Et si la reine mourait?

(Ce texte reprend la majeure partie deux notes publiées précédemment : « …Long live our noble Queen… (air connu) », 20 janvier 2019, https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2019/01/20/long-live-our-noble-queen-air-connu/; « …Long live our noble Queen… (suite) », 14 février 2019, https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2019/02/14/long-live-our-noble-queen-suite/.)

Les parlementaires de Terre-Neuve se préparent à la mort d’Elizabeth II. « The Demise of the Crown Act », sanctionné le 6 décembre 2019,  fera en sorte que l’Assemblée législative ne sera pas dissoute à la mort de la souveraine (comme c’était le cas autrefois), et que les personnes qui ont prêté un serment d’allégeance pour occuper une fonction, dont les députés, ne seront pas obligées d’en prêter un nouveau à son successeur.

À Québec, où de nombreux parlementaires se plient souvent au rituel du serment en maugréant, voire en s’éloignant des caméras, le grand âge de la souveraine ─ qui a quand même 93 ans ─, ne devrait-il pas nous inciter à prendre aussi quelques précautions?

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Jusqu’au début du XIXe siècle, la mort du souverain entraînait automatiquement la dissolution du parlement et de nouvelles élections.

Le premier cas se pose ici au décès de George III le 29 janvier 1820. Dès qu’il en est informé, le président du Conseil législatif déclare que, le roi étant décédé, « ce parlement provincial est, par son décès et par l’avis public et proclamation qu’en donne ici Son Excellence, dissout ».

En mars 1829, le Parlement du Bas-Canada adopte un projet de loi « pour continuer l’existence du Parlement provincial dans le cas du décès ou de la démission de Sa Majesté, de ses héritiers et successeurs », mais le bill est « réservé » par le gouverneur en attendant « la signification du plaisir de Sa Majesté ». Malheureusement, George IV meurt le 26 juin 1830, avant d’avoir manifesté son « plaisir ». Le Parlement vient de terminer sa troisième session et l’administrateur James Kempt émet une proclamation décrétant de nouvelles élections, « attendu que, par le décès de feu Notre Royal Frère de glorieuse mémoire, le Parlement Provincial du Bas-Canada a été et est dissous ». Le 1er novembre suivant, Guillaume IV sanctionne le projet de loi qui met fin à cette pratique d’une autre époque.

Si le Parlement n’est plus dissous à la mort du souverain, il faut quand même toujours prêter serment au nouveau monarque. La situation se présente quand Victoria monte sur le trône le 22 juin 1837. D’après le Canadien du 18 août 1837, plusieurs députés « doutaient qu’ils dussent prêter le serment d’allégeance » à la nouvelle souveraine, « mais cette prétention a été abandonnée, et tous ont rempli cette formalité d’usage ».

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L’Assemblée législative de la province du Canada, en 1844, et ensuite l’Assemblée législative de la province de Québec ont aussi adopté une loi pour se prémunir contre les effets de ce qu’on appelle, en termes savants, la « dévolution successorale ». Le préambule de la loi adopté à Québec en 1869 (32 Vict., c. 5) était explicite :

« […] les intérêts de cette province pourraient être exposés à de grands dangers, si la Législature de Québec venait à être dissoute par le décès de Notre Souveraine Dame la Reine Victoria (puisse Dieu la conserver longtemps!) ou par le décès d’aucun des héritiers et successeurs de Sa Majesté […]. »

La règle adoptée en 1869 est devenue l’article 3 de la Loi de la législature :

« Aucune législature de la province n’est dissoute par le décès du souverain; mais elle continue, et peut se réunir, s’assembler et siéger, procéder et agir de la même manière que si ce décès n’avait pas eu lieu. »

L’article 31 de la même loi, adopté initialement en 1881 (44-45 Vict., c. 7, ss. 1 et 2), stipulait par ailleurs que

« La durée de chaque Assemblée nationale est de cinq années à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé dans l’article 134 de la Loi électorale; mais le lieutenant-gouverneur a toujours droit de la dissoudre plus tôt, s’il le juge à propos. »

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Quand Victoria décède le 22 janvier 1901, les députés élus le 7 décembre précédent n’ont pas encore siégé et ils prêtent serment à son fils Édouard VII, selon la procédure régulière, avant de prendre leur siège à la session qui s’ouvre le 14 février.

