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La « Bibliothèque clavigraphique » d’Arthur Fournier

Né à Saint-Jean-Port-Joli en 1863, Arthur Fournier a rédigé au « clavigraphe » (ancien nom du dactylographe) un ouvrage intitulé Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli qui contient de nombreuses et précieuses informations sur sa paroisse natale. 

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Cet ouvrage rédigé en 1923 a été édité pour la première fois en 2012 par le Musée de la mémoire vivante. Il se termine par un « catalogue des ouvrages parus » dans la « Bibliothèque clavigraphique ». La liste comprend 35 titres et, sur la page suivante, Fournier annonce qu’il a quatre autres « ouvrages en préparation ».

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Les chercheurs qui ont consulté cet ouvrage dactylographié conservé pendant de nombreuses années au presbytère de Saint-Jean-Port-Joli ont nécessairement été intrigués par ce « catalogue » : si le Mémorial est le 32e de liste, qu’en est-il des autres? La biographe d’Arthur Fournier, Angéline Saint-Pierre (Arthur Fournier, anecdotier, mémorialiste, collectionneur, sculpteur au canif, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1978), s’est d’autant plus posé la question qu’elle a trouvé, dans des archives privées, une liste intitulée « Catalogue de ma bibliothèque clavigraphique » contenant 60 titres!

Trente-cinq après la publication de la biographie d’Arthur Fournier, par madame Saint-Pierre, et quelques mois après l’édition du Mémorial, la « Bibliothèque clavigraphique » a été retrouvée à Québec, chez les Frères des écoles chrétiennes qui étaient en train d’élaguer leur bibliothèque. Invité à repérer les livres qui pourraient compléter la collection de la Société historique de Québec, j’ai eu la surprise, à la lettre F, d’ouvrir un volume relié en rouge dont la page de titre était sans équivoque : auteur, titre de la collection, graphisme, tout concordait avec le Mémorial. Le rayon contenait sept autres volumes du même genre. Questionné sur la provenance de ces ouvrages, le responsable de la bibliothèque me conduisit dans un coin du local où une étagère contenait quarante-six autres volumes pour un total de cinquante-trois.

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Expert en documentation, spécialiste notamment des manuels scolaires, Paul Aubin s’était bien demandé qui était cet Arthur Fournier, mais, les livres n’étant pas édités, ils échappaient aux recherches dans les catalogues des bibliothèques. Comment s’étaient-ils retrouvés chez les Frères des écoles chrétiennes? Mon hypothèse était qu’un membre de la communauté, le frère Sigismond, né Achille Chouinard à Saint-Jean-Port-Joli en 1870, aurait recueilli la « bibliothèque » de son co-paroissien mort célibataire.

L’hypothèse se confirma quelques jours plus tard en examinant plus attentivement les ouvrages. L’un d’eux contenait une note intitulée « Joseph-Arthur Fournier » et signée « Jacques de Gaspé », pseudonyme utilisé par le frère Sigismond lorsqu’il a publié Famille Chouinard, Histoire et généalogie, en 1921 :

« Joseph-Arthur Fournier, l’auteur et le compilateur de cinquante-huit volumes dactylographiés dont se compose ce rayon de la bibliothèque centrale, naquit à Saint-Jean-Port-Joli, sur les bords du grand fleuve, en l’année 1866 [sic]. Son père était menuisier et son fils suivit le même chemin. Dès l’âge de onze ou douze ans, Arthur apprend à manier les outils, à fabriquer des meubles, à tailler et à graver des épitaphes en bois.

Devenu adolescent, il s’exerce à la sculpture et nous le voyons exposer dans le parterre de la maison paternelle, des petits bateaux à voiles, des statuettes et plus tard des statues dont la taille augmente avec les années, à partir d’un pied et demi jusqu’à trois ou quatre pieds.

