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Joseph Labbé (c.1754-1835), brave soldat qui revient de guerre…

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Le cas de Joseph Labbé illustre l’ambivalence de certains Sudcôtois envers la cause des rebelles américains et les conséquences de l’éloignement sur la vie de couple.

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Labbé est né vers 1754 du mariage de Jean-François Labbé (1731-1790) et de Marie-Josephe Gaulin, veuve de Charles Caron. Les deux parents étant de Saint-Jean-Port-Joli, Joseph est probablement né dans cette paroisse, alors desservie par le curé de L’Islet, plus précisément à la Demi-lieue (petite seigneurie située à l’est de Saint-Jean-Port-Joli), où se trouvait la terre familiale.

Joseph a donc environ 22 ans, au printemps 1776, quand le seigneur de l’île aux Grues, à la demande du gouverneur Carleton, rassemble une troupe loyale à Sainte-Anne pour aller déloger les Bostonnais qui campent à Pointe-Lévy depuis l’automne précédent. Ce bataillon improvisé se met en marche le 23 mars et augmente en nombre sur sa route vers Saint-Thomas. Joseph se joint à la troupe avec une douzaine d’habitants de Saint-Jean. Il s’est probablement rendu à Saint-Thomas, mais l’opération s’est arrêtée là : l’avant-garde envoyée à Saint-Pierre est défaite le 25 mars par une force supérieure formée de soldats américains venus de Pointe-Lévy et de sympathisants rebelles des paroisses situés à l’ouest de Saint-Thomas. Chacun rentre chez soi et le siège de Québec continue jusqu’au début de mai.

Le 3 novembre, Joseph Labbé épouse une jeune fille qui n’a pas encore 17 ans (née le 26 décembre 1759), Marie-Ursule Ducros dite Laterreur[1], fille d’Antoine Laterreur fils qui aurait brièvement porté les armes pour les rebelles américains, selon le Rapport Baby. En cadeau de noces, Joseph reçoit en donation la terre familiale de la Demi-lieue[2]. Un premier enfant, Marie-Ursule, est baptisé à Saint-Jean le 1er octobre 1777 en présence du père et de la mère.

Le père a vraisemblablement quitté la paroisse dans les jours suivants car, 15 jours plus tard, il fait partie de l’armée du général Burgoyne qui subit la défaite aux mains des insurgés à Saratoga, N.Y., le 17 octobre 1777. Joseph Labbé se retrouve prisonnier.

Saratoga-défaite brit. 1777

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Sans nouvelles de son mari et en deuil de sa fille morte en mai 1778, Marie-Ursule se console dans les bras d’un navigateur, Thomas Fonjamy dit Vadeboncoeur (Québec, 1853-Saint-Jean-Port-Joly, 1828), ce qui déplait au beau-père qui veut protéger le bien familial et éviter que sa terre se retrouve entre le mains de Fonjamy. Le 10 août 1780, il se rend chez le notaire Cazes pour s’opposer

à l’insinuation d’une donation cy-devant par lui faite en faveur de Joseph Labbé, son fils, détenu prisonnier dans l’affaire de monsieur Bourgogne [sic], général dans le temps des armées de Sa Majesté, encore détenu par les sujets infidèles à leur Roi, vu le mauvais commerce de la femme du dit Labbé[3].

Mais Joseph Labbé n’est pas prisonnier!

En fait, il l’a été quelques jours après la bataille de Saratoga, le 17 octobre 1777, mais, sollicité par les rebelles qui lui donnent le choix entre l’emprisonnement et le service militaire, Labbé a viré capot et s’est enrôlé pour toute la guerre dans le régiment du colonel Livingston le 22 octobre 1777. Les dossiers des soldats (service records) qui ont servi durant la guerre d’indépendance[4] permettent de suivre son parcours, son transfert dans le régiment de Moses Hazen vers 1780, son incorporation dans la compagnie du capitaine Clément Gosselin en 1781 et sa libération (discharge) par Washington le 30 juin 1783. Il a touché alors la prime (gratuity) de 80$ promise en mai 1778 aux soldats qui auront servi jusqu’à la fin de la guerre.

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Entre-temps, à Saint-Jean-Port-Joli, le père Labbé est devenu bedeau, mais ne paraît pas avoir mis fin au « mauvais commerce » des amants Laterreur-Vadeboncoeur, quand, sans avoir donné de nouvelles depuis des années, semble-t-il, Joseph Labbé se pointe à la Demi-lieue à l’automne 1783. L’affaire se corse : le curé de Saint-Jean (dont la Demi-lieue relève depuis 1775) demande conseil à son évêque au sujet d’un jeune homme arrivé à l’automne « de chez ‘les Bostonnais’ où il avait été fait prisonnier […] et dont la femme a fauté en son absence »; il raconte que l’amant a battu le conjoint légitime en sortant de grand’messe, mais que ce dernier « est prêt à reprendre sa conjointe à condition que le jeune effronté, qui navigue tout l’été, quitte la paroisse[5] ». L’évêque ne veut pas s’en mêler : c’est aux juges civils, écrit-il le 19 décembre, qu’il appartient de chasser Fonjamy de la paroisse[6].

Tout semble se régler sans intervention des tribunaux. De février 1785 à juillet 1795, Labbé et son épouse retrouvée font baptiser neuf enfants à Saint-Jean-Port-Joli! De son côté, Vadeboncoeur se marie au même endroit le 12 février 1787 avec Marie-Brigitte Couture qui lui en donnera sept. C’est finalement Labbé qui, vers 1796, quitte Saint-Jean pour Kamouraska où son épouse accouche encore au moins quatre fois. Plusieurs enfants du couple Labbé-Laterreur se marient dans cette paroisse entre 1807 et 1821.

