Archives pour la catégorie Saint-Jean-Port-Joli

Calixa Lavallée, père et fils

Le 30 juin 2024, une stèle funéraire a été érigée dans le cimetière du Bord-de-l’eau de Saint-Jean-Port-Joli en mémoire de Calixa Lavallée, le fils du compositeur de l’hymne national Ô Canada, décédé dans cette paroisse en 1883. L’antiquaire Raynald Saint-Pierre caressait ce projet depuis longtemps et s’y intéressait d’autant plus qu’il habite depuis plus d’un demi-siècle la maison où le jeune Lavallée a brièvement demeuré, au début des années 1880, avec sa mère, sa grand-mère et son jeune frère Raoul[1].

Stèle Calixa fils-haut

En 1923, dans son Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Arthur Fournier déplorait l’absence de stèle marquant le lieu d’inhumation du jeune Calixa[2]. Gérard Ouellet, dans Ma paroisse (1946), croyait qu’on aurait pu ainsi « honorer la mémoire du père[3] ».

Mais, justement, comme l’écrivait Ouellet, où était « ce curieux de bonhomme [qui] demeure aux États-Unis tandis que sa famille est à Saint-Jean-Port-Joli » ? Et comment les Lavallée se sont-ils retrouvés là sans le « chef de famille » ?

La vie d’artiste
Né à Verchères en 1842, Calixa Lavallée (né Calixte Paquet dit Lavallée) faisait carrière aux États-Unis quand il se marie, à Lowell, le 21 décembre 1867.
Lavallée, C OP, 13 mars 1873           Lavallée, mme UL-P354-cadrée

Calixa Lavallée (L’Opinion publique, 13 mars 1873); madame Lavallée (Archives de l’U. Laval, P354, c.1866)

Le nom de l’épouse est resté mystérieux. Le dernier et plus sérieux biographe de l’artiste, Brian C. Thompson[4], ne semble pas s’être attardé à cette question que les historiens universitaires laissent volontiers aux généalogistes… Même si le registre des mariages de la St. Ann’s Episcopal Church, à Lowell, et le registre civil[5], de même que le New York Clippers’ du 4 janvier 1868 désignent l’épouse comme « Josephine Gentilly », Thompson laisse entendre dans une note (p. 411, note 32) que le père pourrait plutôt s’appeler « Gentle », un nom que les archives militaires déforment parfois en « Gentill », ce qui pourrait peut-être mener à « Gentilly », nom sous lequel madame Lavallée est identifiée dans plusieurs actes d’état civil. Quant à la mère de Joséphine, le registre civil ne donne qu’un prénom : Elizabeth. Au recensement de l’État de New York, en 1875, elle se nomme « Elisabeth Johnson »; dix ans plus tard, dans le Boston Directory de 1885[6], à la même adresse que Calixa, c’est la veuve « Elizabeth Gentley », un patronyme qui se serait transformé ici pour devenir « Gentilly ».

Joséphine, recensement 1875 manuscrit

Recensement de 1875, État de New York.

Gentley, É. 1885

Boston Directory, 1885

Le mariage de Lavallée ne signifie pas l.a stabilité ni la sédentarité. Le soir des noces, la troupe de Lavallée, les New Orleans Minstrels’, est en scène et, le lendemain, elle reprend sa tournée. Le couple demeure d’abord à Boston, où Calixa Lavallée enseigne et compose, mais il voyage aussi beaucoup. Quand un premier fils, Calixa, naît à Lawrence, Mass., le 20 septembre 1868, le père est en tournée à Montréal[7].
Le couple a ensuite eu une fille, Rose (oubliée par le biographe), née à Lawrence et morte du cholera le 9 juillet 1870 à deux mois et demi[8].
Déçu par un projet d’opéra avorté en 1872, Lavallée décide de poursuivre sa carrière à Montréal où sa femme le rejoint en 1873… mais il part aussitôt étudier à Paris. Thompson n’en parle pas dans sa biographie, mais il semble bien que Joséphine a séjourné à Wilton, près Saratoga, NY, pendant l’absence de Calixa. Au recensement de 1875, réalisé au début de l’été, elle vit chez sa mère, que le recensement nomme « Élizabeth Johnson » (sans qu’on sache si c’est son nom ou celui de son mari défunt), avec son fils Calixa, 6 ans. Les deux femmes sont couturières. Chose étonnante, le musicien Calixa est aussi recensé avec elles alors qu’il se trouve à Paris.
Revenu à Montréal à l’été 1875, Lavallée travaille quelques années avec le violoniste Frantz-Jehin Prume et sa femme, la soprano Rosita del Vecchio. Il est aussi maître de chapelle de la paroisse Saint-Jacques.
À Montréal, le couple vit d’abord chez le père de Calixa qui exploite une lutherie et importe des instruments de musique. Vers 1876, il emménage au 82, Cathcart. C’est l’année de naissance d’un deuxième garçon, né le 10 juin et baptisé Joseph François Augustin à Notre-Dame le 11. Cet enfant meurt lui aussi en bas âge, le 2 août, et le registre le nomme « Auguste Frs Joseph » lors de l’inhumation le 4. Son père est identifié comme « artiste ».

Lavallée, Aug. naissance

Lavallée, Aug. décès

Naissance et décès d’Augustin, 1876.

En 1878, Calixa prend une chambre à Québec en vue d’y poursuivre sa carrière. Organiste de l’église Saint-Patrick, il fréquente l’élite de la Vieille Capitale. En 1879, il compose une cantate en l’honneur du marquis de Lorne, nouveau gouverneur général du Canada.
Il aurait passé environ un an loin de sa femme. Comme Thompson le souligne, ni son anniversaire de naissance, ni son 10e anniversaire de mariage, ni la période des Fêtes ne semblent avoir favorisé un rassemblement familial : « Lavallée had been married for eleven years but bachelorhood suites him, judging by the frequency with which he was able to regain it. After so many years on the road, he was used to being in the company of other men[9] » (Lavallée était marié depuis onze ans, mais le célibat lui convenait, à en juger par la fréquence avec laquelle il parvenait à le retrouver. Après tant d’années sur la route, il était habitué à être en compagnie d’autres hommes).
En 1879, la famille est réunie au 22, rue Couillard, mais, à l’automne, elle déménage à Lévis (probablement pour se loger à meilleur coût) où Calixa fils est entré au collège en avril 1879, selon les informations très précises communiquées à Gérard Ouellet par monseigneur Élias Roy :

À ce moment, son domicile était 22, rue Couillard, Québec. L’enfant avait dix ans, et sa mère s’appelait Joséphine Gentilly. Le jeune Lavallée revint encore l’année suivante et il fit sa Première. Il mourut le 12 août 1883 à Saint-Jean-Port-Joli où demeurait sa mère pendant que le père était aux États-Unis. Il fut inhumé le 14 août 1883.
M. l’abbé Gaudiose Turgeon qui avait la mémoire des noms et des dates m’a toujours dit que le jeune Calixa Lavallée était encore élève du Collège au moment de sa mort. Mais je n’ai rien trouvé dans les livres du Collège pour confirmer cette assertion[10] .

Un deuxième fils, Raoul Arthur, naît à Lévis le 2 janvier 1880. À son baptême, le 4 janvier, la mère est identifiée comme « Joséphine de Gentilly ».

Raoul naissance acte

À Boston, sans Joséphine
L’année 1880 est aussi marquée par la composition et la première exécution (le 24 juin) du « Chant national des Canadiens français » qui deviendra officiellement, un siècle plus tard, l’hymne national du Canada. Mais, malgré la renommée, la situation financière de Lavallée ne s’améliore pas, ni sa santé, et il décide d’aller reprendre sa carrière aux États-Unis. Installé de nouveau à Boston à la fin de 1880, il connaît des années fructueuses, malgré les premières manifestations de la laryngite tuberculeuse qui l’emportera : il donne des concerts avec Jehin-Prume et Rosita del Vecchio, son opéra-comique The Widow est présenté dans quelques villes, il accompagne en tournée la soprano hongroise Etelka Gerster, il est pianiste sur un traversier de la Colonial Line entre Boston et New York, propriétaire d’un studio à Boston, professeur à l’académie de musique Carlyle Petersilea, maître de chapelle à la cathédrale catholique Holy Cross, auteur d’une satire musicale TIQ (The Indian Question Settled at Last)…
Quels arrangements a-t-il pris pour sa famille ? Quels contacts a-t-il maintenus ? Quel soutien prévoit-il lui apporter ? La documentation manque, mais on comprend que ce fut minimal.
À l’été 1880, la famille est revenue de Lévis et loge au 12, Sainte-Ursule.