Fournier demeuré célibataire, vivait solitaire dans sa maison et dans sa boutique. Il aimait cependant les arts, l’instruction, les exercices religieux. Bien qu’il demeura [sic] à un bon mille de l’église paroissiale, on le voyait presque tous les matins se rendre à la messe de six heures et demie, portant sous le bras un gros missel vespéral. Le dimanche après-midi, il allait s’asseoir sur un petit rocher en face du fleuve, ayant sous les yeux l’immense nappe d’eau, les montagnes du Nord, et là, il se plaisait à méditer sur l’œuvre de Dieu et les beautés de la nature.

C’est vers 1892 qu’il commença à collectionner des articles de journaux et de revues, pour les classer ensuite par titres et sujets. Chaque série formera plus tard un volume. Entre temps, notre artiste-menuisier a fabriqué une table, un buffet, une bibliothèque de style nouveau genre.

Par ses économies et son travail assidu, Fournier a réussi à s’amasser un capital de près de six mille dollars; mais au jour de son décès, il avait tout distribué, non aux membres de sa famille, mais à certaines institutions, en faveur des enfants infortunés qui désirent arriver au sacerdoce.

C’est le 3 juin 1931 que Joseph-Arthur Fournier me fit cadeau de sa bibliothèque clavigraphique, contenant soixante volumes dont deux n’apparaissent pas sur ce rayon. Ce sont : « Le Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli » et « Un Poète de chez nous » (Élie Bourgault, poète et écrivain). Trois semaines plus tard, le 24 juin 1931, Fournier s’éteignait à l’Hôtel-Dieu de Lévis, muni de tous les secours de la religion. Sa dépouille mortelle fut transportée à Saint-Jean-Port-Joli pour y être inhumée dans le cimetière paroissial, après le chant d’un libera seulement.

Comme la plupart des types de son genre, Fournier fut un personnage d’une forte personnalité, d’une forte originalité, et souvent hanté par l’appétit des hauteurs. Toute sa vie, il a rêvé de faire quelque chose d’immortel. Se plaignant un jour du peu d’instruction qu’il avait reçu dans sa jeunesse, il nous avoua son regret et la demi-déception de ses rêves par ces paroles : « Ceux qui n’ont rien écrit retournent tout entiers à la terre ».

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Le Mémorial a été déposé par la fabrique de Saint-Jean-Port-Joli aux Archives de la Côte-du-Sud et les ouvrages retrouvés en 2013 sont allés le rejoindre; Un Poète de chez nous est aux Archives nationales et un autre ouvrage, L’album du chanteur, serait aux Archives de folklore de l’Université Laval. Il manquerait donc quatre ouvrages, si le frère Sigismond a bien compté ce qu’il a reçu en 1931.

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Pour l’histoire de Saint-Jean-Port-Joli, la « Bibliothèque clavigraphique » ne contient évidemment rien de comparable au Mémorial. Six ou sept volumes seulement portent sur des thèmes canadiens ou québécois. Le reste témoigne de la curiosité intellectuelle d’un simple ébéniste autodidacte en milieu rural et de ses intérêts pour la spiritualité, la poésie, l’histoire générale, etc. Comme l’explique le frère Sigismond, Fournier copiait des textes, surtout dans les journaux, les revues et les annales pour se faire des livres qu’il faisait relier, souvent chez Chabot à Québec. À la fin de chaque ouvrage, il indiquait la date et l’heure où il commençait et terminait le travail de saisie. L’ensemble forme environ 30 000 pages. Il faudrait examiner plus attentivement la « bibliothèque » pour voir si Fournier a inséré des textes personnels ailleurs que dans le Mémorial qui est en bonne partie de son cru.

Gérard Ouellet, historien de Saint-Jean-Port-Joli (1906-1981)

Gérard Ouellet est né à Saint-Jean-Port-Joli, le 26 novembre 1906, du mariage d’Elzéar Ouellet et d’Hermine Fortin. Il a été baptisé le même jour sous le nom de « Joseph Gérard Hormidas » et parrainé par ses grands-parents, Alfred « Ouellette » et Louise Fournier. Selon l’acte de baptême, le père est « journalier », mais il avait été identifié comme « cuisinier » au recensement de 1901 et sera décrit comme « restaurateur » en 1911.