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En mai 1828, le Congrès des États-Unis adopte une loi pour aider les anciens combattants de la guerre d’Indépendance. Cette loi accorde un plein salaire à vie aux soldats qui avaient bénéficié de la prime accordée par le Congrès en 1778.

La première demande de Labbé, probablement à la fin de 1828, n’est pas dans son dossier. Elle a été acceptée puisqu’il se rend aux États-Unis, en avril 1829, pour toucher l’argent qui lui est dû (soit $80 par an). Le 2 avril, il s’identifie devant un juge de paix comme « Joseph Labe, of Rouse’s Point[7], in the county of Clinton », ancien soldat du régiment du Congrès commandé par le colonel Hazen. Joseph Labbé fils et un certain Charles Whyte témoignent en sa faveur devant le juge Averill[8].

La suite est compliquée et exigerait de longs développements. Disons pour résumer qu’une confusion s’est installée entre son dossier et celui de Joseph Labo[9] – certains croyant que c’était la même personne –, ce qui a amené le juge Averill à convoquer les deux hommes, le 19 février 1830, pour clarifier la situation. Dans la déclaration faite à cette occasion, Labbé est un peu mêlé dans ses souvenirs. Il déclare s’être engagé en 1776 dans la compagnie de Gosselin; il n’est pas certain du moment où il a reçu sa « décharge », qu’il a d’ailleurs perdue. Il précise toutefois – dans la mesure où on peut se fier à la mémoire de l’ancien combattant d’environ 75 ans – qu’il a participé aux batailles de Long Island, White Plains, Delaware et à quelques escarmouches[10]. Pas un mot, évidemment, de Saratoga…

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Joseph Labbé est mort, à Saint-Pascal, le 24 février 1835, à environ 80 ans. Sa veuve s’est ensuite rendue aux États-Unis pour obtenir les arrérages de sa pension[11]. À cette époque, la veuve d’un ancien combattant ne pouvait toucher que la partie d’une pension qui n’était pas encore versée au moment du décès de son mari, mais, en vertu d’une loi adoptée en 1836[12], certaines veuves d’anciens combattants de la guerre d’Indépendance obtiennent le droit à une pension, si elles se sont mariées avant la dernière période de service du défunt, ce qui était le cas de la veuve de Labbé, mariée 60 ans plus tôt!

Le dossier de Labbé ne pas permet de voir si sa veuve a demandé de bénéficier de cette loi dès son adoption, mais elle l’a fait 10 ans plus tard.

Le 11 août 1846, probablement à Champlain, N.Y., Ursule Labbé enregistre une déclaration devant le juge de paix Everest en vue de bénéficier de la loi de 1836. Âgée de (presque) 87 ans, elle ne peut se présenter en cour à cause de ses handicaps physiques (« from bodily infirmities[13] »). Quatre jours plus tôt, son petit-fils Magloire (« McGloi ») Labbé, de Saint-Pascal, avait aussi fait une déclaration, exposant qu’il hébergeait son grand-père durant les dernières années de sa vie et qu’il était présent à sa mort le 24 février 1835 et avait assisté à son inhumation le 26, à Saint-Pascal[14].

Un agent à Champlain, Silas Hubbell, probablement un avocat, s’occupe d’acheminer la demande Washington. « The old lady is destitute & very infirm » (la vieille femme est sans ressources et très handicapée), écrit-il le 14 août. Quelques détails retardent le règlement du dossier, qui lui semble pourtant clair. Il donne d’autres renseignements le 28 septembre, pendant que « the old woman is at a private boarding house waiting[15] ».

Le dossier semble réglé le 16 octobre 1846[16], mais Ursule Laterreur n’aura pas le plaisir d’en bénéficier : elle n’a que le temps de revenir à Saint-Pascal où elle décède le 28 novembre suivant.


[1] Elle était la demi-sœur de Marguerite qui sera une des concubines de Malcom Fraser.

[2] Paul-Henri Hudon, « Les premiers habitants du fief de L’Islet-à-la-Peau » L’Ancêtre, 31, 3 (printemps 2005), p. 197-210; sur Labbé, p. 205-206.

[3] Cité par P.-H. Hudon, op. cit., p. 206.

[4] U.S. National Archives, Revolutionary War Service Records, https://www.fold3.com/title/470/revolutionary-war-service-records.

[5] Gérard Ouellet résume l’incident dans Ma Paroisse, Québec, Éditions des Piliers, 1946, p. 72.

[6] RAPQ, 1929-30, lettre du 19 décembre 1783.

[7] Dans d’autres documents, il se dira Champlain ou Plattsburg.

[8] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25058025.

[9] Le dossier de ce Labo semble un cas de fraude.

[10] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25058035.

[11] Elle aurait eu l’aide du major général Skinner, ibid., https://www.fold3.com/image/25058005.

[12] « Pensions Enacted by Congress for American Revolutionary War Veterans », https://sites.rootsweb.com/~fayfamily/pensions.html.

[13] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25057951.

Michel Arbour, combattant pour l’indépendance américaine (1755-1835)

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Michel Arbour est né le 28 février 1755 et baptisé le même jour à Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud, mais sa famille résidait probablement à Saint-Vallier où, en 1762, Michel Arbour père (Berthier, 1733 – Saint-Vallier, 1812) avait une terre de 2½ arpents de front, dont 8 en culture. Il y est recensé avec son épouse Marie-Louise Boutin et six enfants, trois filles et trois garçons dont Michel était l’aîné[1].

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Le rapport Baby ne mentionne pas les Arbour, père et fils, dans ses commentaires sur le comportement des habitants de Saint-Vallier ou de Saint-François pendant le siège de Québec par les rebelles américains. Les deux l’auraient pourtant mérité. Dans une lettre du 17 août 1793, le curé Laurent Bédard écrivait à l’évêque Hubert que

le nommé Michel Arbour, dont les père et mère ont toujours été Bostonnais et par là même éloignés des sacrements, du village de Saint-Vallier dont je suis chargé, partit avec les Bostonnais […][2].