12, Sainte-Ursule en 2022

Le recensement de 1881 (commencé au printemps) le confirme, même si les entrées sont un peu de travers[11].

Joséphine Recensement québec 1881

Le ménage compte cinq personnes, y compris la servante Luce Mercier, 25 ans. Il y a

  • Joséphine, identifiée comme « Calixa Lavallée », 31 ans, née aux États-Unis,
  • « Calixa Lavallée », 12 ans, mais identifiée comme une fille,
  • un enfant d’un an appelé « Lawrence », qui est évidemment Raoul,
  • et « Élizabeth Gentilly », la mère de Joséphine, 56 ans, protestante, née aux États-Unis.

Publié au milieu de l’année 1881, l’annuaire Cherrier ne mentionne plus la présence de la famille Lavallée à Québec, ce qui confirme son départ pour une autre destination, probablement au cours de cette année. En 1946, Gérard Ouellet n’avait pas d’explication pour cette migration et, 70 ans plus tard, Thompson était au même point. Par quel hasard la famille Lavallée s’est-elle retrouvée à Saint-Jean-Port-Joli, 100 kilomètres en bas de Québec, hébergée par un cordonnier? Il y avait bien des Lavallée dans cette paroisse, mais ils n’avaient aucune parenté avec Calixa[12].
Dans son article de 1943, Ouellet glisse une phrase énigmatique au sujet de la présence de madame Calixa Lavallée à Saint-Jean : « M. Damase Potvin, écrit-il, publiera peut-être quelque jour une lettre de Lavallée à son ami Joseph Marmette, qui éclaircira ce point ». À ce jour, cette lettre n’a pas été retrouvée.

Joséphine et ses enfants à Saint-Jean-Port-Joli
À Saint-Jean-Port-Joli, à cette époque, le cordonnier Léandre Dutremble dit Desrosiers (1824-1917) partage sa maison avec Louis Morency (1854-1948), originaire de L’Islet, à qui il apprend le métier.
Desrosiers est veuf depuis 1872, et n’a pas d’enfant. Il a adopté Louis Morency, son neveu, devenu orphelin de père à deux ans, et lui a enseigné le métier dès son jeune âge. En 1881, Louis partage encore son temps entre la cordonnerie et la pêche à la morue sur la Côte-Nord d’avril à octobre[13].

Desrosiers Recensement SJPJ 1871

 

Recensement de Sainte-Jean-Port-Joli, 1881.

Le cordonnier Desrosiers a construit sa maison vers 1845 (auj. au 129, avenue de Gaspé est). Elle comprend neuf pièces sur deux étages habitables. Au XIXe siècle, la boutique est dans une petite chambre au deuxième étage. La rallonge, qu’on peut voir aujourd’hui à l’ouest, n’a été construite qu’en 1905[14].

Cordonnerie 1930 - Albun 300, p123 C. privée     Maison cordonnier

Maison du cordonnier en 1930 (Album du tricentenaire) et en 2024.

Pour son article de 1943, Ouellet a interrogé quelques anciens de Saint-Jean-Port-Joli qui ont connu les Lavallée. Leurs souvenirs sont souvent hésitants (deux ou trois enfants, séjour de deux ou trois ans ?), mais ils confirment leur présence et leur situation précaire. Alexandrine Desrosiers, fille d’Hospice et nièce de Léandre Desrosiers, a recueilli des informations auprès de Louis Morency, alors nonagénaire, et les a résumées à Ouellet :

La mère de madame Lavallée [que les gens appelaient Gentil] vivait avec elle. Durant ce temps, son mari était malade quelque part, on ne sait où. Les premiers temps, madame Lavallée gardait une servante. Par la suite, les deux dames faisaient leur ouvrage. Mon oncle était veuf et mangeait à leur table, ainsi que Louis Morency, lorsqu’il était à la maison. […].
Ils [les Lavallée] sont partis bien pauvres laissant une dette de trente piastres. Le curé Lagueux avait poussé mon oncle à les faire partir de crainte qu’ils ne finissent par “tomber” sur la paroisse[15].

On sait déjà que le jeune Calixa n’a pas poursuivi ses études au Collège de Lévis après 1880 et n’a pas fréquenté le collège de Sainte-Anne non plus.
L’épouse de Louis Morency raconte, pour sa part, qu’en emménageant chez Desrosiers, après son mariage en 1883, « elle trouva dans la maison une immense boîte remplie de travaux faits à la main par ces dames ». Ouellet croit que ces ouvrages d’art domestique pourraient avoir été laissés pour couvrir la dette envers le cordonnier.
Les Lavallée sont ensuite hébergés chez le ferblantier François-Xavier Kirouac (originaire de L’Islet) qui demeurait dans une maison qui sera ensuite celle d’Auguste Blanchet[16], un peu à l’est de la maison des Dumas (devenue plus tard l’Hôtel Touriste).

Le décès de Calixa Lavallée fils

Lavallée, Calixa fils recto UL-P354 cadrée  Calixa fils (Archives de l’U. Laval, P 354)

 

Le 15 août 1883, au moins trois journaux de la capitale (dont L’Électeur), annoncent le décès de Calixa Lavallée fils :

— Notre ancien concitoyen M. Calixa Lavallée, le pianiste distingué, résidant actuellement à Boston, vient de perdre son fils ainé. Dimanche, le jeune garçon, âgé de près de 15 ans, est mort à St Jean Port-Joli. Il avait contracté une maladie mortelle en prenant un bain quelques jours auparavant, de suite après avoir mangé.

Le Canadien donne plus de détails :

II y a quelques jours environ, un enfant plein de santé, allait prendre un bain. Au sortir de l’eau, il se sentit indisposé, et le soir il prenait le lit pour ne plus le quitter. Voilà en deux mots l’histoire de la mort du fils aîné de M. Calixa Lavallée, notre distingué compatriote, actuellement à Boston. Cette mort prématurée a été, il n’y a pas doute, la suite d’une imprudence. Quelques instants avant d’aller prendre son bain, le jeune Lavallée avait mangé beaucoup de fruits et l’on sait que le bain, dans ces circonstances est généralement très dommageable.

Malgré « les soins assidus et habiles des Dr. Roy, père et fils », le malheureux aurait succombé à une « inflammation des intestins ».
A-t-il été bien soigné ? Gaspard Dumas (qui était bien jeune, mais demeurait près de la maison du ferblantier Kirouac) confiait à Ouellet que « le jeune Lavallée fut emporté par des coliques cordées (appendicite aiguë). Il avait l’abdomen démesurément enflé ; on le réchauffait quand il eût fallu du froid. L’enfant souffrit le martyre[17] ».
Mort le 12 août, Calixa Lavallée fils est inhumé le 14, quatrième sépulture dans le nouveau cimetière de Saint-Jean-Port-Joli. Il a laissé le souvenir d’un enfant turbulent, « la moitié du diable », selon Gaspard Dumas, qui n’avait que huit ans au décès du jeune Calixa.

Calixa fils -décès acte

Joséphine et Calixa à Boston
Joséphine aurait quitté Saint-Jean-Port-Joli peu de temps après la mort de son fils. Elle n’aurait donc passé qu’un peu plus de deux ans dans cette paroisse.
À Boston, elle retrouve un mari dont la situation financière s’est améliorée. Calixa est très engagé dans la Music Teachers’ National Association, dont il sera élu président national en 1887. Entre-temps, le 16 août 1884, Joséphine donne naissance à un quatrième fils, Jules, né le 16 août[18] et décédé le 31 de marasme nutritionnel (« marasmus[19] »).
D’abord installé dans une « townhouse » de trois étages sur Worthington Street, le couple déménage à plusieurs reprises[20] dans le même secteur, pour aboutir finalement, à mesure que ses moyens diminuent, dans une maison de chambres du secteur de Dorchester, récemment annexé à Boston. En 1890, Calixa Lavallée doit mettre fin à sa carrière en raison de la laryngite tuberculeuse dont il souffre depuis 10 ans. Il meurt le 21 janvier 1891, à 48 ans. Ses funérailles sont célébrées à la cathédrale Holy Cross de Boston. Joséphine se trouve dans la dèche. Elle doit laisser sa maison de Brookford Street. Des amis organisent des collectes pour l’aider et elle déménage à Montréal[21], au 417, Dorchester, selon le Lovell de 1894-95.

