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Et si la reine mourait?

(Ce texte reprend la majeure partie deux notes publiées précédemment : « …Long live our noble Queen… (air connu) », 20 janvier 2019, https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2019/01/20/long-live-our-noble-queen-air-connu/; « …Long live our noble Queen… (suite) », 14 février 2019, https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2019/02/14/long-live-our-noble-queen-suite/.)

Les parlementaires de Terre-Neuve se préparent à la mort d’Elizabeth II. « The Demise of the Crown Act », sanctionné le 6 décembre 2019,  fera en sorte que l’Assemblée législative ne sera pas dissoute à la mort de la souveraine (comme c’était le cas autrefois), et que les personnes qui ont prêté un serment d’allégeance pour occuper une fonction, dont les députés, ne seront pas obligées d’en prêter un nouveau à son successeur.

À Québec, où de nombreux parlementaires se plient souvent au rituel du serment en maugréant, voire en s’éloignant des caméras, le grand âge de la souveraine ─ qui a quand même 93 ans ─, ne devrait-il pas nous inciter à prendre aussi quelques précautions?

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Jusqu’au début du XIXe siècle, la mort du souverain entraînait automatiquement la dissolution du parlement et de nouvelles élections.

Le premier cas se pose ici au décès de George III le 29 janvier 1820. Dès qu’il en est informé, le président du Conseil législatif déclare que, le roi étant décédé, « ce parlement provincial est, par son décès et par l’avis public et proclamation qu’en donne ici Son Excellence, dissout ».

En mars 1829, le Parlement du Bas-Canada adopte un projet de loi « pour continuer l’existence du Parlement provincial dans le cas du décès ou de la démission de Sa Majesté, de ses héritiers et successeurs », mais le bill est « réservé » par le gouverneur en attendant « la signification du plaisir de Sa Majesté ». Malheureusement, George IV meurt le 26 juin 1830, avant d’avoir manifesté son « plaisir ». Le Parlement vient de terminer sa troisième session et l’administrateur James Kempt émet une proclamation décrétant de nouvelles élections, « attendu que, par le décès de feu Notre Royal Frère de glorieuse mémoire, le Parlement Provincial du Bas-Canada a été et est dissous ». Le 1er novembre suivant, Guillaume IV sanctionne le projet de loi qui met fin à cette pratique d’une autre époque.

Si le Parlement n’est plus dissous à la mort du souverain, il faut quand même toujours prêter serment au nouveau monarque. La situation se présente quand Victoria monte sur le trône le 22 juin 1837. D’après le Canadien du 18 août 1837, plusieurs députés « doutaient qu’ils dussent prêter le serment d’allégeance » à la nouvelle souveraine, « mais cette prétention a été abandonnée, et tous ont rempli cette formalité d’usage ».

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L’Assemblée législative de la province du Canada, en 1844, et ensuite l’Assemblée législative de la province de Québec ont aussi adopté une loi pour se prémunir contre les effets de ce qu’on appelle, en termes savants, la « dévolution successorale ». Le préambule de la loi adopté à Québec en 1869 (32 Vict., c. 5) était explicite :

« […] les intérêts de cette province pourraient être exposés à de grands dangers, si la Législature de Québec venait à être dissoute par le décès de Notre Souveraine Dame la Reine Victoria (puisse Dieu la conserver longtemps!) ou par le décès d’aucun des héritiers et successeurs de Sa Majesté […]. »

La règle adoptée en 1869 est devenue l’article 3 de la Loi de la législature :

« Aucune législature de la province n’est dissoute par le décès du souverain; mais elle continue, et peut se réunir, s’assembler et siéger, procéder et agir de la même manière que si ce décès n’avait pas eu lieu. »

L’article 31 de la même loi, adopté initialement en 1881 (44-45 Vict., c. 7, ss. 1 et 2), stipulait par ailleurs que

« La durée de chaque Assemblée nationale est de cinq années à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé dans l’article 134 de la Loi électorale; mais le lieutenant-gouverneur a toujours droit de la dissoudre plus tôt, s’il le juge à propos. »

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Quand Victoria décède le 22 janvier 1901, les députés élus le 7 décembre précédent n’ont pas encore siégé et ils prêtent serment à son fils Édouard VII, selon la procédure régulière, avant de prendre leur siège à la session qui s’ouvre le 14 février.

Édouard VII meurt 6 mai 1910, pendant la 2e session de la 12e législature, et les parlementaires (dûment assermentés deux ans plus tôt) prêtent un autre serment à George V (10 et 12 mai).

Celui-ci meurt le 20 janvier 1936. Comme en 1901, les députés élus le 25 novembre précédent ne se sont pas encore réunis; ils prêtent serment au nouveau souverain, Édouard VIII, avant la session du 24 mars. Le règne de ce dernier sera bref : le 10 décembre 1936, il abdique en faveur de son frère qui devient George VI. À Québec, la législature vient d’être prorogée au 24 février 1937. Les parlementaires prêtent serment au nouveau souverain (même scénario qu’en 1910), avant le début de la deuxième session, entre le 23 et le 26 février 1937.

