De La Mesure d’un continent

Voici un texte préparé pour la revue du mois d’août 2007 de BAnQ, À Rayons ouverts.
1- La genèse de l’ouvrage.
L’équipe du journal Boréal Express a toujours rêvé de produire un atlas historique de l’Amérique du Nord. Au moment de la fondation des éditions du Septentrion, par quelques-uns des pionniers du Boréal, l’idée était toujours vivante et elle a inspiré le choix du nom Septentrion et du logo, la rose des vents, laquelle marque le nord, c’est-à-dire le septentrion, sur les cartes anciennes.
Il a fallu vingt ans de recherches et d’accumulations de documents pour en arriver à l’ouvrage actuel. Celui-ci permet de souligner les 20 ans de la maison d’édition du Septentrion et les 400 ans de la ville de Québec qui fut, un temps, destinée à devenir la capitale d’un empire qui s’étendait jusqu’aux confins de l’Amérique du Nord. Même si le destin en a décidé autrement, Québec est à l’origine d’une trentaine d’États et de provinces qui forment les États-Unis et le Canada.
2- L’apport spécifique.
Comme on le constate en parcourant les sources mentionnées dans l’ouvrage, il existe peu d’études sur les explorations de l’Amérique du Nord. Le plus intéressant, et sans doute l’un des plus importants, a été publié en 1974 par Paul Elek sous les signatures de W. P. Cumming, S. E. Hillier, D. B. Quinn et G. Williams et s’intitule The Explorations of North America 1630-1776. Cet ouvrage faisait suite en quelque sorte à The Discovery of North America qui a été traduit en français sous le titre La Découverte de l’Amérique du Nord (Albin Michel, 1972). Raymonde Litalien a pour sa part publié en 1993 Les Explorateurs de l’Amérique du Nord, 1492-1795 (Septentrion). Cet essai en est à sa 4e réédition.
Le choix des dates de ces ouvrages, qui s’arrêtent l’un en 1776 et l’autre en 1795, montre que l’approche est différente de celle qui a été prise par les auteurs de La Mesure d’un continent. En effet, cette fois le fil conducteur est nettement la recherche d’un passage vers l’Asie. L’ouvrage s’arrête avec le bilan des grandes expéditions qui ont atteint le Pacifique, celles de Mackenzie, Lewis et Clark, Hunt et Thompson.
Enfin, croyons-nous, aucun ouvrage n’a reproduit, en grand format, autant de cartes de l’Amérique du Nord antérieures à 1814.
3- Principales sources documentaires.
Au cours des ans, la recherche m’a conduit dans chacune des institutions d’où proviennent les cartes reproduites dans cet ouvrage.
La documentation est extrêmement dispersée et, il faut bien le dire, les cartes ont longtemps été négligées. Plusieurs d’entre elles ont été photographiées et numérisées pour la première fois à la suite de nos demandes. Or, nous n’avons retenu qu’une faible proportion de toutes les cartes examinées et réunies depuis les débuts de nos travaux qui sont antérieurs à l’arrivée de la numérisation. Ceci est vrai également pour nombre d’illustrations. À titre d’exemple, retenons cette peau de bison qui fait aujourd’hui la fierté du Musée du quai Branly.
Pour les textes, la documentation est à la fois constituée de sources premières, tels les journaux de voyage, les rapports et la correspondance, ou de travaux récents qui font évoluer l’historiographie. Comme toutes les sciences, l’histoire se renouvelle constamment. Ainsi, les Indiens retiennent davantage l’attention, leur contribution aux explorations est mieux connue et reconnue et le drame des épidémies davantage compris et admis.
4- Les critères dans le choix des documents.
Pour les cartes, le choix repose sur la richesse de l’information, la clarté et la beauté. L’objectif était aussi de faire connaître ou découvrir des cartes peu ou mal connues. Dans d’autres cas, il y a des cartes incontournables comme celles de Cantino, Juan de la Cosa ou Waldseemüller, ou essentielles comme celles de Delisle, Moll, Mitchell, Clark, Thompson, Melish.
Le choix des illustrations a été guidé par le désir d’humaniser un peu l’ouvrage et de faire, au passage, un clin d’œil à la flore et à la faune tout en renouvelant l’iconographie habituelle.
5- La place de la cartographie dans l’univers de l’historien.