Gérard Ouellet étudie d’abord au couvent des sœurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier, à Saint-Jean-Port-Joli (1912-1918), puis à l’école Sacré-Cœur (qui deviendra l’école Lagueux une fois reconstruite après l’incendie de 1921), une institution de Saint-Roch de Québec dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes (novembre 1918-juin 1919). Il entreprend ses études classiques au Petit Séminaire de Québec (1919-1922), mais c’est au Collège de Lévis qu’il obtient son baccalauréat ès arts en juin 1928.

« À l’époque, écrira-t-il dans son Histoire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (1973), l’Université n’est guère accessible à toutes les classes » et c’est probablement pourquoi le nouveau bachelier ne poursuit pas ses études au niveau universitaire. Le 31 août 1928, il devient plutôt journaliste à L’Événement, sur la rue de la Fabrique, un journal québécois de tendance libérale où il est initié à la chronique politique par Edmond Chassé. Ouellet passe ensuite à L’Action catholique, rue Sainte-Anne, le 5 novembre 1934.

C’est pendant la dizaine d’années passée à L’Action que Gérard Ouellet commence à s’intéresser à l’histoire de Saint-Jean Port-Joli. Ouellet a connu Arthur Fournier, un coparoissien du « bout des Bourgault » qui a réuni des notes d’histoire paroissiale dans un de ses ouvrages « clavigraphiés », le Mémorial de Saint-Jean Port-Joli; il sait que le frère Sigismond (né Achille Chouinard, 1870-1967), un autre coparoissien, a récupéré la « bibliothèque clavigraphique » de Fournier et s’est assuré qu’elle soit conservée par sa communauté (les Frères des Écoles chrétiennes), à Québec, tout en réservant le Mémorial aux archives de la fabrique de Saint-Jean-Port-Joli. Ce document constituera une source d’information précieuse pour Ouellet qui se fait la main comme historien local en publiant plusieurs textes sur Saint-Jean-Port-Joli dans le supplément dominical que L’Action livre avec son édition du samedi : « Dans les rayons d’un phare à Saint-Jean-Port-Joli » (10 octobre 1937), « À l’ombre de mon clocher » (13 mars 1938), « Du manoir de Gaspé à la tombe de Calixa Lavallée fils » (21 février 1943), « Comment Henriette eut une grand-messe pour le repos de son âme… » (5 décembre 1943, sur le quêteux Servule Dumas), « Registrateurs et notaires » (16-23 avril 1944). On devine qu’il a consacré bien des loisirs à ses recherches historiques puisqu’il termine, à l’automne 1945, une monographie de son village natal qui est éditée aux éditions des Piliers en février 1946 sous le titre Ma paroisse, Saint-Jean-Port-Joly.

Ma paroisse

La publication de Ma paroisse coïncide avec une réorientation de carrière. Le 19 septembre 1945, Gérard Ouellet est nommé « chef de la publicité au ministère de la Colonisation ». Au tournant des années 1950, on le trouve aux quatre coins du Québec, de l’Abitibi à la Gaspésie et de la Beauce à la Baie James, prenant lui-même des photographies pour illustrer les publications du ministère et vanter le progrès de la colonisation.

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Quelques publications du ministère portent explicitement sa signature, dont Aux marches du Royaume de Matagami (Rochebaucourt) (1947), Hier à Palmarolle : une histoire merveilleuse (1947), Un royaume vous attend, l’Abitibi (1950), Sainte-Monique de Rollet, ou, La Rivière solitaire (1958).

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De 1958 à 1964, Gérard Ouellet travaille successivement aux Ressources hydrauliques, aux Travaux publics et au Travail, à titre de chef de l’information. En juillet 1965, il passe à la Régie des rentes où il a été vraisemblablement attiré par un de ses amis, Me Wheeler Dupont, qui est membre du conseil d’administration de cette institution.

Ouellet prend officiellement sa retraite le 26 novembre 1971, soit à 65 ans, mais il est déjà dans une sorte de préretraite depuis l’année précédente et réside à Saint-Jean-Port-Joli, dans la propriété de ses grands-parents, à deux pas de la maison natale.