Enfin, quand Elizabeth II accède au trône le 6 février 1952, la 23e législature vient d’être prorogée. Les élections ont lieu le 16 juillet 1952 et les nouveaux élus lui prêtent serment avant de prendre leur siège à l’automne, sauf Lionel Ross qui s’était présenté au bureau du secrétaire général pour inscrire son serment au registre dès le 19 février 1952.

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Le serment de loyauté que prêtent les parlementaires est prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867; c’est un serment personnel au souverain, et non au gouvernement, à l’État ou au peuple, qui sont pérennes, et il ne fait pas mention des héritiers et successeurs du souverain, comme à Ottawa. Ce serment traîne des relents médiévaux et, pour les Québécois, cette relique d’ancien régime se double d’un rappel humiliant de la conquête de leur pays par la nation dont la reine est la souveraine.

Elizabeth II partira-t-elle comme Victoria, George V et George VI, dans des circonstances qui n’obligeront pas les parlementaires à un nouveau serment? Où comme Guillaume IV, Édouard VII et Édouard VIII, avec les conséquences qu’on peut imaginer? D’après les statistiques, depuis Victoria, c’est 50/50. Les paris sont ouverts.

Mais il y a peut-être « pire » : il n’y a pas de certitude absolue que le Parlement québécois ne serait pas dissous parce que la Loi de l’Assemblée nationale, adoptée en 1982, n’a pas de disposition aussi explicite que l’article 3 de la Loi de la législature, cité ci-dessus.

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Le processus de refonte de la Loi de la législature s’est amorcé au milieu des années 1970. Me Jean-Charles Bonenfant, alors professeur à l’Université Laval, rédige vers 1976 un document intitulé Mise à jour de la Loi de la législature du Québec. Ce rapport[1] préparé en collaboration de Dominique Lapointe, conseiller du président Jean-Noël Lavoie, aborde la question de la fameuse « dévolution successorale ».

L’article 3 de la loi actuelle peut sembler bizarre à celui qui ignore une règle ancienne du droit constitutionnel britannique. Cette règle voulait que lorsque mourait un souverain qui avait décrété l’élection de la chambre basse, celle-ci se trouvait à disparaître juridiquement avec lui. […]
Déjà, dans la première partie du 19e siècle, en Grande-Bretagne et ensuite, dans toutes les colonies, pour éviter la dissolution à la mort du souverain, on avait édicté des lois qui décrétaient que son décès n’entraînait pas la dissolution de la Chambre basse et que celle-ci pouvait continuer à agir comme si l’événement n’avait pas eu lieu. À notre époque, la disposition que contient l’article 3 semble désuète et n’est que la survivance d’une subtilité constitutionnelle. On peut se demander si elle est encore nécessaire. Toutefois, pour éviter toute incertitude constitutionnelle, le législateur pourrait imaginer un article qui, tout en indiquant, en même temps, quelle est constitutionnellement la durée limite de l’Assemblée nationale élue, réglerait le problème théorique de la mort du souverain. Il lui appartient de décider s’il ne suffirait pas de dire que :

L’Assemblée nationale ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur et que sa durée est limitée à cinq années, à compter du jour fixé pour le rapport des brefs ordonnant l’élection à cette assemblée.

Le président suivant reprend le dossier. En février 1980, Me Clément Richard donne le mandat de réviser la Loi sur la législature à un comité dont on ne trouve pas de traces dans les archives de l’Assemblée nationale[2].

Quoi qu’il en soit, la réforme progresse. Le 17 juin 1980, le président dépose un avant-projet de loi de l’Assemblée nationale qui omet la disposition concernant le décès du souverain (article 3 de la Loi de la législature) et contient trois articles utiles à la compréhension de la suite du dossier :

5.         Une nouvelle législature commence à chaque élection et dure cinq ans à compter de la publication, après cette élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale (1979, c. 56).
6.         Le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq ans visés à l’article 5, s’il le juge à propos, conformément aux usages constitutionnels.
7.         Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout.

Le texte de l’article 6 ne répond pas exactement à la suggestion de Bonenfant qui était plus précis au sujet du pouvoir exclusif de lieutenant-gouverneur. Quant à la référence aux « usages constitutionnels », on comprend qu’elle évoque le principe selon lequel le lieutenant-gouverneur n’exerce ce pouvoir que sur la recommandation du lieutenant-gouverneur.

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Deux sous-commissions de la Commission de l’Assemblée nationale ont étudié cet avant-projet de loi les 20, 21 et 22 août 1980 et les 30, 31 août et 1er septembre 1981. Un rapport est déposé le 17 septembre 1981 devant la Commission de l’Assemblée nationale qui fait elle-même rapport à l’Assemblée le 11 novembre. Ce rapport mentionne seulement que les articles 5, 6 et 7 sont acceptés, sans commentaire, ni explication.

Le 22 juin 1982, le leader du gouvernement présente le projet de loi 90 sur l’Assemblée nationale. Les articles 5, 6 et 7 ont été réaménagés : l’article 7 est devenu le 5 et les articles 5 et 6 ont été réunis, ce qui crée un lien plus étroit entre la durée de la législature et le pouvoir du lieutenant-gouverneur; la référence aux « usages constitutionnels » est disparue, mais le reste est substantiellement inchangé :

5. Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout.
6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Le lieutenant-gouverneur peut cependant dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années.