Les cartes sont des documents moins fiables que des rapports d’administrateurs ou de la correspondance. Il faut aussi bien distinguer des travaux produits par des témoins directs comme des missionnaires, des militaires, des ingénieurs, de ceux attribuables à des cartographes de cabinet. Les premiers ont l’avantage d’avoir vu ce qu’ils représentent et les seconds ont le mérite d’avoir confronté les travaux de plusieurs collègues et comparé les rapports de divers voyageurs.
Les historiens se méfient des cartes, souvent perçues comme des outils de propagande. Ce qu’elles sont dans bien des cas. Mais elles permettent aussi de situer l’action et de mieux comprendre les défis, les enjeux. L’adepte de l’histoire abstraite ou quantitative se sentira moins concerné par la cartographie, mais à tort. Les idées ont besoin d’ancrage, l’économie a besoin de ressources, donc de territoires.
Bref, ce n’est pas le moment de chercher à convaincre de l’utilité des cartes, espérons au moins qu’elles sauront plaire.
6- Les étapes essentielles de la cartographie de l’Amérique du Nord.
Ce sont les Français qui ont d’abord exploré et cartographié ce continent. Des sommets ont été atteints avec Champlain, Jolliet et Marquette, La Salle et Tonti, les LaVérendrye ; ils ont été suivis par les Peter Pond, Samuel Hearne, Lewis et Clark et par le plus grand de tous, David Thompson.
Ce sont aussi des Français qui, à partir de leur cohabitation avec les Indiens, ont baptisé le territoire. Autour du Mississippi apparaissent des toponymes d’origine amérindienne : Michigan, Mississippi, Missouri, Illinois, Tennessee, Kentucky, Ohio, Wisconsin (de Ouisconsin), Iowa, Dakota, Arkansas, alors que les colonies de la côte atlantique, développées par les Anglais, portent le plus souvent des noms d’origine européenne : New York, Maine, Pennsylvanie, Virginie, Géorgie, Caroline, New Jersey.
Aux Sanson, Delisle, Bellin, d’Anville succéderont les Senex, Moll, Popple, Mitchell, Arrowsmith. Les seconds copient les premiers qui s’appuient sur les Champlain, Franquelin, Chaussegros de Léry.
7- L’accueil fait aux cartes.
Devant les cartes des Sanson ou des Delisle, le roi et ses ministres devaient retenir leur souffle. On imagine le roi gonflé d’orgueil devant une représentation de la Nouvelle-France au début du XVIIIe siècle. On devine en même temps l’inquiétude de certains ministres face aux données réelles. Comment garder le contrôle de ce vaste territoire ? Que vaut-il par rapport à Saint-Domingue ? Les alliances avec les Indiens dureront-elles ? Est-il possible de peupler raisonnablement ce nouveau royaume sans affaiblir l’ancien ?
Les cartes font rêver, mais elles sont aussi de précieux outils militaires ou diplomatiques. Le plus bel exemple est sans doute donné avec la carte de la Louisiane de Guillaume Delisle. Elle est datée de 1718, soit quelques années après le traité d’Utrecht qui a amputé la Nouvelle-France. Delisle s’en donne à cœur joie. Les deux bassins du Mississippi n’ont jamais paru aussi immenses. Son embouchure est complexe ; on le sait depuis les mésaventures de La Salle. Delisle s’emploie à être aussi précis que possible. Deux précautions valent mieux qu’une : il prépare une vignette pour mieux montrer la complexité des lieux. Cette information va changer le cours de l’histoire. Il serait étonnant en effet qu’elle n’ait pas inspiré les Français lors de la signature du traité de Paris en 1763. Celui-ci stipule que le cours du Mississippi servira de frontière jusqu’à la rivière d’Iberville, mais non au-delà. Lorsque Jefferson, le francophile, se rend compte de la position stratégique de La Nouvelle-Orléans, il fulmine. Les Français devront céder cette ville aux Américains. Autrement c’est un casus belli. Son émissaire, James Livingston, a des instructions claires. Il doit amener les Français à céder La Nouvelle-Orléans. C’est alors que Napoléon prend tout le monde par surprise ; il offre tout le bassin occidental du Mississippi. Du coup, les États-Unis doublent leur superficie. Mais tout ça est expliqué dans l’atlas.