Joséphine Lovell 1894-95

Lavallée Raoul et Joséphine Le Passe-Temps, août 1933  p 42 Le Passe-Temps, août 1933  p. 42.

La suite avec Joséphine et Raoul
Le 31 janvier, à l’église Marie-Reine-du-monde, la veuve de Calixa Lavallée épouse Adolphe Denis, « employé civil » et ancien menuisier. Dans le registre d’état civil et au moins un journal (The Witness, 2 février 1895), l’épouse s’appelle désormais « Joséphine Randolph de Gentilly » (le nom inscrit dans la marge reproduit fidèlement celui qui est écrit dans le texte mal numérisé).

Joséphine mariage 1895 1

Joséphine, mariage 1895

Au bas de l’acte, elle signe plutôt « Josephine Randolph De Genttely ».

Joséphine mariage 1895 3

En 1933, Edmond-Z. Massicotte s’est étonné de cette nouvelle identité[22]:

 À l’aide de quelques informations, j’ai exhumé ce fait qui est peut-être peu connu, à savoir que dame Calixa Lavallée, veuve en 1891, convola à Montréal, en 1895 et qu’elle signe d’un nom où il y a de l’anglais et probablement du français, mais passablement anglicisé. […]
On y remarquera de plus, que l’orthographe du nom de l’épousée n’est pas le même dans le corps de l’acte et dans la signature .

Et Massicotte pose la question, toujours sans réponse : « Est-il possible de retrouver l’origine de “Randolph de Genttely” ? » Ou Gentlely, ou Gentilly ?
Thompson a vu ce texte de Massicotte[23], mais encore une fois, il laisse la question aux généalogistes.
Sans expliquer cet autre mystère, une notice publiée dans un dictionnaire biographique en 1890 pourrait donner une piste. On lit dans One of a Thousand : A Series of Biographical Sketches of One Thousand Representative Men Resident in the Commonwealth of Massachusetts, A.D. 1888-’89 : « Mr. Lavallée was married in Lowell, December 21, 1867, to Josephine, daughter of François and Elizabeth (Randolph) de Gentilly[24] ». Le père de Joséphine serait donc François de Gentilly et sa mère, Elizabeth Randolph ? Pourquoi est-elle recensée sous le nom « Elizabeth Johnson » en 1875?

Capture d’écran 2024-08-18 201612

D’après Le Journal du 11 juin 1900, Joséphine est décédée le 5 juin 1900 à Morristown, N.J., sous la nouvelle « identité » que son fils Raoul a utilisée et « magnifiée » par la suite aux États-Unis.

Joséphine, décès 1900

Thompson consacre une page (309) à ce personnage excentrique : « Like his father, he seems to have been something of a showman, (re)inventing his biography as needed and seeking adventure far from home » (Comme son père, il semble avoir été une sorte de showman, (ré)inventant sa biographie au gré des besoins et partant à l’aventure loin de chez lui).
Dans son cas, il serait plutôt question de mythomanie. En 1899, un journal rapporte qu’il a été impliqué dans l’invasion de Porto-Rico par les États-Unis, empoisonné et laissé pour mort. On le retrouve ensuite à Morristown où il s’affiche comme le « lord Raoul Arthur Phillips de Gentilly La Vallée », descendant du marquis de Tracy… ; il fait alors la manchette du New York Times, le 14 août 1900, lorsqu’il défie un rival en duel au sujet d’une certaine Miss Davis. En 1902, toujours dans le New York Times (16 avril), « lord Arthur Phillip Randolph de Gentilly La Vallée » est brièvement porté disparu et ses amis sont très inquiets. En 1910, il vit en pension à Newark, travaille comme barman et déclare que son père est Français… Par la suite, on en sait peu de chose. On ne signale pas sa présence à Montréal lors du rapatriement des restes de son père. Lorsqu’il s’enregistre pour son service militaire en 1942, il indique son vrai lieu de naissance (Notre-Dame-de-Lévis) ; il mesure 5 pieds 5 pouces et pèse 135 livres ; il s’est marié et a eu au moins un fils.

***

Les témoins de Gérard Ouellet (Anna Desrosiers[25], née en 1868, et Gaspard Dumas[26], né en 1875) n’ont pas de souvenir que Calixa père soit venu à Saint-Jean-Port-Joli et le fils y a fait un bref séjour. Qui mérite une stèle ? Le fils, sûrement, qui comme tout être humain mérite qu’on se souvienne de sa sépulture, même s’il n’a pas de descendants pour venir s’y recueillir. Sa vie n’a pas été facile. Il a suivi sa mère dans ses pérégrinations.
Comme le suggérait Gérard Ouellet, cette stèle pourrait honorer indirectement la mémoire du père, qui a connu une grande carrière musicale, surtout aux États-Unis[27], mais son comportement envers sa famille ne lui vaudra pas beaucoup de sympathie. Comme l’écrit David Gramit dans une recension[28] de l’ouvrage de Thompson,

(Traduction) « À une époque qui valorisait théoriquement la stabilité dans les ménages, Lavallée semble avoir eu envers sa femme […] une attitude qui frisait au mieux la légère négligence et au pire le mépris. Comme le souligne Thompson avec euphémisme « le mariage n’a pas semblé ralentir ni changer Lavallée de façon notable » et il « a souvent été un parent absent » (94). Même en tenant compte des difficultés inhérentes à s’accomplir comme musicien dans des circonstances souvent difficiles, l’habitude du compositeur-interprète-enseignant de quitter sa famille, parfois pendant des années, reste difficile à comprendre, sans une documentation suffisante ou un penchant pour la psychanalyse que l’auteur [Thompson] ne prétend pas posséder. »


[1] Katy Desjardins, « Un hommage attendu depuis plus d’un centenaire à Saint-Jean-Port-Joli », L’Oie blanche, 17 juillet 2024 : 15,  en ligne https://journaloieblanche.com/nouvelles/culture/un-hommage-attendu-depuis-plus-d-un-centenaire-a-saint-jean-port-joli-FN3483700.

[2] Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Jean-Port-Joli, Musée de la mémoire vivante, 2012, p. 388-389.

[3] Ma paroisse, Québec, éditions des Piliers, 1946, p. 211-213.

[4] Brian Christopher Thompson, Anthems and Minstrel Shows : The Life and Times of Calixa Lavallée, 1842-1891, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015, 522 p. Le résumé de la carrière de Lavallée est tiré de cet ouvrage.

[5] Massachusetts State Vital Records, 1841-1925, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N4NF-36J

[7] Dans sa biographie de Calixa Lavallée, Thompson mentionne quatre enfants : Calixa (1868-1883), Augustin (1876-1876), Raoul (1880-?) et Jules (1884-1884). Le site Généalogie du Québec et de l’Amérique française (https://www.nosorigines.qc.ca/GenealogieQuebec.aspx?genealogie=Paquet_Calixte&pid=942598) en a trouvé six : deux Calixa (1868-? et c1869-1883), Rose (1870-1870), Raoul, Jules et un autre Calixa (1885-1885). Il est évident que Thompson a oublié Rose. Dans la liste de Généalogie du Québec et de l’Amérique française, les deux Calixa ne sont en fait qu’une seule personne : celui qui est né en septembre 1868 avait bien 6 ans (presque 7) au recensement de New York en juin 1875, 12 ans (presque 13) au recensement de Québec en juillet 1881 et 14 ans (« près de 15 », précise L’Électeur) à son décès en août 1883; cette liste omet toutefois Augustin (nommé Auguste à son décès). Quant à l’enfant baptisé à Boston en 1885 sous le nom de Calixa, ce n’est pas le fils de Calixa, mais de Joseph C. Lavallée, un musicien, qui vivait au 5, Delle Ave (voir Boston Directory, 1886, p. 685, https://archive.org/details/bd-1886/page/685/mode/2up).

[8] Massachusetts Births and Christenings, 1639-1915, database, FamilySearch, en ligne https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N72W-Z8X.

[9] Thompson, op. cit., p. 193-194.

[10] « Du manoir de Gaspé à la tombe de Calixa Lavallée, fils ». L’Action catholique, 21 février 1943 : 4 et 6. Cet article constitue la source principale sur le passage des Lavallée à Saint-Jean-Port-Joli.