Hazen-Drummer

Comme Arbour le raconte lui-même pour obtenir une pension près de 20 ans plus tard,

he served in the Revolutionary War as follows Viz: First in the Company commanded by Captain Robinson and Regiment Commanded by Col. James Livingston […], then in the Company commanded by Captain Selden and in the Congress Regiment commanded by Col afterwards Brigadier General Hazen, […] during the war and actually served more than seven years: Being a native of Lower Canada he first enlisted in the fall of 1775 at Point Levi opposite Quebec as a private soldier; that he remained in Canada with the American troops till the next summer and retreated with them to Albany where he in December 1776 enlisted for during the war, and served as a Corporal and that he remained in the above Corps in the Army till June 30, 1783[3].

[traduction : Il a servi dans la guerre révolutionnaire comme suit: d'abord dans la compagnie commandée par le capitaine Robinson et le régiment commandé par le colonel James Livingston [...], puis dans la compagnie commandée par le capitaine Selden et dans le Congress Regiment commandé par le colonel par la suite Le brigadier-général Hazen, [...] pendant la guerre et a en fait servi plus de sept ans: originaire du Bas-Canada, il s’est enrôlé pour la première fois à l’automne 1775 à Pointe-Lévy en face de Québec comme soldat; qu’il est resté au Canada avec les troupes américaines jusqu’à l’été suivant et s’est retiré avec elles à Albany où il s’est enrôlé en décembre 1776 pour toute la guerre et a servi comme caporal et qu’il est resté dans le corps ci-dessus dans l’armée jusqu’au 30 juin, 1783 ].

Arbour précise

that he was in both the Battles of the taking of Burgoyne [1777], at the Battle of Whiteplains [octobre 1776], Horseneck [octobre 1780], Brandywine [septembre 1777], and at Yorktown [1781]; was wounded in the left leg by a buck shot, at the taking of Burgoyne, which was extracted by Doctor Schuyler at Stillwater.

[Traduction : Qu'il a participé aux batailles de la prise de Burgoyne [Saratoga, 1777], à la bataille de Whiteplains [octobre 1776], à Horseneck [octobre 1780], à Brandywine [septembre 1777] et à Yorktown [1781]; lors de la prise de Burgoyne, a été blessé à la jambe gauche par un tir de balle, qui a été extraite par le docteur Schuyler à Stillwater ».]

À la fin de la guerre, le 30 juin 1783, il est démobilisé et libérée de son engagement [honorably discharged] à Tappan, où se trouvait le quartier-général de George Washington qui a signé de sa main le document certifiant « that the Bearer hereof Corporal Michael Arbour of the United States of America in General Hazen’s Regiment, having faithfully served the United States Seven years and two months and being inlisted for the War only, is hereby Discharged from the American Army[4] ». [Traduction : Que le porteur le caporal Michael Arbour des États-Unis d'Amérique dans le régiment du général Hazen, ayant fidèlement servi les États-Unis pendant sept ans et deux mois et ayant été enrôlé uniquement pour la guerre, est par les présentes libéré de l'armée américaine.]

Au bas du document, le brigadier général Hazen a ajouté que « Michael Arbour has been honored with the Badge of Merit for Seven Years faithful service[5] » [« Michael Arbour a reçu l'insigne de mérite pour ses sept ans de fidèle service »].

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À la fin de la guerre, Michel Arbour est resté quelques années aux États-Unis. Son nom apparaît (Michael Harbour) dans une liste de soldats canadiens réfugiés dans la région du lac Champlain en août 1787. Il a une personne avec lui : s’agirait-il d’une femme?

Probablement pas, car, dans sa lettre de 1793, le curé de Saint-François précise que Michel Arbour est revenu dans sa paroisse « il y a cinq ou six ans[6] » et qu’il veut épouser la veuve Jolin. Le problème est que le prétendant est un ancien soldat rebelle qui « déclare à tout venant qu’il ne reconnaît pas le roi d’Angleterre ». L’abbé Bédard en informe son évêque qui répond fermement le 13 août :

Le nommé Michel Arbour persistant dans ses anciens sentiments, ne voulant pas reconnaitre le roi d’Angleterre pour son légitime souverain ni lui être soumis, ne doit être admis à aucun des sacrements de l’église qui conformément à la loi de Dieu, nous prescrit soumission[7]

Comme en 1775 : pas de sacrements pour les rebelles? Bédard était déjà là à l’époque et il avait entendu les directives épiscopales mais, 20 ans plus tard, il semble avoir mis de l’eau dans son vin. Il écrit le 17 que Michel Arbour « s’est présenté de temps à autre à confesse, enfin a demandé à faire publier ses bans. J’ai commencé à le faire, agissant avec tout le ménagement possible[8]… »

Arbour se dit maintenant « fidèle royaliste », écrit ensuite Mgr Hubert (17 août) qui laisse le curé libre de décider; puis, le 19, devant l’insistance de l’ancien rebelle, l’évêque délègue le vicaire général Henri-François Gravé de La Rive pour aller régler l’affaire sur place[9].

Le 26 août 1793, Michel Arbour peut finalement épouser Ursule Proulx, fille de François Proulx, laboureur à Saint-François, et de Marie-Charlotte Grondin. Le couple s’installe à Saint-Gervais et, malgré la jeune quarantaine de l’épouse, fait baptiser deux filles, Marie-Barbe (1795) qui épousera Antoine Cloutier et mourra sans descendance, et Marie-Ursule, morte avant 1807.

Arbour perd sa femme en février 1800 et convole le 3 février 1807 avec Marie-Anne Labrecque, 34 ans, qui lui donne quatre enfants entre 1807 et 1813, le père étant chaque fois identifié comme « cultivateur » à Saint-Gervais. Trois des quatre enfants se marieront, tous en 1831, et auront une importante descendance dans la région.