Avant d’être démantelée, la Nouvelle-France couvrait la majeure partie de l’Amérique du Nord. Voici une petite anecdote à cet égard. En 1978, François Mitterand, alors chef de l’opposition en France, s’arrêta pour deux jours à Québec. On me le confia. La première journée, il demeura froid, impassible. Il paraissait même ennuyé. Le second jour, je l’amenai à la maison Fornel de la place Royale. Sur un mur de la cave se déployait une immense carte de l’Amérique française à son apogée. L’air distrait, il s’avança et, les deux mains derrière le dos, s’immobilisa. Il ne bougeait plus. Je m’approchai. Il me lança un regard interrogateur en portant son regard sur ces chaînes de forts qui sillonnaient le continent : Richelieu, Maurepas, Orléans, Pontchartrain, Seignelay. Et ce fleuve Colbert, et ces Grands Lacs situés au centre. À partir de ce moment, il ne fut plus le même. Il voulait savoir. Plus tard, il m’écrira que ce jour-là il avait compris beaucoup de choses, peut-être même le fameux cri du général de Gaulle.
La cartographie est d’abord une forme de savoir, c’est souvent l’occasion d’un bilan. Et c’est aussi une forme de pouvoir. Pour un souverain, les cartes anticipent une conquête, une prise de possession ; elles confirment aussi la réalité d’une domination. Souvent elles sont l’expression d’une convoitise. Ainsi, dès le début du XVIIIe siècle, les cartographes anglo-américains persistent à prolonger la zone d’influence des Treize Colonies jusqu’à la rive sud du fleuve Saint-Laurent.
8- L’utilité et l’actualité d’un tel atlas.
Mise en perspective, avec ses 400 ans d’histoire, la ville de Québec apparaît comme un point d’arrivée, une porte d’entrée, un lieu de passage, un éventuel poste de douane sur la route de la Chine, le siège d’un immense diocèse, la capitale d’un vaste empire, puis celle d’un plus modeste pays avant de se faire supplanter et de devenir « la vieille capitale ».
Géographiquement le Québec est une extrémité de continent. Il forme la partie la plus septentrionale de l’Amérique septentrionale. Il ouvre naturellement sur l’extérieur, situation anormale pour une « province ». On veillera donc à l’enclaver : le golfe sera de compétence fédérale de même que les eaux de l’extrême nord, tandis que le Labrador sera rattaché à Terre-Neuve.
Issue d’une première conquête en 1763, la Province de Québec est amputée à l’ouest, en 1792, et placée en situation de subordination politique en 1840. Bien encadrée dans une fédération, elle voit partir une grande partie de sa population dans la seconde moitié du XIXe siècle et s’installe dans la survivance.
Capitale politique, humiliée en 1982, Québec résiste et offre, envers et contre tous, une indéniable qualité de vie. Le bonheur est dans le pré ou sur les Plaines.
Cet atlas permet de prendre la mesure d’un continent et aussi d’une histoire fascinante. Les Américains n’en croiront pas leurs yeux, les Français seront bien incrédules ou bien nostalgiques, les immigrants commenceront à comprendre le combat québécois. Ils pourront décider de s’y associer comme des centaines de milliers de leurs prédécesseurs. Après tout, le Québec est terre de rencontre, terre d’immigration ; il est aussi un puissant creuset fondé sur le métissage et la cohabitation.
Coincés entre deux solutions jugées impossibles par l’historien Maurice Séguin, c’est-à-dire l’assimilation ou l’indépendance, les Québécois, au plus fort de leur Révolution tranquille, ont perdu leurs réflexes face à deux facteurs fondamentaux : la population et le territoire. Même un parti indépendantiste n’a pas su oser en matière de natalité et d’aménagement.
Depuis peu, on a sonné le réveil sur le plan démographique avec des éléments concrets de politique de natalité, mais on tourne dangereusement en rond face à l’aménagement du territoire. La lucidité et le courage politiques font défaut.
Comme co-auteur d’un atlas historique, j’ai vu avec désespoir disparaître, d’un trait de plume, une centaine de municipalités. Un patrimoine toponymique et historique a été sacrifié sans raison. Cette perte de repères est dramatique et dire que cette bêtise est le fait d’un parti qui mise sur le sentiment identitaire.
Puisse cet atlas contribuer à entretenir la mémoire des chevauchées de géants de nos ancêtres Blancs et Amérindiens, aussi à rappeler le souvenir de lieux de naissance et de vie qui ont chacun leur histoire. Le remède est simple : passer des heures à scruter les cartes d’hier et à imaginer celles de demain.