Ce projet de loi sera étudié à l’automne[3], mais, entre-temps, le leader du gouvernement consulte. À sa demande, des juristes du ministère de la Justice (Me Jean Bouchard, appuyé par Me Jean-K. Samson) examinent « quelques aspects de la constitutionnalité du projet de loi no 90 » et répondent à la question (un peu alambiquée) suivante : « Peut-on ne pas prévoir que l’Assemblée nationale n’est pas dissoute par le décès du souverain? ».

À cet égard, nous partageons les doutes de M. Jean-Charles Bonenfant. […]
Il est peu probable que l’abrogation de l’article 3 de la Loi sur la législature aurait pour effet de faire revivre un pareil état de fait [i. e. la dissolution]. Il demeure cependant qu’il y a un risque dont la gravité peut se mesurer dans l’hypothèse suivante.
L’article 3 n’est pas reconduit. Au décès de la Reine, l’Assemblée nationale continue à siéger. Survient un procès où l’une des parties soulève l’inconstitutionnalité d’une loi adoptée par la législature au motif que ses membres n’avaient pas qualité pour siéger. L’argument de la « résurrection » de cette règle ancienne de droit anglais serait, sur le plan strictement juridique, certainement défendable. Aussi, la prudence nous commande-t-elle de vous proposer d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi[4].

Entre le 13 septembre et le 9 décembre 1982, deux documents ayant servi à expliquer les changements apportés à la Loi de la législature par la Loi de l’Assemblée nationale font écho aux avis des juristes (Bonenfant et Bouchard).

Un document non signé portant le titre « Loi sur la législature » reprend l’essentiel de l’opinion de Bonenfant pour conclure :

Après l’analyse de cette situation, certains légistes suggèrent donc d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90 […][5].

Dans un document qui compare la Loi de la législature et l’avant-projet avec le projet de loi de l’Assemblée nationale, on suggère formellement d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90:

Pour tenir compte de l’abolition de l’article 3 de la Loi sur la Législature, nous proposons d’ajouter le mot « seul » pour enlever toute ambiguïté qui pourrait résulter de la mort du souverain[6].

Le projet de loi 90 est étudié en commission les 19, 20 et 21 octobre ainsi que le 11 novembre. De profondes divergences surgissent au sujet de la rémunération des députés et, pour faciliter le consensus sur la partie institutionnelle du projet, le gouvernement décide de réunir les dispositions litigieuses dans un projet de loi distinct (no 110) et de déposer un projet de loi 90 réimprimé le 9 décembre 1982.

Dans cette nouvelle version, l’article 6 est modifié comme le recommandaient les juristes :

6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années.

La question ne sera pas abordée lors de la deuxième lecture (13, 14 et 15 décembre) ni en commission (16 décembre), où l’article 6 sera adopté sans amendement et sans commentaire substantiel :

« Le Président (M. Vaillancourt, Jonquière): […] Article 6?
M. Lalonde: Adopté. Ce serait peut-être utile pour ceux qui liront nos débats d’expliquer que cette loi, sauf quelques articles, est le résultat d’une longue préparation à laquelle ont collaboré les députés des deux côtés de cette Chambre, de sorte que ce n’est pas un texte nouveau. […] C’est pour cela que c’est avec enthousiasme qu’on veut les adopter le plus tôt possible. »

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Le « problème » de la « dévolution successorale » ne semble pas avoir été discuté dans les débats parlementaires, entre 1980 et 1982, d’après ce qu’on peut voir dans le Journal des débats. C’est au niveau des fonctionnaires (secrétariat général, cabinet du président et juristes du ministère de la Justice) et des attachés politiques (bureau du leader parlementaire et probablement du leader de l’Opposition) que cette question a été traitée, avant les derniers débats en décembre 1982, et qu’on peut chercher l’intention du législateur.

Jean-Charles Bonenfant avait posé la question et suggéré une façon de remplacer le fameux article 3 en précisant que l’Assemblée nationale « ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur […] ». Les rédacteurs de l’avant-projet de loi (juin 1980) n’ont pas suivi explicitement son conseil, mais le leader du gouvernement, après consultation auprès des juristes de l’Assemblée et du ministère de la Justice, jugea bon de préciser, dans la deuxième version du projet 90 (décembre 1982) que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années », comme le suggérait Bonenfant, ce qui fut accepté sans discussion par les députés en commission parlementaire le 16 décembre 1982.

La disparition de l’article 3 de la Loi de la législature n’est pas un accident ; les conseillers parlementaires ont concocté une solution de remplacement disons « subtile » qui vise à assurer, « par la bande », la continuité de la législature en cas de décès du souverain.

Cette question a suscité un débat de juristes, au début de 2019, comme en fait foi un reportage du Devoir du 2 février 2019[7]. Certains nous rassurent en rappelant que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée » avant l’expiration de son terme normal, en vertu de l’article 6 de la loi adoptée en 1982; d’autres y voient « une bombe à retardement », à cause du flou qui pourrait ouvrir la porte à une contestation judiciaire par des gens ou des partis plus ou moins bien intentionnés.