Retiré dans sa paroisse, l’ancien fonctionnaire continue à s’intéresser à l’histoire. En 1970, il est le principal rédacteur de l’ouvrage intitulé Au fil d’un premier siècle – Sainte-Félicité de Matane, 1870-1970. En 1973, il publie Histoire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, 1672-1972. Il a aussi laissé divers écrits ici et là, dont un« Hommage à ma paroisse », dans le programme du « pageant » de 1949, un feuillet sur le chanoine Joseph Fleury (1969) et un « Hommage à Jean-Julien Bourgault » (Québec-Histoire, automne 1972).

Homme engagé sur plusieurs plans, Gérard Ouellet a été président de la Tribune de la presse, président du premier syndicat à L’Action catholique, membre de la Société des écrivains, un des membres-fondateurs du club Richelieu et président-fondateur du Club de l’âge à Saint-Jean-Port-Joli. Patriote militant, il a œuvré au sein de la Société Saint-Jean-Baptiste, à Québec et dans le diocèse de Sainte-Anne, ainsi que dans l’Ordre de Jacques-Cartier.

Ouellet, Gérard

Gérard Ouellet a été inhumé dans le cimetière de Saint-Jean-Port-Joli le 17 novembre 1981 ; il avait épousé Cécilia Trottier, le 22 juin 1936, et, en secondes noces, Simone Gagnon, le 8 octobre 1960.

 

De la roche Avignon à la roche à Veillon, en passant par Algernon Rock

Est-ce que le nom de « roche à Veillon » serait « une corruption de roche Avignon, désignation venue elle-même de roche Algernon », comme l’écrivait Gérard Ouellet en 1946 ? Probablement oui, pour la première proposition; plus sûrement non, pour la deuxième, car Avignon a précédé Algernon.

La roche Avignon

En 1794, dans Sailing directions for the first part of the North American pilot, guide basé sur les travaux du fameux capitaine Cook et d’autres officiers de l’Amirauté, il n’est question que des Piliers (Pillars). Il faudrait pousser les recherches pour situer le moment où cette roche est nommée dans les ouvrages concernant la navigation. Pour le moment, la plus ancienne mention d’un « Avignon Rock » se trouve dans le témoignage de l’amiral Bayfield, commandant de la flotte royale, devant un comité spécial de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada en décembre 1829.

Bayfield

L’amiral Bayfield

C’est aussi le nom « Roche Avignon » qu’on donne à ce rocher situé au sud du Pilier de pierre dans plusieurs autres documents publiés en anglais par la suite, dont le Topographical Dictionary de Bouchette (1832), The American Pharos (Mills, 1832), The American coast pilot (Blunt, 1833), Sailing Directions for the Gulf and River of St. Lawrence (Bayfield, 1843), The British American Navigator (Purdy, 1847), Sailing directions for the Gulf and River St. Lawrence (1862), et le Cinquième Rapport du comité spécial des Communes sur les pêcheries et la navigation (1869). Pas d’Algernon Rock dans aucun de ces documents, ni dans le reportage du Morning Chronicle sur le naufrage de 1857 : « The name of the rock upon which the « Canadian » struck is « L’Avignon » also known as the « half-tide rock » ».

Algernon Rock

Une recherche de mots avec la banque de données Notre mémoire en ligne révèle une première mention du « Algernon Rock » dans les Débats des Communes de 1874, quand les députés ont adopté des crédits pour y construire une jetée et un phare (ce qui sera fait en 1876). C’est la plus ancienne mention retracée dans les documents fédéraux avec cet outil de recherche, mais ça n’exclut pas que ce nom ait pu être utilisé auparavant. Ce nom apparaîtrait sur d’anciennes cartes britanniques, mais nous n’en avons pas eu sous les yeux : il serait étonnant que l’amiral Bayfield ait appelé « roche Avignon » un site que des cartes marines de son époque auraient identifié comme « Algernon Rock ».