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Le 26 juin 1822, Arbour se présente à Norridgewock (comté de Somerset, Maine), devant la « Court of Common Pleas », pour se prévaloir des dispositions des lois adoptées par le Congrès en mars 1818 et en 1820 et obtenir une pension à titre d’ancien combattant.

Dûment assermenté devant le juge David Pesham, Arbour fait état de ses services (tel que décrits ci-dessus) et dépose la « décharge » signée par Washington et conservée avec le plus grand soin depuis qu’il a été démobilisé, soigneusement pliée en seize depuis 40 ans et annexée à sa réclamation comme seule preuve à l’appui de son propos.

Tel que prescrit par la loi de 1820, et en reprenant son libellé, il jure qu’il était

a resident Citizen of the United States on the said eighteenth Day of March 1818 and that [he] have not since that time by gift, sale or in any manner whatever disposed of [his] property or any part thereof with intent thereby so as to diminish it as to bring [him]self within the provisions of the Act of Congress aforesaid[10]; and that [he] have not, nor has any person in trust for [him] any property or securities, contracts or debts due to [him], nor have [he] any income whatever.

[traduction : « un citoyen résident des États-Unis le dix-huitième jour de mars 1818 et que je n'ai pas depuis lors, par don, vente ou de quelque manière que ce soit, disposé de [ses] biens ou de toute partie de ceux-ci avec intention de manière à les diminuer pour se conformer aux dispositions de l’Acte du Congrès susmentionné; et qu’[il] n’a, ni aucune personne en fiducie pour [lui], de biens ou de titres, de contrats ou de dettes qui lui sont dus, ni [qu'il] n’a aucun revenu.]

Tel que prescrit par la loi, il décrit ensuite sa situation socio-économique et familiale :

I have no house or land and no property whatever except a poor coarse suit of cloths; having lost my wife I have no family except my two little boys Michael aged thirteen and Symon aged eight years. I am by occupation a laborer but from old age can do but little.

[Traduction : Je n'ai ni maison, ni terrain, ni propriété, sauf un pauvre costume de tissu grossier; ayant perdu ma femme, je n'ai pas de famille, sauf mes deux petits garçons, Michael, âgé de treize ans, et Symon, âgé de huit ans. Je suis ouvrier de profession mais, avec la vieillesse je ne peux pas faire grand-chose.]

Un clerc de la Cour certifie ensuite que les biens déclarés valent 2$.

Michel Arbour a-t-il donné l’heure juste à la Cour?

Résidait-il aux États-Unis en 1818? Le 17 juin 1818, il était présent au mariage de sa fille à Montmagny et identifié comme cultivateur résidant à Saint-Gervais. Au mariage de trois enfants, en février et novembre 1831, sa femme et lui ne sont pas mentionnés comme présents et leur lieu de résidence n’est pas précisé. Par contre, il était bien résident de Saint-Gervais à sa mort le 19 février 1835.

Il déclare n’avoir rien d’autre qu’un pauvre habit de tissu grossier, ce qui est assez improbable aussi et mériterait une investigation dans le terrier de Saint-Gervais.

Il avait perdu sa première femme mais la deuxième était toujours vivante! Elle meurt à Saint-Gervais le 27 janvier 1841.

Même la famille qu’il mentionne est incomplète. Il a effectivement deux garçons, Michel et Simon, âgés respectivement de 14 et 9 ans, mais aussi une fille, Marie-Anne, née le 9 octobre 1811. Peut-être avait-il amené les deux garçons avec lui à Norridgewock (Maine) et laissé la fillette à sa mère?

Il est aussi curieux qu’il ne mentionne pas de lieu de résidence aux États-Unis dans sa déclaration de 1822 : il a bien fallu qu’on lui expédie la pension de huit dollars par mois qui lui a été accordée à compter du 26 juin 1822.

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Michel Arbour est décédé le 19 février 1835, à 80 ans moins quelques jours, « cultivateur » de son état, toujours marié à Marie-Anne Labrecque. Il a été inhumé à Saint-Gervais le 21. Ses deux fils, aussi cultivateurs à Saint-Gervais, ont eu plusieurs enfants qui ont fait souche à Saint-Raphaël.


[1] Les renseignements généalogiques proviennent du Programme de recherche en démographie historique.

[2] Louis-Philippe Bonneau, Chronique de St-François de la rivière du Sud [sic], s.l.s.e., 1979, p. 119).

[3] Les documents les plus intéressants concernant Arbour sont dans la série Revolutionnay War Pensions, en ligne https://www.fold3.com/image/10941303?terms=467,arbour. La déclaration intitulée « Original claim » (26 juin 1822) est à la page 6, https://www.fold3.com/image/1/10941414.

[4] La décharge est à la page 2, https://www.fold3.com/image/10941329.

[5] De novembre 1775 à juin 1783, il y aurait 7 ans et 6 ou 7 mois. La décharge signée par Washington ne tient vraisemblablement compte que du service auprès de Hazen qui a formé son régiment au début de 1776.

[6] Bonneau, op. cit.

[7] Ibid.

[8] Cité par Bonneau, op. cit. À vérifier aux archives diocésaines.

[9] Lettres de l’évêque résumées dans RAPQ, 1930-31, p. 289. Originaux à vérifier.

[10] An Act to provide for certain persons engaged in the land and naval service of the United States in the Revolutionary War, adoptée le 18 mars 1818 et amendé en 1820. https://www.loc.gov/law/help/statutes-at-large/15th-congress/session-1/c15s1ch19.pdf

Daniel Johnson assassiné!?

Internet et les réseaux sociaux ont donné une impulsion extraordinaire aux théories de complot et en ont favorisé la diffusion, loin de l’œil critique des chefs de pupitre et des éditeurs, qui, dans les médias traditionnels, exercent un contrôle sur la publication d’affaires plus ou moins fondées, …ce qui alimente d’ailleurs les thèses complotistes.