[12] Dans sa biographie de Lavallée (Calixa Lavallée, Montréal, Fides, 1966, p. 109), Eugène Lapierre avance une explication fort peu crédible (« Lorsqu’elle séjournait au Canada, elle se retirait à Saint-Jean-Port-Joli »).

[13] Hélène Simard, Trois générations de cordonniers à Saint-Jean-Port-Joli, Ottawa, Musée national de l’homme, 1976 (Coll. « Mercure », dossier no 16), p. 12.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ouellet, loc. cit. À l’époque, les pauvres sont à la charge de la communauté.

[16] Elle fut démolie pour faire place à l’entreprise Pelletier électrique (77, av. de Gaspé Est).

[17] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[18] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:DZ9N-3S2M.

[19] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:FHZB-M9C.

[20] Pour les détails, voir Thompson, op. cit., p. 259.

[21] Ibid., p. 308-309.

[22] « Dame Calixa Lavallée », BRH, 39, 9 (sept. 1933) : 554-555.

[23] Voir 461, note 210.

[24] Boston, First national publishing Company, 1890, p. 368.

[25] « Du manoir de Gaspé… à la tombe de Calixa Lavallée, fils », L’Action catholique, 21 février 1943 : 6.

[26] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[27] Voir à ce sujet l’épilogue de sa biographie par Thompson.

[28] Gramit, D. (2015), « Review of [Brian Christopher Thompson. 2015. Anthems and Minstrel Shows […], Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press. xxviii, 522 p.], Intersections, 35(1): 168–172, en ligne https://doi.org/10.7202/1038951ar.

Antonio et les docteurs

L’évangile selon saint Luc raconte cet épisode de la vie du Christ (chapitre 2, versets 41-52).
En revenant d’une visite à Jérusalem, Joseph et Marie constatèrent que leur fils de 12 ans était absent. Ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.

« Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant. Tous ceux qui l’entendaient étaient frappés de son intelligence et de ses réponses. Quand ses parents le virent, ils furent saisis d’étonnement, et sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici, ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse. Il leur dit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ? Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. Puis il descendit avec eux pour aller à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait toutes ces choses dans son cœur. Et Jésus croissait en sagesse, en stature, et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. »

Si je me souviens bien, c’est ma mère – dont la culture religieuse et l’humour se mariaient parfois pour donner de bonnes « lignes » – qui s’est amusée à évoquer ce passage biblique en voyant la photographie de mon père, élu président du club Richelieu de La Pocatière en janvier 1959, au milieu de son « bureau de direction ». Les autres administrateurs affichaient TOUS fièrement leur titre de docteur : trois médecins (Raymond, Germain, Boulanger), deux agronomes (Perreault et Forest), un dentiste (Grandmaison) et un optométriste (Bélanger).
1959 Club Richelieu La Pocatière
Antonio Deschênes (assis au centre) et les sept collègues docteurs accompagnés du gouverneur régional de la Société Richelieu (deuxième à partir de la gauche). Photographie publiée dans L’Action catholique du 9 février 1959. Coll. privée.

Antonio était pour sa part « diplômé » de l’école du rang, avec une cinquième année qu’il avait faite trois fois, disait-il, parce que la maîtresse n’en savait pas plus… Le 24 février 1930, l’inspecteur Dubeau lui a donné un livre d’Alfred D. De Celles, Lafontaine et son temps, en récompense pour ses résultats scolaires en « Orth[ographe] » et « calcul » – ce qui n’étonnera pas ceux qui ont constaté ses aptitudes en calcul mental. Il avait douze ans et vivait probablement ses dernières semaines d’école. Au recensement de 1931, il était identifié comme aide fermier sur la terre paternelle avec son frère Roger.
Antonio Prix coul  Antonio 1929c
Premier communiant en 1929 ou 1930. Coll. privée.
Recensement 1931
Extrait  du recensement de 1931.

À la fin des années 1930, il étudie à l’école forestière de Duchesnay pour devenir mesureur de bois, métier qu’il exerce quelques années pour la compagnie Price Brothers au Saguenay.
Capture d’écran 2024-02-19 110009
L’Action catholique, 19 avril 1938.
BON Gallon+cheval
Jetons utilisés par le mesureur de bois pour payer la nourriture de son cheval dans sa tournée des camps de la compagnie. Coll. privée.

De retour à Saint-Jean-Port-Joli, il est brièvement commis à la coopérative de consommation (La Paix) avant d’être embauché, en 1942, comme gérant de la coopérative agricole qui vient d’être fondée.

Le 19 février 1943, Le Soleil publiait la photographie d’un groupe de « jeunes agriculteurs » inscrits à des cours de coopération donnés à l’École d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en vertu d’une entente fédérale-provinciale de l’aide à la jeunesse.

1943 Cours de coop.-Lapocatière

Sur la photographie, au pied du grand escalier de l’École, le premier étudiant debout à gauche n’est pas agriculteur ni plus très jeune : c’est le gérant de la coopérative agricole de Saint-Jean-Port-Joli, 26 ans, qui a été libéré pour aller suivre ce cours de six semaines.

Dès sa fondation, la coopérative a acheté la beurrerie d’Alfred Dubé, au cœur du village, et, en 1950, elle inaugurait sa meunerie à « la Station ».

14.17a Beurrerie 1950 BANQ ATLa beurrerie vers 1950. Coll. BANQ, photo Alph. Toussaint.

1950 Coop. SJPJ-Meunerie-SHCS
Bénédiction de la meunerie en 1950.  Coll. privée.

Près de 25 ans plus tard, le 30 mars 1967, Le Soleil publiait une photographie du conseil d’administration de la Coopérative agricole de la Côte-Sud, issue de la fusion des coopératives agricoles de Saint-Jean-Port-Joli et de Saint-Pascal (qui deviendra Dynaco, puis Avantis).

1967 CACS-assemblée gén. -officiers-SHCS corr.

Les membres du conseil étaient réunis au pied du même escalier, à l’Institut de technologie agricole de La Pocatière. Sur la première rangée, on reconnaît Simon Fortin, représentant Saint-Jean-Port-Joli (4e à gauche), Roger Pelletier, président (5e), Antonio Deschênes, directeur général (6e), poste qu’il occupe jusqu’au début des années 1970. Il poursuivra ensuite sa carrière au sein de la Coopérative fédérée de Québec, à titre de conseiller en gestion auprès des coopératives locales, jusqu’à son décès en 1982.

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (3)

(Suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-2/)

***

L’édifice situé au 26 du chemin du Roy Est a été la première Auberge du Faubourg. Léonard Bourgault l’avait bâtie sur le site de la charronnerie de son père Cyprien incendiée en 1933. Au début des années 1940, il préféra repartir à neuf (là où son œuvre décrépit actuellement), tout en gardant un nom devenu incongru à deux kilomètres du faubourg…Charronneriec1930

La charronnerie de Cyprien Bourgault, incendiée en 1933 (coll. BANQ).

Auberge du F c1940  et eglise005

L’Auberge du Faubourg vers 1940 (coll. privée).

Plusieurs commerces ont occupé le rez-de-chaussée par la suite, dont une pharmacie. En 1956 ouvrait l’Unité sanitaire du comté qui faisait partie d’un réseau chargé d’améliorer les conditions de santé des enfants (dont le taux de mortalité était anormalement élevé), par la prévention, l’éducation, la vaccination, le dépistage et la lutte contre les maladies contagieuses. Quelques familles vivaient dans des appartements à l’étage, dont une famille Fortin, qui avait une fille de mon âge, et celle de Josaphat Robichaud (marié en 1936), qui était propriétaire du bâtiment et dont les enfants étaient un peu plus vieux que nous.
Unité sanitaire-nouvelle
Ch du Roy  coté est

Le chemin du Roy dans les années cinquante; en partant du coin gauche, en bas, les toits de l’Unité sanitaire et de la beurrerie, le magasin Robichaud avec son escalier en fer forgé, les maisons d’Olivine, du bedeau Chouinard, du barbier Cloutier et de Georges Ouellet (coll. privée).