Quant au serment d’allégeance, on voit mal comment celui qui a été fait à la reine Élizabeth II pourrait être valide si c’est Charles qui est sur le trône…


[1] Polycopié disponible à la Bibliothèque, sous la cote 347.14’025/Q3.

[2] La longue chronologie de la réforme parlementaire publiée en 1981 aurait sûrement mentionné ce rapport si ses auteurs avaient pu mettre la main dessus. Maurice Champagne et Gaston Deschênes, « Chronologie de la réforme parlementaire (1964-1981) », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 11, 3-4 (1981) –http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/PER/181670/1981/Vol_11_nos_3-4_(1981).pdf.

[3] Pour retracer les différentes étapes de l’étude du projet de loi 90, voir http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/journaux-debats/index-jd/recherche.html?cat=sv&Session=jd32l3se&Section=sujets&Requete=Assembl%C3%A9e+nationale.

[4] Archives de l’Assemblée nationale, fonds du Secrétariat général, boîte 537037, dossier 169454, opinion du 13 septembre 1982.

[5] Ibid., document non signé.

[6] Ibid., document sans titre ni date ni signature.

[7] Marco Bélair-Cirino et Dave Noël, « Le décès de la reine rendra-t-il le Québec orphelin de gouvernement? », Le Devoir, 2 février 2019, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/546952/les-consequences-du-deces-eventuel-de-la-reine-au-quebec.

Mauvais printemps pour le Parlement

Traditionnellement, le lieutenant-gouverneur venait chaque année, en personne, procéder à l’ouverture de la session, avec « son » discours du trône, et revenait la fermeture quelques mois plus tard. Puis, on a de plus en plus prorogé la session par proclamation, sans déranger Son Excellence. À partir des années 1980, les sessions se sont souvent allongées sur deux ans, ce qui a réduit ses apparitions. Et voilà que nous venons de marquer une autre étape : pour la première fois de l’histoire parlementaire, une législature « normale » de quatre ans n’a tenu qu’une seule session. On n’a pas revu le vice-roi depuis l’ouverture de la session en 2014, ce qui a privé les simples députés de leurs vingt minutes de gloire qui consiste à participer au débat sur le message inaugural.

La session actuelle (car elle n’est qu’ajournée au 18 septembre, en principe) sera la plus longue de tous les temps, mais il est justement temps qu’elle finisse, car le Parlement ne cessait d’y laisser des plumes. Ramassons-en quelques-unes.

Seul Le Devoir a fait état d’un autre abus du pouvoir réglementaire que les lois accordent à l’exécutif. En juin 2017, le Parlement a adopté un projet qui visait à stopper la destruction des milieux humides en appliquant le principe « d’aucune perte » ; en vertu de cette loi, les promoteurs qui portent atteinte à des milieux humides doivent verser une compensation financière dans un fonds de restauration. Or, en mai dernier, le ministère du Développement durable a adopté un règlement qui réduit substantiellement les compensations financières exigées, « ce qui est en porte à faux avec la volonté d’aucune perte », selon une analyse d’impact réalisée par le ministère lui-même. En d’autres mots, le gouvernement a contredit, par décret, l’esprit même de la loi 132. Dans l’indifférence générale.

Plus remarqué, mais quand même pas pour qu’on se batte dans les autobus : dans une décision rendue par la présidence le mardi 12 juin, la ministre Kathleen Weil a été reconnue coupable d’outrage au Parlement pour avoir divulgué le contenu du projet de loi sur l’accès à l’information à des journalistes avant même qu’il ne soit déposé en Chambre.

La situation ne manquait pas d’ironie, comme l’a souligné Michel David : « Une ministre responsable des Institutions démocratiques qui est blâmée pour outrage au Parlement, c’est un comble » (https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/530496/le-bulletin-ministeriel).

Ce n’est pas la première fois que les députés d’opposition portent plainte pour outrage mais on ne se souvient plus de la dernière fois où un membre du gouvernement a été blâmé. Le leader de l’opposition officielle a soulevé la question le 17 mai, mais le président (qui avait d’autres préoccupations…) a pris quatre semaines pour rendre sa décision. Il fallait ensuite que la Commission de l’Assemblée nationale (CAN) siège pour décider s’il y aurait une sanction qui aurait pu aller jusqu’à la perte du siège. Manque de pot, la Commission a manqué de temps pour compléter le processus. De toute manière, la CAN a une majorité libérale. Donc…

Parlant de la majorité, elle s’est manifestée avec force dans le dossier du député de Brôme-Missisquoi qui a été blâmé par la nouvelle Commissaire à l’éthique pour avoir favorisé sa fille et son gendre avec son allocation de logement. Là aussi, il fallait que la décision soit entérinée par les députés et les libéraux se sont rangés derrière leur doyen. Pour ne pas « créer d’injustice », d’après le premier ministre… Selon le leader du gouvernement, dont les raisonnements créatifs nous manqueront sûrement, il n’était « pas question par ce geste de désavouer Me Ariane Mignolet ou son institution », mais il a quand même demandé une opinion juridique externe pour essayer de la contredire, influencer l’opinion publique et, surtout, son caucus.