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Dans un discours au château Frontenac le 23 juillet 2017, lors du banquet commémorant le 50e anniversaire de la visite du général de Gaulle, l’ancien député unioniste Antonio Flamand a évoqué le penchant favorable de Daniel Johnson à l’égard de l’indépendance du Québec et, sur cette lancée, il se serait questionné sur les causes réelles de son décès. Deux jours plus tard, un journaliste indépendant publiait sur le site de « Vigile » un texte intitulé « J’accuse les assassins de Daniel Johnson » où il rappelait ses démarches effectuées pour obtenir le rapport d’autopsie du premier ministre et concluait « que cette autopsie n’aurait pas été pratiquée » (https://vigile.quebec/articles/j-accuse-les-assassins-de-daniel-johnson?fbclid=IwAR2zxmVk3hqRwAA5v2DUwofb0l6jlZMr18nNgv95yai4e1oisJjS9xVUYoA). Le principal biographe de Johnson, Pierre Godin, lui aurait dit « n’en avoir pas vu, croyant qu’un médecin (complaisant?) avait tout simplement signé le certificat de décès avant les funérailles et l’inhumation », bref, « on a expédié le corps vite fait au cimetière afin qu’il disparaisse avec ses idées de souveraineté dans les limbes de l’histoire ». Le lendemain, 26 juillet, « devant tant d’allégations sérieuses entourant les circonstances nébuleuses du décès de Daniel Johnson et devant l’absence d’analyses toxicologiques, le Rassemblement pour un pays souverain demande au Gouvernement du Québec d’ouvrir une enquête, de rendre public les documents d’autopsie et d’aller jusqu’à l’exhumation du corps de ce dernier. »

Les médias n’ont pas fait écho à cette demande qui repose sur un témoignage assez rocambolesque. Quelques mois après la mort du premier ministre, le journaliste indépendant aurait recueilli les confidences d’une dame qui, après un dernier verre en compagnie de Johnson, aurait été très malade et aurait pratiquement vu Johnson mourir, d’où l’hypothèse de l’intoxication, accidentelle ou provoquée. Les biographes de Johnson n’ont évidemment fait aucune mention de cette présence féminine, ni d’une possible intoxication, que ce soit Pierre Godin, qui mentionne les personnes présentes ce jour-là et en a rencontré plusieurs, Paul Gros d’Aillon, qui était sur les lieux, ou Jean Loiselle, le chef de cabinet, qui a accompagné Johnson toute la soirée, jusqu’au moment où il l’a quasiment forcé à se mettre au lit à une heure du matin.

Et l’autopsie?

Avec les outils de recherche modernes, on « découvre » en quelques minutes que le bureau du premier ministre a émis un communiqué de presse le 3 octobre 1968 pour rendre compte de l’autopsie qui a été réalisée à l’hôpital Saint-Sacrement le 26 septembre par deux anatomo-pathologistes, en présence du directeur médical de l’hôpital, du cardiologue de Johnson et d’un lieutenant de la Sûreté du Québec qui était probablement son chauffeur. Au moins trois autres personnes ont assisté à l’autopsie. Les médecins ont constaté que des lésions cardiaques étaient responsables de la mort. Ont-ils caché quelque chose? Ça ferait beaucoup de monde dans le complot.

Il est encore plus facile de répondre à la question en consultant la principale biographie de Johnson (Godin, Daniel Johnson, t. 2, 1980, p. 380) où on peut lire (ce que l’auteur lui-même a peut-être oublié 40 ans plus tard…): « Avant l’exposition de la dépouille mortelle à l’Assemblée législative […], les médecins légistes pratiquent une autopsie, conformément aux dernières volontés du Premier ministre. Il voulait ainsi éviter que sa famille et son parti ne souffrent des rumeurs de suicide ou d’assassinat qui ne manqueraient pas de circuler, comme cela s’était produit à la mort de Duplessis ».

C’était visiblement peine perdue.

Le désarmement des miliciens de la Côte-du-Sud en décembre 1759

Après la capitulation de Québec, en septembre 1759, les forces françaises se retirent du côté de Montréal, laissant un avant-poste à la rivière Jacques-Cartier, et les Britanniques, majoritairement, s’embarquent pour le retour en Angleterre. De son côté, James Murray installe ce qui lui reste de troupes à Québec et se prépare à affronter l’hiver en attendant la prochaine campagne militaire. Parmi ses préoccupations figure la nécessité d’assujettir la population qui se trouve théoriquement sous son contrôle, soit celle qui habite les rives du Saint-Laurent autour de Québec et en aval. À cette fin, en novembre 1759, il organise une expédition visant à désarmer les habitants de la Côte-du-Sud et à leur faire prêter serment à la couronne britannique.

La mission de James Leslie

L’Année des Anglais a donné les grandes lignes de cette mission avec les informations alors disponibles tirées des journaux de John Knox et de James Murray[1].

Murray aurait voulu procéder à cette opération plus tôt dans l’automne mais la coupe du bois, le mauvais temps et le manque de raquettes l’en ont empêché[2]. Il donne finalement ses ordres le samedi 24 novembre :

[traduction] Un capitaine, six lieutenants, des sous-officiers en proportion et 190 soldats se tiendront prêts à partir mardi, à l’aube; chaque homme aura cinquante cartouches et trois pierres à fusil; chacun aura aussi une paire de mitasses, une paire de souliers de rechange, une bonne paire de bas de rechange, un gilet chaud, une bonne couverture et une paire de mitaines chaudes. Ce détachement sera composé de jeunes hommes agiles, les mieux préparés à supporter la fatigue; les officiers commandants sont priés de laisser aller les volontaires, s’ils sont de taille pour cette corvée […][3].