Je me rappelle y avoir vu une pièce où s’amoncelaient des dizaines de casse-têtes représentant le cabinet Duplessis. Ce matériel publicitaire original a été distribué dans les écoles en 1956 ; j’avais 8 ans. C’était peut-être chez le docteur Lizotte, député du comté, qui a eu son bureau dans cet édifice.
Le dernier bâtiment de la rue, au bas de la côte, était le Vivoir moderne, un magasin qui offrait un « ameublement complet de maison » et avait été ouvert à la fin des années 1940 par Jean-Albert Morin. Marié en 1948, le propriétaire habitait, en haut de la côte (4, avenue De Gaspé Est), dans la maison où sa mère Jeanne Dupont a longtemps tenu le bureau de poste. Il est mort subitement en 1964, à 47 ans, laissant une veuve avec quatre enfants. Madame Morin, née Brigitte Toussaint, s’occupait de la bibliothèque municipale où nous allions emprunter des livres après la messe du dimanche.
Cet édifice a été « modernisé » récemment ; agrandi et haussé d’un étage, il ressemble vaguement à l’original.

***

Ch du Roy  et Alcide +maison DuvalLe magasin d’Alcide Robichaud et la maison Duval agrandie (1950?)

En face de l’Unité sanitaire s’élevait un bâtiment moderne dont l’entrée principale était sur la route nationale. C’était le magasin d’Alcide Robichaud (marié aussi en 1948), un frère des « p’tites Petit ». Il vivait à l’étage avec son épouse et quatre enfants.
Ce commerce (un « magasin de confections ») établi à la fin des années 1940 se nommait « Aux variétés St-Jean », mais, pour les habitués, c’était « Chez Ti-Cide ». On y allait surtout pour les chaussures et les bottes, puisque ma mère nous habillait pratiquement de la tête aux pieds, réparant les vêtements endommagés et faisant parfois « du neu’ avec du vieux ».
Le cas de la maison Duval (derrière la mercerie) est compliqué, car le bâtiment a aujourd’hui des adresses sur l’avenue de Gaspé Est (11, 13, 15 et 17) et sur le chemin du Roy Est (23, 25 et 27).
Cette maison ne ressemble évidemment plus à ce qu’elle était à l’origine, quand le notaire Duval l’a fait construire vers 1860. On y accédait alors par le chemin du Roy. Après le décès du notaire (en 1910), la maison est passée à son fils Hospice, chef de gare (décédé en 1933), puis à la fille de ce dernier, Anita, célibataire.Ch du roy c1865 (Edwards) réduite

À gauche, la maison du notaire Duval en 1869 (coll. BANQ, photo Edwards).

Basse-ville-maison Duval c1945

La maison Duval, probablement à la fin des années quarante; les chemins n’étaient pas ouverts en hiver avant le début des années cinquante (coll. privée).

Dans Le Soleil du 16 avril 1944, une fille du notaire Duval rappelait que « les propriétés de son père avaient fort belle apparence avec leurs jardins et leurs grands arbres ». Et le journaliste d’ajouter : « Hélas ! Arbres et jardins ont vécu comme bien d’autres déjà. »
Au fil des ans, la maison a été agrandie, haussée d’un étage et divisée en appartements. Je me souviens y avoir livré L’Action catholique, vers 1960, chez Marcelle Chamard, qui était chef téléphoniste au « central » alors situé chez Eustache Anctil (aujourd’hui la Savonnerie Quai des Bulles); on était encore à l’époque où, pour obtenir une communication, il fallait passer par des « standardistes » qui effectuaient individuellement les raccordements entre les abonnés.
À mon souvenir, un vieux monsieur résidait dans un appartement qui donnait sur le chemin du Roy, probablement Arthur Dupil, un cousin d’Anita Duval, qui vivait « séparé de corps », comme on disait, de son épouse Marie-Anna Fournier, organiste à l’église dans les années cinquante. Dupil est mort en 1964 et son épouse, en 1976, à 91 ans. Quant à Anita, un personnage singulier, on dit qu’elle sortait la nuit, avec des verres fumés, et faisait des visites au cimetière… Elle est décédée à l’hôpital Saint-Michel Archange en 1982.

***

À l’ouest du ruisseau des Charlots, habitait la famille de Gérard Laboissonnière et de Cécile Dumas, dans la maison (numéro 19) où vivaient les parents de cette dernière depuis les années 1920 ; Charles Dumas était le demi-frère de Gaspard qui avait transformé l’ancienne résidence du curé Boissonnault en Auberge du touriste. Marié en 1945, monsieur Laboissonnière était commis au Vivoir moderne; le couple avait trois enfants.

19chduRoyE, 1962,modif

La maison Laboissonnière (numéro 19); elle avait auparavant un toit à deux versants (coll. privée).

Au numéro 17 (la maison que mes parents ont possédée de 1944 à 1947), c’était madame Leblanc, née Marie Deschênes, veuve d’Albert Leblanc, marchand de Saint-Aubert. En juillet 1944, ce dernier avait été heurté mortellement par une voiture alors qu’il circulait à bicyclette sur la route 24 (aujourd’hui la 204) au sud de son village. Madame Leblanc s’installa ensuite à Saint-Jean-Port-Joli, avec une fille unique qui sera, sur le chemin du Roy, le visage d’une maladie infectieuse, la poliomyélite, qui nous faisait tous peur à cette époque, jusqu’à ce qu’un vaccin permette de l’éradiquer.Maison Leblanc à Sol

La maison Leblanc (coll. privée)

L’espace cimenté entre la maison et le trottoir réunissait souvent les enfants du voisinage. Je ne sais pas pourquoi je me souviens aussi d’une « séance », composée probablement de saynètes et de chansons, tenue dans cette maison et terminée par un hymne national, comme dans les réunions d’adultes, mais plutôt irrévérencieux : « Ô Canada (crotte de chats)/terre de nos aïeux (crotte de bœufs)/ton front est ceint (crotte de chien)… » De la grande poésie enfantine.

Enfants du Ch du Roy c 1947Des enfants sur le parterre (entre le no 15 et no 17) en 1947: Germain et Annette Deschênes, Marie-Paule et Marcelle Jean (des cousines qui vivaient à Saint-Jean à l’époque), Pierrette, Thérèse et Jean-Marie Pelletier, et Corinne Deschênes (sans lien de parenté) qui résidait rue de la Station (coll. privée).

La plupart des maisons anciennes de la rue avaient une « galerie » où on prenait place dans des « berçantes » pour se reposer, prendre le frais et regarder passer les gens. Comme l’église, le presbytère, la coopérative, le bureau de poste, la banque, etc. étaient tous du même côté, il en passait beaucoup. La maison des Pelletier (numéro 15), nos voisins de gauche, avait pour sa part une sorte de portique vitré semi-circulaire qui permettait à deux ou trois personnes de s’asseoir bien confortablement et discrètement derrière des stores ou des rideaux.

Gsston et chat013Gaston sur la galerie, avec l’un des rares chats de la maison (coll. privée).

1967Jude et Solange, sur la même galerie (coll. privée).

Les Pelletier se sont mariés en 1938 et ont eu quatre enfants pendant la guerre. Le père était menuisier et, avant le prolongement de la 204, il devait circuler par une allée plutôt étroite entre son terrain et le nôtre pour accéder à sa cour ; disons que ses relations avec les poteaux de notre clôture se sont terminées par un score de 3 ou 4 à 0 en faveur de son camion…
Les Pelletier gardaient quelques animaux, dont des poules et une vache. C’était la tâche de madame Pelletier, née Corine Chouinard, de traire la vache qu’elle faisait pacager sur un petit terrain près de la rue de la Branlette. Il est donc arrivé de voir, certains soirs d’été, une ribambelle d’enfants escorter l’animal le long de la « route de la Station ».

***

Presque tous les gens qui habitaient le chemin du Roy Est à cette époque sont partis, laissant fort peu de descendants; il y avait bien une bonne douzaine de célibataires qui n’ont pas contribué au boom d’après-guerre. Les maisons, elles, sont toutes là, souvent rénovées, restaurées, refenestrées et recouvertes, avec un bonheur inégal. Certaines résidences sont devenues des commerces, d’autres ont fait le chemin inverse.

