Au Québec, cette année, on souligne abondamment le 50e anniversaire de la crise d’Octobre, « sur toutes les plateformes », comme on dit, incluant les bons vieux livres.
Septentrion apporte sa contribution à cette commémoration avec une nouvelle édition de la Chronique d’une insurrection appréhendée d’Éric Bédard, mais c’est aussi l’occasion de rappeler une couple de titres pertinents, dans les circonstances.
Pierre Laporte, doublement assassiné
Le premier ministre du Canada a rejeté l’idée de faire des excuses pour les décisions de son père en disant que « les évènements d’octobre 1970 ont été très difficiles pour bien des Québécois », mais qu’il faut « commencer par avoir une pensée pour la famille de Pierre Laporte ». Si l’esquive est un peu tordue, il demeure que, pour bon nombre de Québécois, Pierre Laporte est un otage sans visage, un « personnage secondaire », comme l’évoque le titre d’un documentaire sur James R. Cross.
Historien et politologue de formation, Jean-Charles Panneton a découvert ce personnage en travaillant sur Lapalme. Il en est résulté une « impeccable biographie politique » (Marc-André Robert) qui a permis de réhabiliter celui qui a été assassiné deux fois, la première par les felquistes, la seconde, par notre mémoire oublieuse.
Pierre Laporte a d’abord été un grand journaliste, principalement au Devoir, où il mène un valeureux combat contre Duplessis, à une époque où la presse « file doux », généralement. En 1960, il publie Le vrai visage de Duplessis. Nationaliste engagé, il est aussi directeur de L’Action nationale à la fin des années 1950, ce qui ne l’empêchera pas, quelques années plus tard, d’appuyer la candidature de Trudeau à la direction du Parti libéral du Canada et le « bill 63 » … En 1961, il est élu député libéral, accède au cabinet Lesage et devient, un peu plus tard, le premier « leader parlementaire du gouvernement ». Quand son chef quitte la direction du parti, Laporte tente sa chance, mais il est devancé par Robert Bourassa qui lui conservera une place dans son cabinet en 1970 à titre de ministre du Travail et de la Main-d’œuvre; la cellule Chénier en fera le « ministre du Chômage et de l’Assimilation » dans le communiqué annonçant sa mort. On apprendra ensuite que Laporte aurait eu des liens avec la mafia, mais Panneton rappelle qu’il a été lavé de tout soupçon par une commission d’enquête en 1974.
Historien et professeur à l’Université TÉLUQ, Éric Bédard nous présente une nouvelle édition de sa Chronique d’une insurrection appréhendée publiée la première fois en 1998 et enrichie de nouveaux documents sur les arrestations de l’automne 1970. En effet, le hasard a voulu que l’auteur mette récemment la main sur un dossier ayant appartenu à un substitut du Procureur général et contenant notamment une liste de 264 personnes arrêtées (avec adresses et dates de naissance) et divers relevés établissant à 429 le nombre des arrestations au plus fort de la crise (4 novembre 1970).
Le sous-titre, « Jeunesse et crise d’Octobre », précise l’intention de l’auteur : il examinera la crise en s’intéressant principalement à la mobilisation des étudiants des universités montréalaises avant et pendant les événements d’Octobre 1970. Ce sont eux qui préoccupaient les autorités, comme en témoigne le ministre Gérard Pelletier : il craignait que des groupes d’extrémistes prennent la rue et provoquent des désordres qui auraient pu dégénérer en émeutes. Cette hantise de la jeunesse constituait le principal argument en faveur du recours à la Loi sur les mesures de guerre. Il fallait éviter que les campus deviennent « le terreau d’une force révolutionnaire », non pas en raison du nombre de « soldats », mais surtout à cause de leur imprévisibilité. Au tournant des années 1970, écrit Éric Bédard, « les autorités assimilent la jeunesse contestataire à une bête fauve capable de sauter à la gorge des forces publiques à la moindre provocation ».
Au terme de son étude, il doit conclure que la bête n’aurait pas dû faire peur. Les étudiants des campus anglophones ne semblent penser qu’à leur session; les francophones, un peu plus bruyants, n’ont pas de leaders pour diriger un soulèvement dans le sillage des actions felquistes et rentrent dans le rang après la mort de Laporte. Privés d’organisations solides, « la jeunesse étudiante ne représente pas du tout une menace à la sécurité nationale ». Et l’auteur avance une explication supplémentaire, plus culturelle : contrairement aux Français ou aux Américains, les Québécois n’ont pas de « tradition révolutionnaire positive ».
Quelle « insurrection appréhendée »?
Le premier ministre du Canada a déclaré le 7 octobre dernier que la Loi sur les mesures de guerre a été mise en vigueur parce qu’on était inquiet « de ces révolutionnaires qui voulaient renverser le gouvernement »… Il est vraiment temps qu’il lise Trudeau et ses mesures de guerre, version française de Pierre Trudeau’s Darkest Hour, War Measures 1970 (que Baraka Books vient de rééditer).
Dans cette anthologie compilée et commentée par les politicologues Guy Bouthillier et Édouard Cloutier, des Canadiens anglais – leaders politiques, penseurs, journalistes et écrivains –, relatent comment le père de notre premier ministre et son gouvernement ont invoqué faussement une « insurrection appréhendée » pour « justifier » le recours à la Loi sur les mesures de guerre en temps de paix, une première dans notre histoire.
Quelques titres donnent un idée de l’ensemble :
+ Desmond Morton (historien militaire) : « Ce n’est pas aux terroristes du FLQ que s’intéressait Trudeau »;
+ Don Jamieson (ministre des Transports): « Nous n’avions pas d’arguments convaincants »;
+ Reg Whitaker (politicologue à York): « La GRC se serait opposée aux mesures de guerre si on lui avait demandé son avis ;
+ Eric Kierans (ministre des Postes): « Un acte de foi aveugle ».
Le témoignage de Peter C. Newman, alors rédacteur en chef du Toronto Star, est particulièrement éloquent. Comme le résument Bouthillier et Cloutier, « Newman décrit soigneusement comment il a été manipulé pour servir de conduit par lequel la “nouvelle” du complot a été plantée au plus haut niveau dans le circuit journalistique canadien. C’est d’abord Lalonde […] qui lui a révélé cette conspiration en affirmant qu’il s’agissait d’une “vérité” qu’il avait pour “devoir patriotique de disséminer”. Puis Trudeau […] lui a confirmé, grandement exaspéré par le scepticisme de Newman, la “vérité” selon laquelle “le complot pour renverser le gouvernement est bien réel” ».
Et le Toronto Star en a fait un scoop…
« Ainsi naquit, a écrit Newman, le “mensonge méticuleusement concocté” […] selon lequel il existait une “conspiration” d’éminents Québécois […] qui s’apprêtaient à former un “gouvernement provisoire parallèle” qui remplacerait le gouvernement dûment élu de robert Bourassa par un “régime révolutionnaire”. »
Parle-t-on trop d’Octobre, comme l’a avancé récemment un sociologue? Allons donc! On ne parlera jamais assez d’histoire. Surtout quand il s’agit de débusquer ce qu’on essaie de nous cacher.
De part et d’autre.
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Gaston Deschênes, conseiller éditorial au Septentrion