« Le premier commissaire à l’éthique de l’Assemblée nationale était un chien de garde qui ne mordait pas, a écrit Rémi Nadeau. Sa successeure a mordu dès la première occasion, mais le gouvernement libéral a choisi de lui arracher les dents… » (http://www.journaldequebec.com/2018/06/20/coucouche-panier). Convenons pas ailleurs  que la Commissaire s’est un peu tiré dans le pied en blâmant le député tout en écrivant que les règles devaient être revues.

Même le président de l’Assemblée nationale a terminé la session, sa présidence et sa carrière parlementaire avec des plumes en moins. Michel David a tout dit, en quelques mots, dans son bulletin de fin de session : « Pendant des années, on a loué le travail de Jacques Chagnon (Westmount–Saint-Louis) à la présidence de l’Assemblée nationale. Tout s’est écroulé au moment où il s’apprêtait à prendre sa retraite. Ses efforts pour améliorer l’image de l’institution parlementaire ont été anéantis par les révélations sur le train de vie princier qu’il menait aux frais des contribuables et son étonnement offusqué face aux réactions qu’elles ont provoquées » (https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/530635/bulletin-de-l-opposition)..

À ce palmarès navrant, il faut ajouter que le Parlement a terminé la session avec un « salon de bronzage » bondé (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2018/05/22/un-salon-de-bronzage-achalande/). C’est rarement bon signe quand cette « arrière-boutique » de la salle des séances fait son plein de membres exclus des caucus pour des motifs souvent peu glorieux. La semaine dernière, on y retrouvait les cas symptomatiques d’un Parlement mûr pour un renouvellement : problèmes d’éthique, problèmes de conduite et autres…

À la prorogation, probablement en août, on nettoiera l’ardoise et, à l’ouverture, on recommencera à neuf, en principe, en souhaitant, là comme ailleurs, du changement.

Un « salon de bronzage » achalandé

Il est temps que la législature finisse : le « salon de bronzage » déborde! En fait, il n’a jamais été aussi fréquenté depuis la crise du « beau risque » en 1984. Ces derniers temps, ça ne « dérougit » pas…

L’expression n’est pas très utilisée : elle désigne, dans le jargon parlementaire,  la partie arrière de la salle de séances de l’Assemblée nationale, sous la tribune de la presse, là où le plafond est bas, et les lumières aussi. « C’est sans doute, tantôt, l’éclairage de cette partie de l’Assemblée nationale qu’on a appelé le salon de bronzage qui a fait que vous n’avez pas pu me reconnaître », se plaignait en 1995 un ancien député de Mercier (Journal des débats, 24 mai 1995).

Le "salon de bronzage", lorsque le député de Chomedey y a fait sa fameuse déclaration.

Le « salon de bronzage », lorsque le député de Chomedey y a fait sa fameuse déclaration. Depuis, il en est sorti.

Il y a de tout dans ce qu’on pourrait aussi appeler le « Refugium peccatorum ». Car on ne s’y installe pas de bon gré. Généralement.

Le député de Gaspé s’y trouve depuis mai 2007, expulsé de son parti parce qu’il aurait accepté des cadeaux de la firme Roche alors qu’il était directeur général de la ville de Gaspé. Son chef lui a offert de réintégrer son caucus, mais il a décidé de continuer de siéger comme indépendant jusqu’à la fin de son mandat.

Le député caquiste de Groulx et ─ dernier en liste ─ le député libéral de Beauce-Sud ont été relégués au fond de la salle à la suite de révélations sur la gestion des allocations que l’Assemblée leur fournit. Une enquête est en cours sur le second.

Trois députés libéraux (Brome-Missisquoi, Laurier-Dorion et Argenteuil) ont quitté leur caucus à la suite d’allégations concernant, disons, pour simplifier, des comportements « inappropriés » (qui n’ont pas fait l’objet d’accusations).

Enfin, signe des temps, le « salon de bronzage » a un genre de cliente « trans », la député de Vachon, qui a inventé la notion de « transparlementarisme » lorsqu’elle a été élue chef du Bloc québécois au Parlement fédéral et qu’elle a néanmoins décidé de conserver son siège à Québec.

Les trois représentants de Québec solidaire sont aussi des indépendants aux fins du Règlement de l’Assemblée nationale. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, ils doivent un gros merci aux sept autres: sans eux, ils risqueraient d’occuper des sièges sous les modestes plafonniers du « salon de bronzage ».

Yves Michaud et la souffrance du peuple juif

Comme l’écrit Jean-M. Salvet, dans Le Soleil du 13 février 2018 (et Marco Bélair-Cirino, en termes similaires dans Le Devoir du 15), Yves Michaud « n’a pas tenu, lors [des] États généraux [de décembre 2000], les propos pour lesquels les parlementaires l’ont blâmé. Ses détracteurs, en conviennent tous aujourd’hui [...] ».

Dans n’importe quelle institution normale, civile, militaire, économique, religieuse, universitaire, gouvernementale, etc., un blâme aussi mal fondé serait retiré. Mais ce n’est pas le cas de l’Assemblée nationale qui se prétend pourtant la première de nos institutions et le fondement de notre système démocratique.