Les entreprises (restaurants, commerces, maison funéraire, etc.) qui se sont accumulées au carrefour de la 204 contribuent à l’augmentation de la circulation sur le chemin du Roy. Dans les années cinquante, il n’y avait même pas une automobile à toutes les maisons.
Ce n’était probablement pas propre au chemin du Roy, mais on aura noté le nombre de personnes qui vivaient sur leur lieu de travail ou très proche : « Ti-Cide » habitait au-dessus de son commerce, Gérard Laboissonnière travaillait de l’autre côté de la rue, Antonio Deschênes a eu longtemps son bureau de gérant dans sa maison, Gérard sculptait dans sa boutique, le « taxi » Normand attendait les appels chez lui, le ferblantier, le réparateur de télé et le barbier travaillaient chez eux, idem pour les « P’tites bedeau » et Olivine, les « P’tites Petit » résidaient au-dessus du magasin, le beurrier, au-dessus de la beurrerie, Jean-Albert Morin, à côté du Vivoir. Les deux travailleurs de la construction (Pelletier et Legros) et le vidangeur (Ouellet) faisaient exception.
L’asphalte omniprésent est probablement incontournable, mais qui a décidé de faire zigzaguer les fils électriques d’un côté à l’autre de la rue ? On peut rêver d’un chemin où ils seraient enfouis, comme on l’a fait par exemple à Saint-André-de-Kamouraska.
Chemin du roy Bergevin réduiteLe chemin du Roy, aquarelle de P. Bergevin, coll. privée.

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (2)

(suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/29/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante/)

Revenons sur nos pas, du côté sud du chemin du Roy.
Avant d’accueillir Bonté divine en 2003, la maison située au 2, chemin du Roy Est, a logé de nombreuses familles dont mes parents qui y ont vécu leur première année de mariage (1943-1944). Ma sœur aînée y a vu le jour. Dans la famille qui vivait là en 1960, il y avait une Louise, la première fille dont j’ai eu la photographie.
C’est aussi dans cette maison que Gilles Picard a réparé des appareils de télévision. C’était la belle époque où on pouvait faire venir un technicien à la maison quand on ne réussissait pas, en manipulant les boutons, à arrêter l’écran de sauter ou à le « déneiger ».
Les deux bâtiments qui suivent à l’est (numéros 4 et 6) — et détonnent par leur modernité — ont été bâtis par Adrien Picard (frère du précédent) qui logeait à l’étage supérieur du numéro 6, au-dessus de son commerce de meubles, avant de construire le numéro 4, pour permettre l’expansion de ses affaires.
Vient ensuite la maison de Georges Ouellet (numéro 8), commerçant et mécanicien mort en 1960. Sa maison est passée à son fils Honoré,  cantonnier à la Voirie, qui s’est marié sur le tard et a eu des enfants après mon départ de Saint-Jean. « Noré » était un autre résident du chemin du Roy qui laissait les enfants pressés prendre des raccourcis. Pour se rendre à la patinoire du collège Fleury, on passait tout bonnement entre sa maison et son hangar, enjambant une « clôture de broche » au fond du terrain puis traversant un terrain vague pour atteindre le coin de la rue Fleury et, de là, notre objectif. À mon souvenir, il ne se plaignait pas.

8chduRoyE réduite

L’oncle Marcel Caron avec neveux et nièces vers 1950 : Marie-Paule Jean, Germain, Annette et Denis Deschênes devant la maison de Georges Ouellet (coll. privée).

Son frère Roméo s’est marié au début des années cinquante et s’est bâti à l’est de la maison familiale (numéro 10) ; ses six enfants étaient plus jeunes que nous, mais tout aussi « babyboomers ». C’est lui qui a été le premier à ramasser les vidanges dans le village. Auparavant, chacun se débrouillait avec ses détritus heureusement beaucoup moins abondants qu’aujourd’hui, surtout le plastique. On brûlait beaucoup de choses dans les cuisinières à bois et on avait accès à un dépotoir au début du 2e Rang Ouest.

Notre voisin d’en face (12) était Rosaire Cloutier, barbier de son état, marié en 1943 et père d’une seule fille qui devint coiffeuse. Je ne me souviens pas d’être passé sous son « clipper » ; notre mère nous « faisait les cheveux ». La maison de Rosaire se distinguait par son style « boomtown » (apparu en Amérique du Nord, vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle), la seule du genre dans la rue et une des rares dans la paroisse.
12chduRoyE,réduiteAnnette devant la maison du barbier Cloutier; à gauche, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

Quand je suis né, la maison portant aujourd’hui le no 14 était la résidence d’Alfred Chouinard, qui, entre autres métiers, a été « bedeau » (sacristain) de 1921 jusqu’en 1950 et gérant de la caisse populaire à ses débuts. Son épouse est morte en 1947, mais l’ancien sacristain a vécu jusqu’à 95 ans, avec le soutien de ses deux filles célibataires, Rose et Lucille, qu’on appelait naturellement « les P’tites bedeau ». Elles géraient un modeste magasin de type « 5-10-15 » (formule créée au tournant du XXe siècle par Woolworth, « Five-and-dime ») où on pouvait acheter des cadeaux à bon prix. Comme quelques autres propriétaires de la rue, les Chouinard avaient un grand mât (on disait « mai », comme à l’époque seigneuriale) et pavoisaient lors des fêtes civiles ou religieuses.
14chduRoyE,réduite. 1946Denis devant le magasin des « P’tites bedeau » en 1946; on peut voir les enseignes de la Fonderie de L’Islet représentée à Saint-Jean par monsieur Chouinard (coll. privée).

Les demoiselles Chouinard avaient une autre célibataire comme voisine au 16, chemin du Roy Est. Née à Saint-Eugène en 1918, « Olivine » offrait la maternelle dès 4 ans et des cours de rattrapage. Elle était la demi-sœur de Louis-Nazaire Thibault, aumônier des écoles secondaires de Saint-Jean-Port-Joli et de L’Islet dans les années 1960. Aux dernières nouvelles, cette petite femme autrefois perchée sur des talons hauts serait toujours vivante quelque part à Québec. Une propriétaire subséquente de sa maison aurait, dit-on, trouvé une somme importante en restaurant un escalier. Mystère.
***
Hôtel BellevueLe magasin de « Petit » Robichaud dans les années 1940; à droite, la maison d’Olivine (coll. privée).
Ce n’est pas une ou deux, mais trois autres demoiselles qui vivaient au numéro 20, au-dessus du magasin général fondé en 1922 par leur père Eugène « Petit » Robichaud. Il y avait Joséphine (née en 1903), Blanche et Marie-Paule (des jumelles nées en 1906) ; leur frère Raoul (pourtant baptisé Joseph-Maurice en 1908), dit « Ti-Roul », complétait le quatuor de célibataires.
« Petit » Robichaud avait aussi exploité un hôtel et une salle à manger dans ce bâtiment, puis un autre hôtel et des cabines (qui se retrouveront au Petit Fribourg) sur l’emplacement actuel du parc du Chanoine-Fleury. Après sa mort en 1954, les « P’tites Petit » ont hérité du magasin converti en quincaillerie par leur frère Camille en 1963.  « Ti-Roul » et ses sœurs iront vivre dans une maison neuve au 19, avenue de Gaspé Ouest.

Blanche Robichaud-nouvelleBlanche  R012
Entre-temps, Blanche était morte dans un bête accident. Une automobile mal stationnée devant le Castel des falaises a descendu la pente, traversé la rue et heurté la demoiselle Robichaud alors qu’elle se trouvait devant la banque ou le bureau de poste.
Entre les numéros civiques 16 et 20, une ruelle menait à la maison des Legros, un peu en retrait du chemin. Marié en 1943, Robert Legros avait d’abord travaillé à Québec, où il effectuait des tests sur le beurre dans un laboratoire, mais il était revenu dans sa paroisse natale et, pour le bien de sa santé, travaillait principalement à l’extérieur sur des chantiers de construction. Ses deux premiers enfants étaient nés à Québec et cinq autres s’ajouteront à Saint-Jean pour composer une autre famille majoritairement « babyboomer », dans les mêmes âges que la nôtre. Hôtel-lobby + BeurrerieLe magasin « Petit » Robichaud et la beurrerie au début des années 1960 (coll. privée).