Édouard VII meurt 6 mai 1910, pendant la 2e session de la 12e législature, et les parlementaires (dûment assermentés deux ans plus tôt) prêtent un autre serment à George V (10 et 12 mai).

Celui-ci meurt le 20 janvier 1936. Comme en 1901, les députés élus le 25 novembre précédent ne se sont pas encore réunis; ils prêtent serment au nouveau souverain, Édouard VIII, avant la session du 24 mars. Le règne de ce dernier sera bref : le 10 décembre 1936, il abdique en faveur de son frère qui devient George VI. À Québec, la législature vient d’être prorogée au 24 février 1937. Les parlementaires prêtent serment au nouveau souverain (même scénario qu’en 1910), avant le début de la deuxième session, entre le 23 et le 26 février 1937.

Enfin, quand Elizabeth II accède au trône le 6 février 1952, la 23e législature vient d’être prorogée. Les élections ont lieu le 16 juillet 1952 et les nouveaux élus lui prêtent serment avant de prendre leur siège à l’automne, sauf Lionel Ross qui s’était présenté au bureau du secrétaire général pour inscrire son serment au registre dès le 19 février 1952.

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Le serment de loyauté que prêtent les parlementaires est prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867; c’est un serment personnel au souverain, et non au gouvernement, à l’État ou au peuple, qui sont pérennes, et il ne fait pas mention des héritiers et successeurs du souverain, comme à Ottawa. Ce serment traîne des relents médiévaux et, pour les Québécois, cette relique d’ancien régime se double d’un rappel humiliant de la conquête de leur pays par la nation dont la reine est la souveraine.

Elizabeth II partira-t-elle comme Victoria, George V et George VI, dans des circonstances qui n’obligeront pas les parlementaires à un nouveau serment? Où comme Guillaume IV, Édouard VII et Édouard VIII, avec les conséquences qu’on peut imaginer? D’après les statistiques, depuis Victoria, c’est 50/50. Les paris sont ouverts.

Mais il y a peut-être « pire » : il n’y a pas de certitude absolue que le Parlement québécois ne serait pas dissous parce que la Loi de l’Assemblée nationale, adoptée en 1982, n’a pas de disposition aussi explicite que l’article 3 de la Loi de la législature, cité ci-dessus.

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Le processus de refonte de la Loi de la législature s’est amorcé au milieu des années 1970. Me Jean-Charles Bonenfant, alors professeur à l’Université Laval, rédige vers 1976 un document intitulé Mise à jour de la Loi de la législature du Québec. Ce rapport[1] préparé en collaboration de Dominique Lapointe, conseiller du président Jean-Noël Lavoie, aborde la question de la fameuse « dévolution successorale ».

L’article 3 de la loi actuelle peut sembler bizarre à celui qui ignore une règle ancienne du droit constitutionnel britannique. Cette règle voulait que lorsque mourait un souverain qui avait décrété l’élection de la chambre basse, celle-ci se trouvait à disparaître juridiquement avec lui. […]
Déjà, dans la première partie du 19e siècle, en Grande-Bretagne et ensuite, dans toutes les colonies, pour éviter la dissolution à la mort du souverain, on avait édicté des lois qui décrétaient que son décès n’entraînait pas la dissolution de la Chambre basse et que celle-ci pouvait continuer à agir comme si l’événement n’avait pas eu lieu. À notre époque, la disposition que contient l’article 3 semble désuète et n’est que la survivance d’une subtilité constitutionnelle. On peut se demander si elle est encore nécessaire. Toutefois, pour éviter toute incertitude constitutionnelle, le législateur pourrait imaginer un article qui, tout en indiquant, en même temps, quelle est constitutionnellement la durée limite de l’Assemblée nationale élue, réglerait le problème théorique de la mort du souverain. Il lui appartient de décider s’il ne suffirait pas de dire que :

L’Assemblée nationale ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur et que sa durée est limitée à cinq années, à compter du jour fixé pour le rapport des brefs ordonnant l’élection à cette assemblée.

Le président suivant reprend le dossier. En février 1980, Me Clément Richard donne le mandat de réviser la Loi sur la législature à un comité dont on ne trouve pas de traces dans les archives de l’Assemblée nationale[2].