La rigueur de l’hiver et le manque de couvertures, de raquettes et de carrioles sont tels qu’aucun officier n’accepte de participer, volontairement, à cette mission. Le lendemain, Murray complète ses ordres aux personnes choisies :

[traduction] J’ai ordonné que chaque membre du détachement désigné ce matin reçoive de son quartier-maître quatorze livres de pain et sept livres de porc, et que le quartier-maître-chef de chaque corps se présente à la cour du palais, demain matin à dix heures, pour recevoir le nécessaire pour cet ordre. Le gouverneur étant informé que plusieurs officiers ont des raquettes, il espère que ces messieurs les remettront au quartier-maître-général adjoint, pour l’usage de tous, jusqu’à ce qu’on en fabrique un nombre suffisant pour la garnison[4].

Le détachement est placé sous la direction de James Leslie, un capitaine du l5th Regiment of Foot. Sa mission consiste à descendre sur la Côte-du-Sud, « [traduction] aussi loin qu’il y a des établissements, pour soumettre les habitants et faire respecter les ordres du gouverneur au sujet de leur conduite future[5] ». Le serment prescrit était le suivant : « [traduction] Je promets et je jure devant Dieu solennellement que je serai fidèle à sa Majesté britannique le roi George second, que je ne porterai point les armes contre lui et que je ne donnerai aucun avertissement à ses ennemis qui lui puisse en aucune manière nuire[6] ».

La mission du capitaine Leslie se déroule au cours d’un mois de décembre très froid. Le détachement revient à Québec le 25 décembre. Dans son rapport à Murray, Leslie note que tous ses hommes ont souffert d’engelures, dont deux gravement, et qu’il n’a pas été capable de se rendre aussi loin que souhaité « [traduction] parce que les paroisses d’en bas ont été entièrement incendiées et qu’on ne pouvait y loger les troupes[7] ».

Le journal de Montresor

S’agissait-il d’un prétexte imaginé par des hommes frustrés d’avoir été désignés pour une mission désagréable ? Un document repéré par l’historien Yves Hébert vient corroborer positivement les affirmations de Leslie. Il s’agit d’un journal du capitaine John Montresor (1736-1799)[8], alors ingénieur militaire, qui a probablement échappé à l’attention des historiens de la Côte-du-Sud à cause d’une erreur « technique » de son éditeur.

Conservés dans les archives familiales en Angleterre, les journaux des Montresor père et fils ont été édités par la Société historique de New York en 1882[9]. Ceux du fils couvrent les années 1751-1778. Il y a un journal du siège de Louisbourg en 1758 (p. 151-187), le « Journal of a rout from Louisbourg to Lake Labrador [lacs Bras d’Or, Cap-Breton][10] » au printemps 1759 (p. 188-195), puis le journal du siège de Québec durant l’été 1759 (p. 196-236). On s’attendrait à ce que le journal intitulé « John Montresor’s Scout in 1759 » soit le suivant, puisque cette mission s’est déroulée en novembre et décembre 1759, mais l’éditeur l’a placé AVANT le journal du siège de Québec, en « annexe » au journal de la mission aux lacs Bras d’Or, et l’a situé en Acadie!

L’expédition de décembre 1759 sur la Côte-du-Sud

Le journal de Montresor permet de suivre l’expédition au jour le jour. Un premier contingent traverse à Pointe-Lévy le 30 novembre, le reste, le lendemain. Murray a-t-il trouvé les 190 hommes désirés? Chose certaine, il lui faut au moins trois sloops pour les faire traverser.

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La Côte-du-Sud  (partie est) sur une carte de Nicolas Bellin, 1761 (BANQ-Q).

Un capitaine de milice est chargé d’inviter les habitants à se rassembler à l’église le 1er décembre afin de prêter le serment d’allégeance et déposer leurs armes. Les habitants sont aussi « examined », ce qui correspond probablement à une sorte de revue ou de recensement. Murray veut savoir combien de personnes sont en état de porter les armes. La « carte de Murray » (qui sera en fait dressée par Montresor), mentionnera, pour chaque paroisse, la population et le nombre de miliciens.

À partir du 3 décembre, Montresor dirige la douzaine de rangers qui précédent le détachement dans sa route vers l’est. Montresor fait de la reconnaissance (scouting) avec cette garde avancée (advanced guard) : il identifie les endroits où les hommes pourront loger (généralement dans des maisons près de l’église) et demande aux capitaines de milice (il y a parfois plus d’une compagnie dans la paroisse) de rassembler les habitants le lendemain pour le serment, le dépôt des armes et l’examen. On procède ainsi à Beaumont (3-4 décembre), Saint-Michel (5-6), Saint-Charles (7-8), à Saint-Vallier (10-11), Berthier (12-13), Saint-François (13-14) et Saint-Pierre (14-15). Carte de Murray-St-Thomas réduite-

Saint-Thomas sur la carte de Murray en 1762; dans le coin inférieur gauche, l’église de Saint-Pierre-du-Sud (BAC).

Le 16, une tempête de neige immobilise la troupe à Saint-Pierre. Le 17, on marche vers Saint-Thomas où deux compagnies de milice prêtent serment, mais la troisième ne peut être rassemblée au complet, « [traduction] étant toute dispersée parce que les maisons [de ses membres] ont été incendiées à la pointe à la Caille ».

La suite du paragraphe concernant Saint-Thomas n’est pas évidente : « The village of St Thomas burnt only on the River St Laurent, that on the South River Entire: the families in each house » qu’on peut traduire par « Le village de Saint-Thomas brûlé seulement sur le fleuve Saint-Laurent, celui sur la rivière du Sud complet: les familles dans chaque maison ».