C’était aussi le cas de la famille d’Amédée Bérubé que la Coopérative agricole a embauché pour gérer la beurrerie qu’elle venait d’acquérir en 1942. Originaire de Saint-Pacôme, « Médée » s’était marié à Saint-Denis en 1941 et a élevé ses neuf enfants au-dessus de la fabrique de beurre transformée aujourd’hui en résidence (no 24).
Le beurre était produit localement à cette époque. J’ai souvent participé à la collecte des bidons dans les rangs de la paroisse avec un employé de la coopérative. Il était commode, pour lui, d’avoir un « helper » qui approchait les bidons vides à la porte du camion et rangeait les bidons pleins à l’autre bout de la plateforme. Le beurrier recevait la crème des « habitants » et effectuait ou supervisait toutes les tâches, de la réception à l’emballage en passant par les tests de gras et le barattage, avec des ressources minimales et des mesures de sécurité à l’avenant : quand il sortait le beurre avec sa grande palette de bois, un gamin pouvait se hasarder à passer le doigt par l’ouverture de la grande baratte pour un « test de qualité »…
La cour de la beurrerie pouvait servir d’espace de jeux. Une simple « canne » au milieu de la cour pouvait occuper des enfants pendant quelques heures. Certains soirs d’hiver, on pouvait voir deux Bérubé contre deux Deschênes avec une balle, des bâtons de hockey rafistolés, des bidons comme poteaux de but. Mais le centre d’intérêt hivernal était à quelque 200 pieds derrière la beurrerie et le magasin général : c’était « l’écluse », un étang artificiel, qui servait de patinoire aux petits et grands enfants du quartier. Personne n’aurait eu l’idée de patauger dans ce plan d’eau fangeux avant le gel, mais, si le temps le permettait, on pouvait y tourner en rond pendant quelques semaines en hiver. En sécurité ? C’est une autre question.
Cet étang aujourd’hui disparu avait été formé en barrant le ruisseau des Charlots, ainsi désigné en l’honneur de Charles et Narcisse Duval, les frères un peu spéciaux du notaire Zéphirin. Ce barrage avait été construit pour servir de réservoir en cas d’incendie dans le village.

Le ruisseau avait un faible débit. En bas du barrage, il coulait derrière la beurrerie et passait sous le magasin général (!) puis sous le chemin du Roy. De là, jusqu’à la route nationale, on aurait pu théoriquement y lancer des petits voiliers à la Paolo Noël, mais, à une époque où le village n’avait pas de système d’aqueduc et d’égout, personne n’avait le goût d’y mettre le pied. Le ruisseau prenait parfois une teinte laiteuse, dont on devinait l’origine, et Dieu sait ce qui pouvait tomber du magasin général…

Dans La Patrie du 6 avril 1947, Gérard Ouellet imaginait sa paroisse en 1997 : « […] le ruisseau des Charlots, qui dégageait des odeurs nauséabondes en été — vous vous souvenez les anciens — […] se perd dans le très moderne système d’égouts qui a remplacé celui de 1948 ». Ouellet était optimiste : la « modernité » est venue seulement dans les années soixante et on a décidé d’acheminer les eaux usées directement dans le fleuve, une mauvaise nouvelle pour les pêcheurs à la loche à l’est du quai et les baigneurs à la « plage » du Castel.
(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-3/ )

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (1)

À Saint-Jean-Port-Joli, le chemin du Roy suit le tracé établi par les grands voyers au début du XVIIIe siècle ; il se prolonge dans la rue de l’Ermitage et la rue des Artisans. À l’époque, les maisons ont souvent précédé la route et cette dernière a suivi les maisons. En 1937, pour accommoder les véhicules automobiles, les autorités ont décidé de réduire les courbes dans le village et de sabrer dans cet aménagement bicentenaire en redressant la route 2, dite « route nationale » (aujourd’hui la 132), entre l’église et la croix de Tempérance (érigée en 1939). « Le chemin que l’on a tracé en 1937 a défiguré le coin, écrivait Gérard Ouellet dans Ma paroisse en 1946 (p. xi), mais on n’y peut rien ». Mais aurait-on pu faire autrement ? Sûrement. On a bien contourné et préservé le cœur du village à Beaumont, Saint-Michel, Saint-Vallier, Berthier, Cap-Saint-Ignace…

SJPJ vu de l'ouest c1905 009

Saint-Jean-Port-Joli vers 1905 (coll. privée)

SJPJ-1947-Banq018

Saint-Jean-Port-Joli en 1947; à l’extrême-gauche, la boulangerie Caron (coll. BANQ).

***

Je suis né le 23 octobre 1948, quatrième d’une famille de « babyboomers » typique, dans la maison qui porte aujourd’hui le numéro 11, chemin du Roy Est, soit dans la « basse-ville », comme le journaliste Louis Morneau désignait cette partie de sa paroisse natale dans L’Action catholique du 2 septembre 1945 : « [Le village de Saint-Jean-Port-Joli] présente ce détail topographique d’être, pour ainsi parler, coupé en deux par une côte raide et tournante (la côte de l’église), laquelle le divise en deux parties bien tranchées, qu’on pourrait appeler le bas-village et le haut-village… comme, à Québec, on dit la basse-ville et la haute-ville ».

Basse-ville-c1945. réduite

La « Basse-ville » vers 1945, avant l’ouverture des chemins l’hiver (coll. privée).

dav
Saint-Jean-Port-Joli vers 1950 (coll. privée).

La « partie haute », poursuivait-il, « est le quartier bourgeois, fashionable » et « sans contredit, la plus belle, la plus intéressante. […]. On n’y voit guère que des vergers magnifiques, des jardins splendides, des fouillis d’arbustes en fleurs, et surtout des arbres superbes — érables, châtaigniers, peupliers — qui voilent en partie, qui cachent même quasi complètement les résidences bourgeoises, dont plusieurs, fort anciennes — telle celle de M. le notaire Deschênes — sont d’un style noble et bien français. »
C’est effectivement en haut de la côte qu’on trouvait les « institutions » (église, presbytère, salle municipale, bureau de poste, bureau d’enregistrement, etc.), les professionnels (médecins, notaires, arpenteurs, etc.), le chic Castel des falaises, le réputé marchand général Lavallée.
Toujours selon Morneau, « la partie basse du village en est en quelque sorte, le quartier populaire : n’y résident guère que des gens laborieux, navigateurs et tâcherons, ainsi que des rentiers modestes ».

***

Mes parents ont pris possession de cette propriété le 26 octobre 1947, après avoir vécu trois ans dans leur première maison (aujourd’hui le numéro 17), acquise en septembre 1944, et avoir précédemment passé un an à loyer dans ce qui est aujourd’hui le café Bonté divine (le numéro 2) après leur mariage en juillet 1943.
Le boulanger Benoît Caron a occupé cette maison quelques années (1944-1947) avant d’aller s’établir sur la rue du Quai. Son départ marquait la fin d’une série de boulangers sur cet emplacement, le précédent ayant été Alphonse Abel dont l’enseigne traînait encore dans la cave pendant mon enfance.

11chduRoyE faible défn-de JD

La maison vers 1920, du temps de la boulangerie (coll. privée).

11 ch. du Roy, début '60Après rénovation, au début des années 1960 (coll. privée).

La boulangerie se trouvait dans une annexe érigée perpendiculairement au bâtiment principal, une maison québécoise typique au toit galbé recouvert de tôle à baguette. La déclivité du terrain faisait en sorte que le boulanger travaillait dans l’équivalent d’un rez-de-chaussée. Une fois les équipements enlevés, nous avons pu disposer d’un bel espace de jeu avec plancher de ciment. Notre cuisine se trouvait à l’étage. Cette annexe a été remplacée par une construction plus moderne en 1961 et le terrain a été mis au niveau avec la rue.
Si la boulangerie a disparu en arrière, une autre entreprise est entrée en avant en 1947. Mon père était « secrétaire gérant » de la Société coopérative agricole locale fondée en 1942 et, jusqu’à l’installation de ses bureaux « à la Station », le « siège social » était chez nous, « première porte à gauche » en entrant, dans ce qui était auparavant le salon. Le personnel de soutien était réduit au minimum : une secrétaire, la sœur de maman, qui a résidé chez nous jusqu’en 1958.
Devant la maison se trouvait un immense érable à Giguère qui servait de portail de jeu naturel. On y grimpait pour le plaisir et aussi, par défi, comme atteindre la lucarne et pénétrer dans ma chambre, et même traverser le toit pour redescendre par un balcon à l’arrière… Le fameux arbre a aussi servi de support pour un trapèze, un « câble de Tarzan » et quoi encore ! Le tout « avec pas de casque ».

11chduRoyE, v1948.réduiDenis, Germain et Annette  vers 1947 ; à l’arrière-plan, la maison du barbier Cloutier (coll. privée).