Quoi qu’il en soit, la réforme progresse. Le 17 juin 1980, le président dépose un avant-projet de loi de l’Assemblée nationale qui omet la disposition concernant le décès du souverain (article 3 de la Loi de la législature) et contient trois articles utiles à la compréhension de la suite du dossier :

5.         Une nouvelle législature commence à chaque élection et dure cinq ans à compter de la publication, après cette élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale (1979, c. 56).
6.         Le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq ans visés à l’article 5, s’il le juge à propos, conformément aux usages constitutionnels.
7.         Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout.

Le texte de l’article 6 ne répond pas exactement à la suggestion de Bonenfant qui était plus précis au sujet du pouvoir exclusif de lieutenant-gouverneur. Quant à la référence aux « usages constitutionnels », on comprend qu’elle évoque le principe selon lequel le lieutenant-gouverneur n’exerce ce pouvoir que sur la recommandation du lieutenant-gouverneur.

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Deux sous-commissions de la Commission de l’Assemblée nationale ont étudié cet avant-projet de loi les 20, 21 et 22 août 1980 et les 30, 31 août et 1er septembre 1981. Un rapport est déposé le 17 septembre 1981 devant la Commission de l’Assemblée nationale qui fait elle-même rapport à l’Assemblée le 11 novembre. Ce rapport mentionne seulement que les articles 5, 6 et 7 sont acceptés, sans commentaire, ni explication.

Le 22 juin 1982, le leader du gouvernement présente le projet de loi 90 sur l’Assemblée nationale. Les articles 5, 6 et 7 ont été réaménagés : l’article 7 est devenu le 5 et les articles 5 et 6 ont été réunis, ce qui crée un lien plus étroit entre la durée de la législature et le pouvoir du lieutenant-gouverneur; la référence aux « usages constitutionnels » est disparue, mais le reste est substantiellement inchangé :

5. Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout.
6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Le lieutenant-gouverneur peut cependant dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années.

Ce projet de loi sera étudié à l’automne[3], mais, entre-temps, le leader du gouvernement consulte. À sa demande, des juristes du ministère de la Justice (Me Jean Bouchard, appuyé par Me Jean-K. Samson) examinent « quelques aspects de la constitutionnalité du projet de loi no 90 » et répondent à la question (un peu alambiquée) suivante : « Peut-on ne pas prévoir que l’Assemblée nationale n’est pas dissoute par le décès du souverain? ».

À cet égard, nous partageons les doutes de M. Jean-Charles Bonenfant. […]
Il est peu probable que l’abrogation de l’article 3 de la Loi sur la législature aurait pour effet de faire revivre un pareil état de fait [i. e. la dissolution]. Il demeure cependant qu’il y a un risque dont la gravité peut se mesurer dans l’hypothèse suivante.
L’article 3 n’est pas reconduit. Au décès de la Reine, l’Assemblée nationale continue à siéger. Survient un procès où l’une des parties soulève l’inconstitutionnalité d’une loi adoptée par la législature au motif que ses membres n’avaient pas qualité pour siéger. L’argument de la « résurrection » de cette règle ancienne de droit anglais serait, sur le plan strictement juridique, certainement défendable. Aussi, la prudence nous commande-t-elle de vous proposer d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi[4].

Entre le 13 septembre et le 9 décembre 1982, deux documents ayant servi à expliquer les changements apportés à la Loi de la législature par la Loi de l’Assemblée nationale font écho aux avis des juristes (Bonenfant et Bouchard).

Un document non signé portant le titre « Loi sur la législature » reprend l’essentiel de l’opinion de Bonenfant pour conclure :

Après l’analyse de cette situation, certains légistes suggèrent donc d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90 […][5].

Dans un document qui compare la Loi de la législature et l’avant-projet avec le projet de loi de l’Assemblée nationale, on suggère formellement d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90:

Pour tenir compte de l’abolition de l’article 3 de la Loi sur la Législature, nous proposons d’ajouter le mot « seul » pour enlever toute ambiguïté qui pourrait résulter de la mort du souverain[6].

