut arriver à cette conclusion est probablement le suivant:

  • En 1868, la reine Victoria accorde au Québec ses premières « armes » qui comprennent « un léopard d’or armé et lampassé d’azur », deux fleur de lis d’azur et une branche d’érable, mais sans devise.

Armes 1868

  • En 1939, le gouvernement du Québec modifie ces « armes » pour se donner de véritables armoiries où on trouve désormais « trois fleurs de lis d’or » et, sous l’écu, « un listel d’argent bordé d’azur portant la devise JE ME SOUVIENS ».  Québec a procédé par décret, le 9 décembre 1939, sans l’aval du College of Arms de Londres qui était l’autorité héraldique compétente pour la Grande-Bretagne et ses dépendances. De ce fait, certains héraldistes de stricte observance n’auraient pas reconnu comme officielles que les « armes » de 1868. La situation a été normalisée en 2010 quand l’Autorité héraldique du Canada a enregistré les armoiries, la devise et le drapeau du Québec (https://www.gg.ca/fr/heraldique/registre-public/projet/2089).

Armoiries Québec 1939

  • (Signalons en passant que, devant le parlement fédéral, dans la série des « écus armoriaux » qui entourent la flamme du centenaire installée en 1967, c’est l’écu de 1868 qui représente le Québec.).

Armoiries-Ottawa

  • De ce point de vue, la devise du Québec ne serait donc apparue qu’en 1939, puis confirmée en 2010 par l’Autorité héraldique,  soit après la création du « Régiment Royal Canadien-Français » (comme on désignait le 22e Régiment à l’origine) en 1914.

En réalité, comme le fait est bien établi dans l’histoire des symboles québécois, la devise du Québec a été imaginée par Eugène-Étienne Taché au début des années 1880 et elle est devenue la devise officielle du Québec lorsque ses plans de l’Hôtel du Parlement ont été approuvés en 1883. Sans plus de cérémonies. Depuis 1885 ou 1886, on peut lire « Je me souviens » au-dessus de la porte principale de l’édifice, d’abord sous les armes octroyées par la reine Victoria, puis sous celles de 1939, à la suite d’une restauration de l’entrée au début des années 1960.

Armoiries 1892Armoiries et Devise

Le « Régiment Royal Canadien-Français » créé en 1914 ne pouvait ignorer qu’il adoptait une devise connue. Est-ce que quelqu’un s’est formalisé de cet « emprunt » (ou de l’utilisation des « armes » québécoises de 1868 au centre de l’insigne régimentaire)? Il ne semble pas. Le 22e était formé essentiellement de Québécois fiers de leurs origines et de leurs symboles nationaux. Tout le Canada français les admirait. À leur retour après la guerre, L’Action catholique du 9 mai 1919 demandait « que chaque Québécois prouve donc, de façon non équivoque, qu’il a le cœur à la bonne place et que fidèle à notre devise nationale : « Je me souviens », celle que porte aussi le 22e sur son écusson [je souligne], il tient à honneur d’être là pour accueillir ces héros […] ». Une devise « très similaire », en effet.
Que le 22e Régiment considère maintenant que son « Je me souviens » est plus ancien que celui du Québec (comme si ce dernier l’avait plagié…) est cependant un peu fort. Est-ce un manque de mémoire?… Ou y a-t-il autre chose derrière cette désir de revendiquer une préséance? Quand on sait que le Canada n’en est pas à son premier « emprunt » (le nom « canadien », l’hymne national « Ô Canada », la feuille d’érable…), on ne s’étonnerait plus de rien.

Le « traité de Murray » a-t-il fait l’objet de négociations?

Dans sa dernière chronique (Le Soleil, 11 septembre 2022), l’ancien chef Konrad Sioui expose une version inédite de la genèse du document auquel la Cour suprême a donné « valeur de traité » en 1990 et qu’on désigne communément sous le nom de « traité de Murray ».

Selon cette version, le grand chef Hannenorak et ses guerriers (il y en avait une trentaine à l’époque) sont allés en septembre 1760 « rencontrer face à face les forces anglaises installées à Longueuil ». Cette délégation

« a été accueillie selon le protocole reconnu lorsque les représentants de deux nations souveraines se rencontrent formellement, dans un esprit symbolisant la conclusion d’une paix durable. […] Après les formalités, nous nous sommes mis au travail afin de bien faire connaître aux Anglais les conditions non négociables visant la conclusion du traité ».