Gaston 1948 Parterre- réduit

Gaston (1950?). Devant la maison, le parterre était plus bas qu’aujourd’hui et clôturé; à l’arrière-plan, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

À l’arrière de la maison, on pouvait jouer à la balle-molle (tant que les joueurs ne frappaient pas trop fort), entre la maison et la « grange », mais la majeure partie de l’espace était occupée par un jardin comprenant un potager, des framboisiers et quelques arbres fruitiers, plutôt bons pour le poêle à bois, mis à part celui qui produisait de délicieuses prunes « blanches », celles, disait-on, qui sont rouges, quand elles sont encore « vertes », et jaunes à maturité…
Quant à la grange, elle était à cheval sur deux époques. Utilisée pour l’automobile à un bout, elle avait encore des stalles pour les chevaux à l’autre, avec un carreau pour évacuer le crottin à l’arrière, ce qui avait donné un sol propre à la croissance de la rhubarbe dans le jardin.

***

Notre voisin de gauche (numéro 9) était Gérard Fortin, un marin devenu sculpteur comme ses maîtres les Bourgault. Il avait sa boutique derrière la maison, dans un hangar qu’il avait haussé d’un étage. L’atelier proprement dit était bien éclairé à l’ouest; Gérard préparait son bois au rez-de-chaussée, plus sombre et poussiéreux. À quelques reprises, je lui ai demandé de couper du bois sur son banc de scie pour faire des flèches ou un cerf-volant.
Gérard sculptait diverses choses, dont des lampes, des bols à salade en forme de feuille d’érable et d’autres petits objets chéris des touristes. Son frère Laurent a travaillé là avant que Gérard n’aille installer un nouvel atelier à l’est du village. Son épouse, Aimée Chouinard, l’assistait dans la finition de certaines pièces, mais elle avait d’autres intérêts et donnait notamment des cours de piano aux filles du voisinage.
Les Fortin n’avaient pas d’enfants, mais ne vivaient pas seuls. Aimée s’est occupée de son père, l’ancien capitaine Euclide Chouinard, veuf depuis 1945 et mort en 1960 (dont elle a probablement hérité la maison) et de son oncle Edmond Robichaud (mort en 1959), un « vieux garçon » surnommé « le p’tit bossu » — à une époque où on ne s’enfargeait pas dans les handicaps ni les identités. Vivait là aussi Philomène Leclerc, « vieille fille » de son état, secrétaire de la fraternité du Tiers-Ordre et membre de plusieurs autres congrégations, « zélatrice [distributrice] de plusieurs annales », dont celles de la bonne sainte Anne, heurtée mortellement le 6 août 1955 par l’automobile d’un aviateur de l’Ontario…

Philomène011

Chez Lucien-Avant_1950

Vue aérienne vers 1950. De g. à d., première rangée (sur la route 132, la pharmacie Cloutier et le restaurant; sur la deuxième, de l’arrière, les maisons de P.  Pelletier, d’A. Deschênes, de G. Fortin, de G. Normand et de Z. Caron; sur la troisième, de l’autre côté du chemin, le toit de la maison d’A. Chouinard, les maisons du barbier Cloutier et de G. Ouellet; plus haut, une partie de la maison R. Legros et la maison d’A. Bois; au fond, la rue Verreault (coll. privée).

Entre la maison de Gérard Fortin et celle de Georges Normand (numéro 7), un étroit passage permettait de se rendre au restaurant Chez Lucien (aujourd’hui l’Espace Plastiques Gagnon), où se trouvaient l’arrêt d’autobus et, plus tard, une salle de billard, au garage Dionne (aujourd’hui la Société des alcools) ou au quai en passant par la cour des Normand qui joignait celle du restaurant et en évitant ainsi les détours par les voies officielles. En fait, « Ti-Georges », qui était « chauffeur de taxi », se rendait plus directement à la route nationale en empruntant ce raccourci, surtout quand il est devenu chauffeur d’autobus scolaires. Pour atteindre la même destination, nous coupions même souvent au plus court en passant entre la boutique et la maison de Gérard, la clôture entre lui et son voisin laissant un passage qu’il aurait pu facilement fermer ou nous interdire.

***

Georges Normand et sa femme Joséphine Cloutier étaient tous deux originaires du Trois-Saumons. Ils habitaient l’ancienne maison du capitaine David Toussaint, décédé en 1943. Mariés en 1944, ils avaient quatre enfants qui ignoraient, comme nous, leur futur statut de « babyboomers ». La sœur de Georges, Lucie, est décédée dans la grande tragédie aérienne de l’Obiou en novembre 1950 ; sa femme était la sœur du bien connu « Ti-Blanc », propriétaire du restaurant La Coupe au lac Trois-Saumons.
C’est chez les Normand que je crois avoir vu la première fois un appareil de télévision, un après-midi, après l’école. Monsieur Normand était assis devant l’appareil, somnolant, en attendant un appel ou le début des émissions qui ne commençaient alors qu’en fin d’après-midi. À l’écran, « la mire », avec la tête de l’Indien et toutes ces lignes qui permettaient d’ajuster l’appareil. Pas très intéressante, la télé… Par la suite, je me souviens d’y être allé pour regarder Les Plouffe, le mercredi, à 8 h 30, mais pas question de regarder la lutte qui suivait à 9 h.

Horaire télé 1956

***
Je n’ai pas grand souvenir des occupants de la maison suivante (numéro 5), chez « Zodique » (Zotique) Caron, sinon d’avoir vu un homme en fauteuil roulant sur le perron. Mes sœurs me rappellent que ce monsieur, Philippe Caron, était célibataire et vivait avec deux autres célibataires, ses sœurs Annette et Marguerite.
Le voisin à l’ouest était « Ti-Coq », né Philias Fournier, marié en premières noces avec Joséphine Legros (la première des 26 enfants d’Albert Legros…) et en deuxièmes noces avec Laura Gosselin. Le couple était sans enfants, lui. Annexée à leur maison, une petite boucherie exploitée par des Giasson, puis Thomas Morneau.
À cette époque, la route de l’Église (aujourd’hui la route 204) ne se rendait pas à la « route nationale ». Les piétons pouvaient cependant passer droit puisqu’il y avait un sentier, le « charcotte » (short cut), qui menait (lui aussi !) dans la cour arrière du restaurant Chez Lucien et, de là, à la route 2 (aujourd’hui la route 132). Les véhicules, eux, devaient tourner à droite, vers l’église, ou à gauche, vers la rue du Quai. (Une légende familiale veut que ma mère mettait les patates au feu quand elle entendait les pneus de l’auto paternelle crisser dans la courbe, en tournant à droite, la cuisson étant parfaite quand il revenait à la maison après être passé au bureau de poste…)
Boucherie Thomas MorneauLa boucherie dévastée en 1967 (coll. privée).
Mais, ça ne tournait pas toujours. C’est ce qui est arrivé en 1967, quand un camionneur manquant de freins a déversé son chargement de bois sur la boucherie, ce qui présageait la fin de la résidence de Ti-Coq et du « charcotte ». Quelques années plus tard, la 204 était prolongée : notre jardin était exproprié, notre « derrière » était exposé à la circulation, mais on gagnait une sortie rapide vers la 132.
***
Le magasin général de Théophile Duval est devenu la maison funéraire De la Durantaye et Fils qui se trouve sur la partie ouest du chemin du Roy, mais il faut en dire un mot car il faisait partie de « notre monde ».
Bien placé sur le chemin des écoliers, l’établissement offrait une grande variété de friandises, des cigarettes « à la cenne », le matériel pour réparer les pneus de bicyclette et les pétards, qu’il était bien interdit d’apporter chez nous, qu’ils soient à mèche ou en rouleaux.
« Thophile » devait bien exister, mais je ne me rappelle pas l’avoir vu ; c’est son épouse, communément appelée « la mère Thoph’ » (ou sa fille Marie-Louise, qui hérita du magasin en 1957), qui officiait au comptoir sous lequel était cachée la « planche à punch » (punchboard). Il s’agissait d’une planchette percée de nombreuses alvéoles contenant chacune un petit papier enroulé qu’on poussait (« punchait ») avec un poinçon pour découvrir… qu’on ne gagnait jamais le pactole annoncé.
En face de « chez Thophile », la maison qui abrite aujourd’hui la Coureuse des grèves (300, route de l’Église) a vu passer plusieurs personnages notables, de mon temps, dont le taxi Salluste Deschênes, surnommé parfois « Bataille », à cause de son patois, et un « Ti-Louis », qui ne prenait pas toujours la peine de s’habiller complètement pour sortir…
De l’autre côté de la rue (dans une maison qui a aujourd’hui son adresse sur la route de l’Église) vivait la famille de Georges Morneau, ferblantier de père en fils, fort sollicité pour réparer les casseroles des « sucriers » et père de cinq filles, en partie « babyboomers » elles aussi.

(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-2/)