Algernon Rock-carte 1207Algernon Rock sur une carte de 1972 (éditée d’abord en 1929, no 1207)

Après 1874, « Algernon » s’impose comme toponyme officiel pour les fins fédérales. Ainsi, en 1883, Louis-Damase Babin reçoit un salaire comme gardien des « Pillars » et une allocation pour un « assistant light-keeper » sur l’« Algernon Rock ». Mais les gens de la région continueront de dire naturellement « roche Avignon », comme en témoignent Charles Deguise, dans Cap au Diable (1863), Alphonse Leclaire, dans Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906) et Arthur Fournier, dans son Mémorial (1923). Un passage du texte d’Alphonse Leclaire mérite d’être cité : « La roche Avignon de nos navigateurs canadiens (Algernon Rock) garde encore, sur sa pointe est, l’arrière du vaisseau de la ligne Allan, le Canadian, qui y fit naufrage ». Algernon est comme la « version » anglaise d’Avignon, le rocher ayant vraisemblablement un nom pour le ministère fédéral de la Marine et un autre, plus ancien, pour les « navigateurs canadiens » (entendons ici francophones ou québécois). Gérad Ouellet utilisera la même « équivalence » dans un article de L’Action catholique en 1937.

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« Le phare de la roche Avignon » dans Alphonse Leclaire, Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906)

La roche à Veillon 

Progressivement, on voit des auteurs parler de la « roche à Veillon ». Ainsi, dans ses Chronicles of the St. Lawrence (1880), MacPherson Le Moine se demande s’il faut dire « Avignon » ou « à Veillon »; Fournier (1923) écrit que la roche Algernon est aussi connue sous le nom de « roche à Veillon », toponyme « consacré » par Damase Potvin (Le Saint-Laurent et ses îles, 1945) et Gérard Ouellet (Ma Paroisse, 1946), puis officialisé par la Commission de toponymie du Québec en 1975.

Ce bref survol tend à démontrer (car il n’est pas définitif) que « roche Avignon » a précédé « roche Algernon » et « roche à Veillon », ce dernier étant plus sûrement issu de « roche Avignon » que de « roche Algernon ». Il reste cependant plusieurs questions.

Des questions

Pourquoi un rocher, que des publications officielles ou spécialisées nommaient depuis de nombreuses années « Avignon Rock » (on peut d’ailleurs se demande pourquoi « Avignon », en plein Saint-Laurent), est-il devenu « Algernon Rock »? Ce nom ne réfère à rien d’évident dans l’histoire du Québec ou du Canada. On se met même à penser que quelqu’un a fait une erreur de transcription au département de la Marine…

Est-ce qu’on nommait ce rocher « roche à Veillon » en déformant simplement « roche Avignon » ou parce que cette appellation évoquait autre chose ? Charles Deguise suggère cette hypothèse dans Le Cap au diable, en 1863 : « […] en descendant le fleuve, vous rencontrez un écueil bien digne d’attirer votre attention : c’est la Roche Avignon, ou, comme d’autres l’appellent, la Roche Ah Veillons, à cause des dangers qu’elle présentait autrefois à la navigation […] ». Arthur Fournier reprend la même idée en 1923 : on dit aussi« roche à Veillon », écrit-il, « probablement parce que rendus vers cet endroit les marins devenaient plus vigilants et se disaient « ici veillons l’endroit est dangereux » ». L’hypothèse est séduisante mais elle ne pourra probablement jamais être démontrée. Le texte de Deguise est une légende; Fournier écrit « probablement ».

Roche à veillon - par Jean D.

La roche à Veillon (photo Michel Lacombe)

Une autre roche à Veillon et un vrai Veillon

Si ce nom peut nous sembler bien original, il faut noter qu’il y a aussi une « roche à Veillon » en France, à l’entrée du Fier-d’Ars, une petite baie qui s’ouvre sur la côte nord de l’île de Ré (près de La Rochelle). Dans cette région, le patronyme Veillon est très ancien et pourrait expliquer le nom du rocher; au Québec, Veillon est un patronyme rare (Canada411 en signale un au Québec et un en Ontario!) mais il a été porté en Nouvelle-France par un navigateur qui a sillonné le Saint-Laurent et bien d’autres eaux.