Le chroniqueur laisse entendre qu’il y aurait eu une sorte de plan de travail, comme un ordre du jour :

« nous avons identifié quatre fondements majeurs faisant partie intégrante au traité. D’abord, premièrement il sera écrit que la relation entre nos deux nations sera toujours d’égal à égal, c’est-à-dire de nation à nation. […] Deuxièmement, écrivez que nos traditions et nos coutumes, incluant notre langue et tous nos traits culturels, soient respectées et protégées à tout jamais. Troisièmement, écrivez que tout ce qui a rapport à notre spiritualité, nos croyances et notre relation intrinsèque avec le monde immatériel nous appartient en propre […]. Enfin, quatrièmement, écrivez que notre développement économique et notre commerce qui utilise toutes les différentes routes d’échanges de produits de toute nature, sera non seulement maintenu, mais hautement valorisé dans les rapports bilatéraux avec les Anglais ».

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Il est resté peu de traces de cet événement qui prend l’allure d’un sommet « international » sous la plume de monsieur Sioui.

Dans La Nation huronne (ouvrage publié en 1984 avec une préface de Max Gros-Louis), Marguerite Vincent Tehariolina ne parlait pas de cet événement ; elle connaissait cependant l’existence d’un document désigné depuis le début du siècle précédent comme « Certificat de protection du Général Murray » (p. 142-145). C’est une version de ce document qui a été déposée en cour lors du procès en première instance.

C’est seulement après le jugement de la Cour suprême (prononcé en 1990) qu’on a découvert dans un reportage publié par The Star and Commercial Advertiser/LÉtoile et Journal du commerce, en 1828, le récit d’un chef du conseil des Hurons, Petit Étienne, qui était présent lors de la rencontre avec le général James Murray, au début de septembre 1760.

En s’appuyant sur ce récit,  l’historien Alain Beaulieu écrit que « la rencontre fut brève et […] n’a certainement pas donné lieu à des tractations qui pourraient s’apparenter à la négociation d’un traité. Le général anglais exprima d’abord son étonnement devant l’attitude des Hurons, qui avaient abandonné leur village. Il leur dit qu’ils pouvaient entrer librement chez eux » (« Les Hurons et la Conquête un nouvel éclairage sur le « traité Murray » Recherches amérindiennes au Québec », XXX, 3, 2000, p. 52-63) . Selon le résumé que le Star and Commercial Advertiser fait des propos de Petit Étienne,

« […] les officiers prirent nos chefs par le bras et les conduisirent à leur général. Dès qu’il les vit, il s’écria : « Voilà les Hurons ! pourquoi avez-vous quitté votre village ? vous n’avez rien à craindre de nous, retournez à votre village là où vous êtes en sûreté », et il se tourna vers quelqu’un près de lui et donna un ordre. »

Le lendemain, raconte Petit Étienne, nous « reçûmes […] un papier de lui, qui signifiait, à ce que nous comprîmes, que la paix était faite ». Dans ce document, écrit Alain Beaulieu, « le général James Murray prenait les Hurons sous sa protection et interdisait aux soldats de les molester sur leur chemin du retour vers Québec. Il donnait aussi aux Hurons des garanties concernant le libre exercice de la religion catholique, le commerce avec les garnisons anglaises et leurs coutumes ».

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Le « papier » lui-même, auquel la Cour a donné « valeur de traité » a toutes les allures d’une déclaration unilatérale, d’un ordre donné aux soldats britanniques de bien traiter cette « tribu » qui est venue « se soumettre », autrement dit d’un « certificat de protection », comme ce document a été décrit lorsqu’une délégation (dont faisait partie Petit Étienne) a déposé une liasse de « papiers et documents » devant un comité parlementaire en 1824 (Vincent, p. 142); ce document se lit comme suit (traduit d’après la version intégrale publiée par Short et Doughty):

« Il est par les présentes certifié que le chef de la tribu des Hurons s’étant présenté à moi, au nom de sa nation, pour se soumettre à Sa Majesté britannique et faire la paix, a été pris sous ma protection ainsi que sa tribu entière ; et dorénavant nul officier ou corps anglais ne devra les molester ou les arrêter à leur retour à leur établissement de Lorette ; ils sont reçus aux mêmes conditions que les Canadiens et jouiront du libre exercice de leur religion, de leurs coutumes et de la liberté de commercer avec les garnisons anglaises, recommandation étant faite aux commandants des postes d’user de bons procédés envers eux ».

Le texte ne laisse pas soupçonner de négociations. Prévoyant cette interprétation, le chroniqueur du Soleil écrit que « la version écrite par le régime colonial du temps ne reflète pas toujours — ou même jamais — l’esprit et l’intention exprimée par la partie indigène ».

Il y aurait donc une autre version, mais sur quelles sources repose-t-elle ?

Traité 1- original trouvé 1996