Le projet de loi 90 est étudié en commission les 19, 20 et 21 octobre ainsi que le 11 novembre. De profondes divergences surgissent au sujet de la rémunération des députés et, pour faciliter le consensus sur la partie institutionnelle du projet, le gouvernement décide de réunir les dispositions litigieuses dans un projet de loi distinct (no 110) et de déposer un projet de loi 90 réimprimé le 9 décembre 1982.

Dans cette nouvelle version, l’article 6 est modifié comme le recommandaient les juristes :

6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années.

La question ne sera pas abordée lors de la deuxième lecture (13, 14 et 15 décembre) ni en commission (16 décembre), où l’article 6 sera adopté sans amendement et sans commentaire substantiel :

« Le Président (M. Vaillancourt, Jonquière): […] Article 6?
M. Lalonde: Adopté. Ce serait peut-être utile pour ceux qui liront nos débats d’expliquer que cette loi, sauf quelques articles, est le résultat d’une longue préparation à laquelle ont collaboré les députés des deux côtés de cette Chambre, de sorte que ce n’est pas un texte nouveau. […] C’est pour cela que c’est avec enthousiasme qu’on veut les adopter le plus tôt possible. »

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Le « problème » de la « dévolution successorale » ne semble pas avoir été discuté dans les débats parlementaires, entre 1980 et 1982, d’après ce qu’on peut voir dans le Journal des débats. C’est au niveau des fonctionnaires (secrétariat général, cabinet du président et juristes du ministère de la Justice) et des attachés politiques (bureau du leader parlementaire et probablement du leader de l’Opposition) que cette question a été traitée, avant les derniers débats en décembre 1982, et qu’on peut chercher l’intention du législateur.

Jean-Charles Bonenfant avait posé la question et suggéré une façon de remplacer le fameux article 3 en précisant que l’Assemblée nationale « ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur […] ». Les rédacteurs de l’avant-projet de loi (juin 1980) n’ont pas suivi explicitement son conseil, mais le leader du gouvernement, après consultation auprès des juristes de l’Assemblée et du ministère de la Justice, jugea bon de préciser, dans la deuxième version du projet 90 (décembre 1982) que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années », comme le suggérait Bonenfant, ce qui fut accepté sans discussion par les députés en commission parlementaire le 16 décembre 1982.

La disparition de l’article 3 de la Loi de la législature n’est pas un accident ; les conseillers parlementaires ont concocté une solution de remplacement disons « subtile » qui vise à assurer, « par la bande », la continuité de la législature en cas de décès du souverain.

Cette question a suscité un débat de juristes, au début de 2019, comme en fait foi un reportage du Devoir du 2 février 2019[7]. Certains nous rassurent en rappelant que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée » avant l’expiration de son terme normal, en vertu de l’article 6 de la loi adoptée en 1982; d’autres y voient « une bombe à retardement », à cause du flou qui pourrait ouvrir la porte à une contestation judiciaire par des gens ou des partis plus ou moins bien intentionnés.

Quant au serment d’allégeance, on voit mal comment celui qui a été fait à la reine Élizabeth II pourrait être valide si c’est Charles qui est sur le trône…


[1] Polycopié disponible à la Bibliothèque, sous la cote 347.14’025/Q3.

[2] La longue chronologie de la réforme parlementaire publiée en 1981 aurait sûrement mentionné ce rapport si ses auteurs avaient pu mettre la main dessus. Maurice Champagne et Gaston Deschênes, « Chronologie de la réforme parlementaire (1964-1981) », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 11, 3-4 (1981) –http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/PER/181670/1981/Vol_11_nos_3-4_(1981).pdf.

[3] Pour retracer les différentes étapes de l’étude du projet de loi 90, voir http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/journaux-debats/index-jd/recherche.html?cat=sv&Session=jd32l3se&Section=sujets&Requete=Assembl%C3%A9e+nationale.

[4] Archives de l’Assemblée nationale, fonds du Secrétariat général, boîte 537037, dossier 169454, opinion du 13 septembre 1982.

[5] Ibid., document non signé.

[6] Ibid., document sans titre ni date ni signature.

[7] Marco Bélair-Cirino et Dave Noël, « Le décès de la reine rendra-t-il le Québec orphelin de gouvernement? », Le Devoir, 2 février 2019, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/546952/les-consequences-du-deces-eventuel-de-la-reine-au-quebec.