Jean-Baptiste Veillon était originaire de Saint-Saturnin (auj. Meschers-sur-Gironde, en Charente-Maritime), donc pas loin de La Rochelle. Marié à Québec en 1722, il était commandant de La Fortune en 1728, puis capitaine du brigantin L’Aimable qui voyagea de Québec à La Rochelle en 1733. D’autres documents indiquent qu’il était à La Rochelle en 1736 et 1741 puis à Saint-Domingue (Haïti), où un de ses fils est mort (1745), et probablement de nouveau en France, en 1747, quand sa fille s’y marie.

Ce navigateur et sa famille disparaissent des registres canadiens vers 1740 et on perd leur trace; on suppose qu’ils ont quitté la colonie, à l’exception d’un fils, Jean Baptiste, aussi navigateur, qui réapparaît après la Conquête et se marie à Québec en 1763. Il aura cependant peu de descendants et le nom Veillon disparaîtra totalement des recensements dans la deuxième partie du XIXe, au moment où il apparaît officieusement dans la toponymie, sans qu’on puisse faire un lien entre les deux. Du moins jusqu’à maintenant.

Un «mouton» parmi les «lions»

Mon concitoyen Gérard Ouellet (1906-1981) avait la plume prolifique et bien aiguisée. Devenu journaliste dès sa sortie du Collège de Lévis en 1928, il avait été chroniqueur, à L’Événement puis à L’Action catholique, avant de passer à la fonction publique (en 1945) où il sera successivement « publiciste » au ministère de la Colonisation puis au service de l’information à la Régie des Rentes. Parallèlement à ses activités professionnelles, il s’adonne à l’histoire locale en publiant notamment Ma paroisse, Saint-Jean-Port-Joli.

Ouellet, Gérard Ma paroisse

Gérard Ouellet a aussi été organisateur syndical (à L’Action catholique) et surtout fervent patriote ; il a milité à la Société Saint-Jean-Baptiste, dans l’Ordre de Jacques-Cartier (« La Patente ») et dans le Club Richelieu (créé sous l’influence de l’Ordre).

Un document particulièrement suave retrouvé dans les archives familiales révèle le côté polémiste et engagé du personnage.

Le 27 janvier 1968, il transmet à mon père (qui avait aussi été très actif dans l’OJC) copie d’une lettre adressée au directeur de Projections (organe officiel, sauf erreur, du mouvement Lacordaire). Cette lettre contenait le passage suivant :

« Un hebdo de Montmagny nous informe que l’abbé Untel est devenu le premier curé membre d’un « club Lion » […]

Bravo ! Le pasteur de Saint-Mathieu cherchait un symbole pour épauler son verbe et mieux enflammer ses paroissiens. Chacun sa manière. J’aurais préféré, peut-être, qu’il s’inspirât de S.Paul, l’apôtre flamboyant des Gentils. Mais moi je ne suis pas dans le vent et je n’ai pas dépassé la simple philosophie de S.Thomas d’Aquin. Voilà pourquoi je me sens incapable d’aller réchauffer mon esprit œcuménique dans un organisme d’inspiration protestante et étatsunienne. »

On était en 1968, comme en témoigne l’expression « dans le vent » et la référence à l’esprit œcuménique du Concile Vatican II. Quant aux clubs Lions, il faut rappeler que le premier du genre avait été créé en 1917 par un homme d’affaires de Chicago et qu’il s’agissait de ce qu’on appelait encore alors les clubs « neutres », contrairement aux organisations d’inspiration catholique. Une note manuscrite au bas de cette copie vient d’ailleurs mettre en contexte la sortie de Ouellet et illustrer le caractère mordant de sa plume :

« Le « lion » de la rivière du Sud me plonge dans la consternation. Il y a pourtant un cercle Richelieu à Montmagny. Mais, à bien y songer, avec le nom qu’il porte – on est la continuation de ses morts, selon Barrès – le curé de Saint-Mathieu est peut-être mieux à sa place avec les « Lyons » qu’avec les moutons ».

L’homme en question s’appelait Langlais.