Mieux encore, non satisfaits de l’accusation portée sans aucune preuve en 2000, les « détracteurs » de Michaud en insinuent une autre, 18 ans plus tard : Michaud aurait « minimisé la souffrance du peuple juif dans une entrevue accordée à une radio », selon ce que rapportent, sans plus de détails, les mêmes journalistes.

Affaire Michaud

Qui ? quoi ? où ? quand ? comment ?

L’entrevue en question a été menée par Paul Arcand le 5 décembre 2000 et n’avait suscité aucune réaction publique avant le témoignage de Michaud aux États généraux huit jours plus tard. Cette entrevue portait sur un livre que Michaud venait de publier chez VLB, Paroles d’un homme libre. Il en existe deux transcriptions, l’une rapportée dans La Presse du 19 décembre et une autre préparée par la firme spécialisée Caisse Chartier.

Cette dernière transcription omet fort curieusement de donner le libellé exact de la question qui nous intéresse et se limite aux mots suivants :

« Paul Arcand : (animateur) Passons à autre chose. »

La vraie question, telle que rapportée par La Presse, est la suivante :

« […] est-ce que vous ne sentez pas un désintérêt d’une bonne partie de la population sur la question de la souveraineté et sur la question nationale, des gens qui en ont assez, c’est terminé, passons à autre chose ? »

La réponse est semblable dans les deux transcriptions, à quelques détails près. Voici celle de la firme Caisse Chartier :

« Yves Michaud : (ex-politicien) Bien, je vais vous raconter une anecdote. J’étais… je suis allé chez mon coiffeur il y a à peu près un mois. Il y avait un sénateur libéral, que je ne nommerai pas, qui ne parle pas beaucoup, encore qu’il représente une circonscription française et qui me demande : es-tu toujours séparatiste Yves? J’ai dit, oui. Oui, je suis séparatiste comme tu es Juif. J’ai dit ça prit à ton peuple 2 000 ans pour avoir sa patrie en Israël. J’ai dit moi que ça prenne dix ans, cinquante ans, cent ans de plus, je peux attendre. Alors il me dit que ce n’est pas pareil. Aïe c’est jamais pareil pour eux. Alors j’ai dit c’est pas pareil. Les Arméniens n’ont pas souffert. Les Palestiniens ne souffrent pas. Les Rwandais ne souffrent pas. J’ai dit c’est, c’est toujours vous autres. Vous êtes le seul peuple au monde qui avez souffert dans l’histoire de l’humanité. »

Il est question ensuite de Groulx, de B’nai Brith, de Jean-Louis Roux, de McGill, de révisionnisme, de Galganov, etc., mais rien d’autre sur le peuple juif en tant que tel.

« Minimiser la souffrance du peuple juif? »

La transcription de La Presse permet de rappeler que la question de Paul Arcand ne portait aucunement sur les Juifs, mais sur la pertinence actuelle de la lutte des souverainistes québécois. Avec son anecdote, Michaud compare cette démarche avec celle des Juifs qui ont cherché pendant 2000 ans à se bâtir une patrie et, selon lui, si les Québécois en ont besoin de 100, c’est bien peu de chose, il peut attendre. Son approche n’a évidemment rien de dévalorisant envers les juifs; elle implique au contraire une admiration pour leur persévérance.

Quand le sénateur répond : « ce n’est pas pareil », Michaud s’insurge, car le parlementaire fédéral nie la valeur du combat souverainiste.  : « […] ce n’est pas pareil? Les Arméniens n’ont pas souffert, les Palestiniens ne souffrent pas, les Rwandais ne souffrent pas. J’ai dit : c’est toujours vous autres. Vous êtes le seul peuple au monde qui avez souffert dans l’histoire de l’humanité. »

On notera ici qu’il n’est pas question de la Shoah, mais de luttes nationales respectives des Juifs et des Québécois. Michaud n’accepte pas que la sienne soit banalisée, quelle que soit la valeur de l’autre. S’il avait été convoqué pour se défendre, comme on procède en pareil cas dans les parlements normaux, il aurait pu lire aux députés ce passage de Paroles d’un homme libre (p. 30) :

« On botte les fesses du peuple québécois depuis deux siècles et demi. Ce n’est pas tellement long en comparaison de deux millénaires d’errance du peuple juif, mais cela fait mal tout de même… »

Comment peut-on dire ensuite que Michaud « minimise la souffrance du peuple juif »?

(voir, sur cette question, https://www.septentrion.qc.ca/catalogue/affaire-michaud-l)

L’astuce

Le 12 novembre dernier, dans le point de presse qui a suivi la présentation des projets de loi no 78 (encadrant l’octroi des allocations de transition) et no 79 (donnant suite au rapport du comité indépendant L’Heureux-Dubé), le leader du gouvernement a déclaré que

« l’ensemble des propositions du rapport L’Heureux-Dubé nous amène donc à une rémunération globale des députés à la baisse et des économies pour l’État de 400 000 $ par année » (http://www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-26011.html).

Les points de presse ne permettent pas toujours de vider le sujet (celui-ci encore moins que les autres…), mais il aurait été intéressant de demander au ministre comment concilier son évaluation avec ce passage de la page 92 du rapport qu’il invoque :

« Pour les députés, l’application des recommandations entraîne une augmentation de la rémunération globale de 2,3 millions$, soit une hausse de 11,3%.

