Voici la réaction de Sam Haroun au rapport Bouchard-Taylor. Il est l’auteur de l’excellent et éclairant livre L’État n’est pas soluble dans l’eau bénite: Essai sur la laïcité au Québec.
Parler en 2008 de Canadiens-Français et de minorités culturelles relève d’un ethno-centrisme étriqué. Quand on apparente le concept de peuple à ses soubassements raciaux, ethniques ou religieux, on le réduit à un état primaire, infrapolitique alors que le fonder sur le sentiment d’appartenance à une société et la volonté d’adhésion à ses valeurs élève les individus au rang de citoyens. L’approche est tribale. Nous ne sommes pas venus au Canada pour faire partie de la sous-tribu des allophones visibles* qui graviterait, avec d’autres sous-tribus, autour de la grande tribu canadienne-française.
Pour peu que l’on vive quelque temps au Québec, même venant des antipodes, Persan de Montesquieu ou Ingénu de Voltaire, on reconnaîtrait aisément qu’il existe sur ce territoire du nord-est de l’Amérique du Nord un peuple, non pas une peuplade, qui participe d’une langue et d’une culture communes, qui procède de traditions propres et d’institutions légitimées par l’histoire et la volonté de vivre ensemble. Et ce peuple s’appelle le peuple québécois. « Québécois est un nom qui unit tous ceux qui sont nés au Québec ou qui y vivent. Il relie les diversités linguistiques et religieuses. C’est la marque d’appartenance à ce peuple, à une terre. L’usage du mot Québécois n’est d’aucune façon la propriété exclusive d’un seul peuple, encore moins d’un seul parti ». Ainsi dit René Lévesque, un de ses plus illustres fils, dont on peut ne pas partager les aspirations souverainistes, mais dont on ne peut nier l’esprit démocratique.
Aussi bien l’approche se révèle manichéenne. D’un côté, les Canadiens-français affligés de paranoïa aigue, recroquevillés sur eux-mêmes, atteints de fièvre obsidionale, d’un autre côté, les minorités** des Tout le monde il est beau Tout le monde il est gentil ! Pour les nuances, on repassera ! C’est le propre de la paresse intellectuelle de recourir à ce genre de raccourcis et de faire porter sur les épaules des peuples d’Occident tous les péchés et tous les malheurs dont souffre l’humanité. Depuis les années soixante-dix, en même temps que se développait, chez certains, un esprit de culpabilité à l’égard des peuples anciennement colonisés apparut l’idée certes généreuse mais complaisante et excessive du multiculturalisme qui fait obligation aux peuples d’Occident d’expier leurs fautes passées, présentes et à venir, en pratiquant l’ouverture tout azimut à l’égard des peuples de l’hémisphère sud, au prix de la dénaturation de leurs propres cultures respectives. « Le Sanglot de l’homme blanc »*** doit déboucher sur des effusions de bons sentiments et de bonnes actions.
Tribale et manichéenne, l’approche prend parfois une tournure simplistissime. Dire que le Québec devrait avoir moins de problèmes avec ses immigrants que l’Ontario et la Colombie-britannique sous prétexte qu’il reçoit moins d’immigrants est un amalgame facile, trop facile. D’abord je ne suis pas sûr que l’Ontario et la Colombie-britannique aient moins de problèmes avec leurs immigrants que le Québec. Mais passons ! Que le Québec éprouve plus de difficultés que d’autres provinces avec des individus ou des groupes d’individus de cultures différentes s’explique par le fait qu’il se sent déjà minoritaire en Amérique, et que le nombre d’individus d’expression française, non seulement en Amérique mais dans le monde, se réduit comme une peau de chagrin alors que Toronto, Vancouver et Calgary sont adossés à un bassin démographique de 300 millions d’anglophones, sans compter que leur langue et leur culture prédominent dans le monde et sont appelées à demeurer prédominantes dans un avenir prévisible. On ne fera croire à personne que la langue et la culture d’expression anglo-américaine sont menacées par l’arrivée d’immigrants d’autres continents. Comparer le Québec à l’Ontario dans une telle configuration démographique et culturelle est d’une étonnante candeur (restons dans les limites de la civilité) : l’analogie est, au mieux, ridicule.
Enfin, pour que Tout le monde il soit beau Tout le monde il soit gentil, on nous suggère de lénifiantes façons d’agir avec force tapes amicales sur le dos : « Soyez gentils avec les musulmans » (Pourquoi avec les musulmans seulement ? Pourquoi pas avec les sikhs, les athées, les juifs et tous les autres ?) ; « Apprenez l’anglais » (la loi 101 à l’envers) ; « Soyez ouverts » (Rappelons qu’il y a moins d’actes anti-sémites au Québec que dans d’autres provinces canadiennes, que les révisionnistes de l’Holocauste se trouvent dans l’Ouest) ; « Changez de vocabulaire » (Décidément, nous avons l’air de crétins avancés). On attendait une vision d’avenir, et l’on nous sert un prêchi-prêcha de curé de campagne en mal d’inspiration ; on attendait une politique, un projet qui reflèterait les principes des libertés individuelles, d’égalité de tous devant la loi, de séparation de l’Église et de l’État auxquels tous les citoyens de notre société (chrétiens, musulmans, juifs, athées, hindouistes etc.) s’identifieraient, et l’on nous sert du blabla réchauffé à la sauce multiculturaliste.
Bref on nous prend pour des billes, et les billes doivent afficher leur joie !
* Je fais partie de cette catégorie de la nomenclature multiculturaliste, ce qui me fait d’ailleurs une belle jambe et me donne l’impression d’être devenu un borborygme. Dieu ! Finirai-je en onomatopée ?
** Il existe des minorités reconnues par nos lois : les minorités autochtones qui ont des droits politiques et culturels, et les minorités anglo-québécoise ou franco-ontarienne qui ont des droits culturels. Et c’est justice parce que ces minorités sont issues de l’histoire et ont développé des cultures particulières légitimées par le temps et la coutume. Ce qui n’est pas le cas des immigrants !
*** Titre du livre de Pascal Bruckner, Seuil, Paris, 1983