Castine, pays de mes ancêtres amérindiens

 

Petit voyage cet automne à Castine, Maine, petite ville située à l’ouest de Bar Harbor, sur la baie de Penobscot (côté est), et nommée en l’honneur du baron Jean-Vincent d’Abbadie de Saint-Castin.

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Histoire de Castine

Champlain a baptisé l’endroit Pentagouët, d’après le nom de la tribu amérindienne qui habitait la région. En 1613, Claude de Saint-Étienne de la Tour y établit un petit poste de traite de fourrures qui se trouve à la frontière entre l’Acadie et les colonies anglaises. Cette situation lui vaut quelques attaques anglaises pendant son premier demi-siècle. La place est prise par les Anglais en 1628 et reprise en 1635 par Charles de Menou d’Aulnay qui y construit le fort Pentagouët.

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Pour assurer son autorité sur cette frontière et maintenir les bonnes relations avec les autochtones, la France y délègue le baron de Saint-Castin, qui prend très à cœur sa mission et « scelle l’alliance »… en vivant (successivement, semble-t-il) avec les deux filles du chef Madockawando qui lui donneront une dizaine d’enfants.

Le poste défendu par le baron sera pris et occupé brièvement par les Hollandais puis pillé au moins deux fois par les Anglais. Saint-Castin succède à Madockawando, mort en 1698, mais il doit aller en France pour une question de succession et c’est son fils qui le remplace. La domination française tire alors à sa fin. L’Acadie passe à l’Angleterre en 1713 puis la Nouvelle-France entière devient anglaise en 1763. Les premiers colons anglais s’établissent sur la pointe de terre longtemps défendue par Saint-Castin dans les années 1760 et la petite ville de Castine est officiellement créée en 1796.

Quand est-ce qu’on fête ?

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En arrivant à Castine, une affiche m’apprend donc que la ville de Castine a été établie en 1613 mais rien ne laisse entrevoir des festivités. La propriétaire de la librairie-café nous met au parfum avec un sourire en coin. Quelqu’un a eu l’idée de souligner le 400e anniversaire de Castine mais la proposition a été reçue froidement et le projet est mort dans l’œuf. Par dérision, les initiateurs de ce 400e raté ont fait fabriquer un « tee-shirt » qui illustre bien la difficulté de faire consensus sur la date de fondation de Castine. « Chacun sa vérité », comme aurait dit Pirandello. Dans la même situation, au Canada, on aurait fêté trois fois.

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Mis à part le nom de la ville (ce qui n’est pas rien), il reste peu de chose de Saint-Castin à Castine. Son fort n’existe plus. Le site de sa « résidence », un peu à l’écart de la ville, a été fouillé par des archéologues mais tout a été ré-enterré et l’endroit est inaccessible (privé). La bibliothèque municipale possède une reproduction d’un portrait hautement fantaisiste du baron et n’a même pas le livre que Marjolaine Saint-Pierre a publié sur lui au Septentrion à la fin des années 1990!

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La descendance de Saint-Castin

Une fille du baron, Anastasie, épousa Alexandre Le Borgne de Belle-Isle. Ils vécurent à Port-Royal (auj. en Nouvelle-Écosse) puis à la rivière Saint-Jean (auj. le Nouveau-Bruswick) où leurs deux filles épousèrent les frères Pierre et François Robichaud dans les années 1730. Ces deux familles échappèrent à la déportation mais furent forcées de se réfugier dans la vallée du Saint-Laurent peu avant la destruction de leur établissement  par Monckton en 1758.

Ces deux familles sont à l’origine des Robichaud de la Côte-du-Sud. Joseph, fils de François Robichaud, engendra Joseph, qui engendra Madeleine, épouse de Thomas Fortin, qui engendra Madeleine, épouse de Jean-Baptiste Saint-Pierre, qui engendra Joséphine, épouse d’Aubert Dubé qui engendra Marie, épouse d’Albert Deschênes, mon grand-père paternel.

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À mon prochain voyage à Castine, je vais voir s’il n’y pas des terres à revendiquer pour les « Métis » de la Côte-du-Sud au pays de mon ancêtre Madockawando.