En ce qui concerne le gouvernement, ce montant de 2,3 millions$ sera compensé par des recettes fiscales additionnelles réalisées par l’impôt sur le revenu du Québec. Cette somme est estimée à environ 1,5 million$ annuellement. En conséquence, l’effet net des recommandations du Comité pour le gouvernement serait donc plutôt de l’ordre de 4%, soit environ 800 000$ » (http://www.assnat.qc.ca/fr/publications/fiche-depute-remuneration-juste.html).

Une rémunération globale diminuée de 400 000$ ou haussée de 800 000$ ? C’est la question à 1,2M$ !

L’évaluation du Rapport L’Heureux-Dubé : une hausse

La section 4.12 du rapport L’Heureux-Dubé est consacrée aux « impacts financiers des recommandations ». Le tableau 12 (page 92) compare la rémunération directe et le coût du régime de retraite assumé annuellement par le gouvernement avant et après l’application de ses recommandations. En bref :

Situation actuelle

      • Indemnités                                                                  13,9M$
      • Allocations de dépenses non imposables                    2,0M$            
      • Sous total                                                                    15,9M$
      • Coût du régime de retraite pour le gouvernement        4,6M$

Total                                                                            20,5$M

Situation projetée

      • Indemnités proposées (avec allocation intégrée)          20,3$
      • Coût du régime de retraite pour le gouvernement          2,5$

Total                                                                            22,8$M

D’où l’augmentation de 2,3 millions $. Le rapport réduit ensuite ce montant à 800 000 $ par le calcul suivant :

« Si les recommandations du Comité étaient appliquées, l’Assemblée nationale ne verserait plus d’allocation annuelle de dépenses non imposable, mais accorderait 6,4 millions $ de plus en indemnités imposables (équivalent imposable de l’allocation de dépenses + augmentation de l’indemnité de base et des indemnités additionnelles). En faisant l’hypothèse que le taux d’imposition sur le revenu du Québec est de 25,75%, soit le taux applicable à la tranche la plus élevée des revenus, l’impôt total additionnel perçu serait de 1,5 million$ ».

Le Comité reste évasif au sujet de l’impact de ses recommandations sur les allocations de transition (qui ont fait l’objet du projet de loi 78). Il y aura, soutient-il, une économie « appréciable » dans le cas des allocations versées aux députés qui quittent avant terme mais « pour les autres cas où un député quitte la vie politique, le relèvement de l’indemnité de base aura pour effet de hausser le montant moyen de l’allocation de transition ».

Il aurait été utile de préciser que ceux qui abandonnent prématurément, et pourraient être privés de d’allocation, sont beaucoup moins nombreux que ceux qui quittent en fin de mandat (retraite ou défaite), mais le Comité se limite à conclure « que le montant total des allocations de transition versées sera inférieur à ce qu’il serait si les indemnités et les règles actuelles étaient maintenues ». Assez pour annuler la hausse de 800 000$ ?

Quant au reste (abolition des allocations de présence aux commissions qui siègent hors session et modification de l’allocation pour les frais de logement à Québec), le Comité conclut que « les économies réalisées seraient de quelques dizaines de milliers de dollars annuellement ».

Du coût nul aux économies

Ce n’est donc pas dans le rapport du Comité consultatif indépendant qu’apparaît la notion de « coût nul » mais bien lors de la conférence de presse tenue le vendredi 29 novembre 2013 pour présenter le rapport aux journalistes. Alors que le Comité était évasif sur l’impact des recommandations portant sur les allocations de transition, la présidente ouvre la conférence avec une présentation générale qui contient de nouvelles données :

« […] le comité croit qu’avec les règles qu’il propose concernant l’allocation de transition et les recommandations à l’égard du régime d’assurance collective, il y aura, pour le gouvernement, des économies additionnelles de près de 900 000 $ par année. Par conséquent, les modifications proposées par le comité représentent un coût nul pour les contribuables québécois ».

Devant un auditoire qui n’avait pas le recul nécessaire pour en juger, les membres du Comité reprennent ensuite ce refrain :

« Mme L’Heureux-Dubé (Claire) : […] Puis c’est tellement facile à accepter parce que ça ne coûte rien. Ça ne coûte rien.

M. Bisson (Claude) : C’est ça, justement, le coût est nul. Le coût est nul pour le Trésor public.

M. Côté (François) : [...] ce que mes deux collègues disent, c’est le plus important, c’est que ça ne coûte rien de plus aux contribuables et c’est un réaménagement. »

Que s’est-il passé entre la signature du rapport le 26 novembre et sa présentation le 29 pour changer l’évaluation du Comité ? Une évaluation comptable tardive ? Des données de dernière minute ? La correction d’un « oubli » ? Quoi qu’il en soit, le « coût nul » a été ressassé par les médias puis remis sur la table par le nouveau premier ministre (en juillet 2014 et en mars 2015) pour finalement se transformer en économie annuelle de 400 000$ lors de la présentation des deux projets de loi dont il a été question ci-dessus.