Ce passage a été soumis aux archéologues Richard Lavoie et Philippe Picard et il apparaît que l’explication la plus probable est la suivante : en septembre, les troupes de Goreham ont détruit entièrement les habitations de Saint-Thomas situées en bordure du fleuve, soit à la pointe à la Caille (où se trouvait l’église à l’époque) et à l’embouchure de la rivière du Sud (où se trouvaient les propriétés seigneuriales, manoir et moulin).  Carte de Murray-pte à la Caille (2)

La pointe à la Caille, avec son église, et, à droite, l’embouchure de la rivière du Sud où se trouvait le moulin seigneurial (détail de la carte de Murray, BAC).

Par contre, les habitations échelonnées le long de la rivière du Sud ont été épargnées; c’est la partie de la paroisse qui est identifiée sous le nom de « villige a la Callie » (« village à la Caille »), à l’ouest du rocher de la Chapelle, sur la carte de Murray, là où la troupe de Leslie, qui arrivait de Saint-Pierre, a vraisemblablement fait prêter serment aux deux premières compagnies de milice.

Carte de Murray-village à la Caille (2)

Le village à la Caille, sur la rivière du Sud (détail de la carte de Murray, BAC).

C’est la première fois, en plus de 15 jours d’opération, que la troupe de Leslie est confrontée à cette situation. Les ravages ont été importants à Saint-Thomas, mais circonscrits; les maisons qui restent sont encombrées, on ne peut y loger la troupe, les hommes souffrent d’engelures et on retourne à Saint-Pierre le même jour.

Le 18, les hommes de Leslie descendent à Berthier, le 19, ils couchent à Saint-Michel, et, le 20, ils se rendent à Pointe-Lévy, où la manque de canots retarde la traversée au lendemain.

Leslie devait savoir que les paroisses situées à l’est de Saint-Thomas avaient été ravagées au début de septembre. Le rapport du commandant de cette opération mentionnait « 998 bons bâtiments » détruits entre le 9 et le 17, aussi bien dire la quasi-totalité des résidences, du premier rang du moins, de Kamouraska à Cap Saint-Ignace[11]. Pour sa part, Goreham n’a pas laissé de rapports sur ses activités à Saint-Thomas mais on sait qu’il est débarqué le 9 septembre et que ses hommes étaient encore « au travail » à l’ouest de la rivière du Sud le 14[12].

Du 9 au 14 septembre, Scott a brûlé Kamouraska, Rivière-Ouelle, Sainte-Anne et une partie de Saint-Roch. Pendant la même période, avec le même nombre d’hommes, Goreham est resté collé à Saint-Thomas, avec, peut-être, une pointe du côté de Berthier, comme le laisse entendre un message livré à l’amiral Saunders le 13 septembre [13].

Que s’est-il donc passé? Goreham aurait-il fait face à une opposition mieux organisée? Cette hypothèse viendrait appuyer l’idée que le seigneur Couillard et ses trois compagnons n’ont pas été tués en revenant de la bataille du 13 septembre, mais qu’ils étaient plutôt là pour assurer la défense de la seigneurie. Cet affrontement du 14 septembre n’a peut-être pas été le seul. Scott mentionne quelques escarmouches entre Kamouraska et Cap Saint-Ignace; il serait étonnant que les gens de Saint-Thomas aient laissé les Anglais brûler leurs propriétés sans réagir, mais on ne trouve aucun rapport de Goreham.

***

Dans une lettre datée du 24 décembre, Murray fait le point sur cette opération :

[traduction] J’ai fait prêter serment de fidélité à tous les habitants du « bas Canada[14] », et leurs armes sont sous notre garde; ils se sont bien conduits et, comme ils ont toutes les raisons d’être satisfaits de nous, je suis convaincu qu’ils sont heureux du changement[15].

À moins qu’une autre mission nous ait échappé, Murray exagère un peu en disant avoir fait prêter serment « à tous les habitants » puisque Leslie n’est pas descendu en bas de Saint-Thomas. Quant au degré de bonheur de la population, il reste encore aujourd’hui difficile à évaluer. Il ne fait pas de doute que les habitants aspirent à la paix. Ils se replieront sur leurs terres, rassurés par les « Articles de la capitulation de Québec » qui maintiennent leurs droits de propriété et le libre exercice de leur religion. Ils ne craignent pas vraiment la déportation; les nombreux Acadiens réfugiés sur la Côte-du-Sud peuvent témoigner qu’ils ont pu vivre pendant plus de quarante sous la domination anglaise en Acadie (1713-1755) et qu’ils n’ont été déportés qu’au moment où leur « neutralité » est devenue intolérable pour les Anglais, au début de la guerre.

Avec le développement de la colonie, l’évolution démographique, la création des institutions parlementaires, le développement de l’administration publique, des communications et de l’économie marchande, les effets de la conquête apparaîtront différemment. C’est ce que Tocqueville a ressenti lors de son passage à Québec en 1831, et surtout après avoir entendu le baragouinage juridique anglicisé dans une cour de justice : « Je n’ai jamais été plus convaincu qu’en sortant de là que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple c’est d’être conquis ».

PS: merci à Yves Hébert pour le document, Jude Deschênes pour la traduction et les archéologues Lavoie et Picard pour l’interprétation des passages sur Saint-Thomas.


[1] Gaston Deschênes, L’Année des Anglais, troisième édition revue et augmentée, Québec, Septentrion, 2009, p. 94-96.

[2] James Murray, Journal of the siege of Québec, Québec, LHSQ, 1871, p. 12 (« Historical Documents », 3rd series).

[3] John Knox, An historical journal of the campaigns in North America for the years 1757, 1758, 1759 and 1760, vol.1, Toronto, 1914-1916, p. 284.

[4] Ibid., p. 285.

[5] Ibid., p. 293.

[6] Murray papers, vol. 1, Letters Book, 1759-1760, p. 15 cité par Louis-Philippe Bonneau, Un curé et son temps: Pierre-Laurent Bédard, Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud, La Pocatière, SHCS, 1984, p. 89-90.