Selon le tableau du leader du gouvernement, il y aurait donc des économies de 3,34 millions $ par année, soit

    • moins d’argent dans le régime de retraite (2 240 000$)
    • et dans le régime d’assurances collectives (230 000$),
    • moins d’indemnités de départ (830 000$),
    • abolition des allocations de présence aux commissions (50 000 $).

D’autre part, des déboursés supplémentaires de 2,94 millions $, soit

    • une augmentation de la « rémunération nette » (2 810 000$)
    • une augmentation des allocations pour frais de logement (80 000$),
    • et le coût d’un comité indépendant permanent qui se penchera à l’avenir sur les conditions de travail des députés (50 000$).

Conclusion : économie nette pour l’État de 400 000$ par année « et donc de 4 millions sur 10 ans » (ce qui est évidemment plus impressionnant…).

L’astuce

Les données du leader sont légèrement différentes de celles du Comité L’Heureux-Dubé. Ce dernier estimait des économies similaires pour le régime de retraite (2,1M$ sur la base de l’indemnité de 2013), mais ne donnait pas de chiffres pour les autres éléments; même chose, côté déboursés, pour les allocations pour frais de logement (que le Comité rangeait dans les économies) et les frais d’un futur « comité indépendant permanent ».

La clef de la démonstration est la « rémunération nette » qui représente la quasi totalité des déboursés supplémentaires. Impossible de trouver ce déboursé de 2,81M$ dans le Rapport L’Heureux-Dubé; tel que mentionné ci-dessus, le comité estimait que son projet exigerait « 6,4 millions$ de plus en indemnités imposables » et qu’il pourrait en revenir 25,75% au Trésor public, soit 1,5M$, ce qui se solderait par un 4,9M$ en indemnités supplémentaires.

À la conférence de presse, les questions ont surtout porté sur le jeu politique (« timing », positions des partis, possibilité de bâillon, etc.). Le journaliste du Devoir a essayé sans succès d’avoir des précisions : à combien se chiffre la perte pour un député, certains auront-ils une hausse ? La « ligne » était invariable : « Certains ont une baisse plus grande que l’autre [sic], mais tout le monde est en baisse. La rémunération globale est à la baisse. »

La représentante du Journal de Québec est alors arrivée avec une question plus pointue :

« Mme Lajoie (Geneviève) : Le 400 000$ d’économies — soyons clairs, là — il comprend également, donc, de l’impôt de plus payé par les députés qui vont avoir un plus haut salaire, moins de primes qui n’étaient pas imposables. On s’entend bien là-dessus?

M. Fournier : Oui, oui.

Mme Lajoie (Geneviève) : O.K. Si on exclut l’impôt de plus, c’est quoi, là?

M. Fournier : Ah! bien là, si on exclut… Bien là, justement, l’objectif, c’était de les imposer parce qu’ils avaient déjà des primes non… il y avait une partie de salaire non imposable, et le rapport nous dit : Il faut l’imposer. Alors, c’est ce qu’on fait.

Mme Lajoie (Geneviève) : Oui, mais, si on enlevait… parce que, quand on calcule, on ne calcule pas souvent ça, là, l’impôt de plus que vont payer les députés.

M. Fournier : Bien, je ne sais pas… Quand on regarde la rémunération globale, on voit : Est-ce qu’il y a plus d’argent dans la poche des députés? La démonstration, c’est : il y en a moins. Mais, pour le reste, je vous laisse chacun faire vos choix, là. Vous souhaitez peut-être qu’on en ait plus, mais ce n’est pas le rapport indépendant qui… ne nous proposait pas cela. Il demandait que la rémunération soit à la baisse ».

Ceux qui ont compris peuvent lever la main… La « piste » indiquée par la journaliste était prometteuse, mais la « meute » s’est ensuite dispersée dans d’autres directions. Il aurait pourtant été utile de demander des précisions sur la « rémunération nette » et surtout comment on pouvait défendre ce concept, disons « novateur » (qu’on ne voit « pas souvent », comme le soulignait la journaliste), dans le cadre des relations de travail et des négociations salariales (même le négociateur des médecins spécialistes n’a pas invoqué les milliers de dollars qui reviennent au Trésor public sous forme d’impôts pour faire passer l’augmentation de salaire de ses collègues). S’il faut tenir compte des recettes fiscales accrues qui accompagnent l’augmentation des indemnités, faut-il aussi calculer les pertes fiscales qui découlent des prestations de retraite diminuées ? Et pourquoi pas les retombées économiques de la présence de députés mieux payés dans la capitale…

Pour les simples contribuables, il reste à espérer que la lumière se fasse d’ici l’étude du projet de loi en commission. Pour le moment, il est difficile de comprendre qu’on veuille donner aux députés des conditions de travail à la hauteur de leurs fonctions et leur accorder le traitement du niveau 4 de la catégorie des dirigeants et des membres d’un organisme ou d’une entreprise du gouvernement, tout en prétendant aussi faire des économies. S’ils méritent un changement de catégorie, du député de la base jusqu’au premier ministre, comme le propose le rapport L’Heureux-Dubé, il faut assumer les conséquences sur le Trésor public sans trop abuser de la « comptabilité créatrice ».