[7] Murray, Journal…, p. 15.

[8] R. Arthur Bowler, « Montresor, John », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 23 déc. 2019, http://www.biographi.ca/fr/bio/montresor_john_4F.html.

[10] Montresor dirige alors une troupe qui cherche des fugitifs acadiens dans le secteur des lacs Bras d’Or.

[11] L’Année des Anglais, op. cit., p. 62-80.

[12] Ibid., p. 76.

[13] Ibid., p. 76-77.

[14] « Lower Canada », c’est-à-dire la région autour et en aval de Québec.

[15] Knox, op. cit., p. 336.

Québec, ville huronne?

Dans Le Soleil du 28 octobre dernier, Gilles Drolet dénonçait longuement les « contorsions historiques indéfendables » avancées par le chef Konrad Sioui et la nation huronne-wendat (« Québec, Lévis et l’île d‘Orléans, villes huronnes? »  https://www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/quebec-levis-lile-dorleans-villes-huronnes–435a3e5b25da49e1499a18a43e5ed18c ).

Il contestait en particulier l’idée que le troisième lien serait construit sur un « territoire traditionnel » des Hurons, le « Nionwentsïo », occupé par ces derniers « depuis des millénaires » et s’étendant de Gaspé à Hochelaga en passant par Stadaconé, village « huron » dont le chef Thonnakona (Donnacona) aurait accueilli Jacques Cartier en 1535.

Il considérait indiscutable que le « pays des Hurons » se trouvait en fait en Ontario, près du lac qui porte leur nom, et que ses habitants l’ont quitté pour se réfugier à Québec en 1650. Quant au « fameux sauf-conduit de 1760 du général James Murray », qu’on a transformé en « traité huron-britannique », il ne donne aucune prise à une revendication territoriale, comme on peut le constater en lisant le jugement de la Cour suprême.

Ce long texte, appuyé sur des sources historiques, ethnologiques et archéologiques, n’a pas suscité de réplique dans les médias de Québec. Le sujet aurait pourtant bien mérité une discussion. À Montréal, sur un sujet similaire (« Montréal, territoire mohawk non cédé »), plusieurs points de vue ont été exprimés par des spécialistes qui ont quasi unanimement mis en doute la prétention mohawk*. Le Soleil en a parlé, en concluant, lui-aussi, que cette prétention était douteuse, pour le moins (https://www.lesoleil.com/actualite/verification-faite-montreal-territoire-mohawk-ac25827f59199aebd1b524b19532c472), mais n’a pas fait le même exercice de vérification pour le territoire huron, sauf pour la seigneurie de Sillery dans un texte de François Bourque (https://www.lesoleil.com/actualites/chasse-croise-en-terre-huronne-507fe38a359db4d8dc1cc7b5f1fbb43b?utm_source=dlvr.it&utm_medium=facebook).

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Il est intéressant d’aller voir ce qu’en pensait Marguerite Vincent Tehariolina, l’auteure du classique La nation huronne édité la première fois par Le Pélican en 1984 et réimprimé par le Septentrion en 1995, toujours préfacé par le grand chef Max Gros-Louis. Cet ouvrage (épuisé) était le résultat de plus de trente ans de recherches.

Le chapitre IV de l’ouvrage est intitulé « L’exode des Hurons vers une nouvelle patrie ». Il rappelle que 300 Hurons ont « quitté l’Huronnie [sic] » en 1650 et furent « accueillis, nourris et vêtus par les Ursulines, les Hospitalières et les Jésuites » (58). Une adresse prononcée par le grand chef Picard devant la reine en 1959 précise que « plus de trois siècles se sont écoulés depuis que nos ancêtres ont quitté leur pays après mille vicissitudes et se sont réfugiés sous les canons de la ville de Québec d’alors » (338).

Le chapitre XXIV de l’ouvrage traite des « Hurons illustres ». Le plus ancien est Dagandawida (305), « Huron natif de la Baie de Quinté, au pied du lac Ontario » (dont les dates de naissance et de décès ne sont pas mentionnées); le suivant est Kondiaronk, l’un des plus célèbres signataires de la Grande Paix de Montréal en 1701 (306). On passe ensuite à divers personnages des XIXe et XXe siècles, des prêtres et des chefs hurons, dont Ludger Bastien qui est identifié tantôt comme « premier député huron » (317), tantôt comme « premier métis siégeant au parlement » (318) Le chef « huron » Thonnakona-Donnacona qui aurait accueilli Jacques Cartier en 1535? Pas un mot. Ni pour Stadaconé comme « village huron ».

Aucune des nombreuses adresses aux autorités britanniques reproduites dans cet ouvrage (329-338) ne fait état d’un quelconque « traité huron-britannique »; Marguerite Vincent n’en parle pas non plus dans son texte qui ne dit à peu près rien de la guerre de la Conquête. Dans son chapitre XIII, intitulé « Situation économique des Hurons vers le XVIIIe siècle et défense des Hurons pour conserver leur territoire » (135 et ss.), elle mentionne à deux reprises (142 et 145), sans jamais le qualifier de « traité », l’existence du « certificat de protection du Général Murray » donné le 5 septembre 1760, trois jours avant de la capitulation de Montréal (8 septembre), au « chef de la tribu des Hurons [venu] pour se soumettre au nom de sa nation à la Couronne Britannique » et conclure une sorte de « paix séparée ».

Bref, entre le contenu de l’ouvrage de Marguerite Vincent et ce que Gilles Drolet appelle la « nouvelle auto-histoire imaginée par les Hurons », il y a des différences notables et une volonté de réécriture.

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*La Société historique de Montréal a organisé une table ronde sur le sujet mais la personne qui devait apporter le point de vue mohawk s’est finalement désistée.