Un jour, le premier ministre Jean Lesage aurait dit fièrement à son sous-ministre Claude Morin qui le raconte dans un de ses livres : « La nationalisation de l’électricité, c’est Lévesque, la Caisse de dépôt, c’est moi ! »
Au cours de la préparation du tome 5 d’Histoire populaire du Québec, dans lequel Jacques Lacoursière couvre la période de 1960 à 1970, nous avons interrogé plusieurs acteurs et témoins de cette période. André Marier avait répondu généreusement à notre appel. Je le vois arriver à nos bureaux avec des piles de dossiers bien ordonnés sur toutes les grandes questions de l’époque. On les trouvera aujourd’hui aux Archives nationales du Québec ; son fonds représente plus de 8 mètres linéaires de documents écrits, accompagnés de centaines de photographies et de bandes audio et vidéo. C’est une source magistrale d’analyses et de réflexions sur les questions qui dominent l’actualité, depuis le secteur minier et le domaine pétrolier jusqu’aux problèmes d’aménagement urbain ou ces devoirs de mémoire qui s’imposent dans des sociétés civilisées.
Né à Québec en 1932, diplômé en 1956 de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, l’économiste André Marier joint très tôt les rangs de la petite équipe qui entoure René Lévesque au ministère des richesses naturelles. Avec son groupe de travail, il établit la nécessité d’intégrer à Hydro-Québec les compagnies d’électricité privées. Son argumentaire est largement diffusé en particulier par le journaliste Paul Sauriol dans un essai retentissant publié en 1962 et préfacé par René Lévesque.
À la même époque, André Marier participe également au comité chargé d’étudier la possibilité de transférer, d’une entreprise à l’autre, les fonds de retraite des salariés. Dans son programme électoral de 1960, le Parti libéral du Québec prévoyait l’établissement d’un tel fonds de retraite. La campagne en faveur de la nationalisation de l’électricité avait mobilisé toute l’attention, sauf celle d’André Marier, capable de mener de front plus d’un dossier. Ses réflexions sur la sécurité de la vieillesse l’amèneront à recommander la création de ce qui deviendra la Régie des rentes du Québec. L’étape suivante consiste à se demander qui sera le gestionnaire des fonds capitalisés. Les compagnies d’assurances et de fiducies s’activent pour éviter le spectre d’une caisse d’État. En mars 1964, un plan circule, celui d’une caisse de dépôt et de placement. M. Lesage suit la question de très près. Les pressions sont fortes.
André Marier lui-même rédigera le texte très fouillé qui constituera le devis de la Caisse, principal instrument financier de l’État et futur outil de développement économique du Québec.
À l’automne 1964, alors que les milieux financiers sont aux aguets et que des ententes ont été finalisées avec les autorités fédérales pour l’harmonisation d’un régime québécois avec celui du reste du Canada, André Marier part pour Paris en tant que stagiaire de l’ASTED ( Association pour l’avancement des sciences et des techniques de documentation). Nous sommes au début de la coopération franco-québécoise et les relations entre la France et le Québec se font au plus haut niveau. On raconte même qu’au retour de Milan en 1965, où il a inauguré un bureau du Québec, M. Lesage fait un arrêt à Paris où le président de Gaulle offre un déjeuner en son honneur. Le vol d’Air France ou d’Air Canada est retardé pour la circonstance. M. Lesage a parlé avec fierté de la décision de son gouvernement de créer une caisse de dépôt inspirée du modèle français. Les dernières résistances et hésitations étaient tombées quelques mois auparavant à l’occasion d’une visite plutôt privée que M. Lesage avait faite au lendemain du « samedi de la matraque » qui avait marqué la visite de la reine Elizabeth II. André Marier m’a raconté.
Sous des dehors très calmes, Marier cachait un esprit espiègle et plein de ruses. Patrick Hyndman, le conseiller économique de la délégation, l’avait accueilli pour son cours stage d’à peine un mois. Tous deux partageaient les mêmes idées sur une éventuelle caisse de dépôt. Par expérience, Hyndman savait que les hommes politiques sont beaucoup plus disponibles quand ils sont à l’étranger. Hyndman dont la mère était française était un peu chez lui en France. Il connaissait tout le monde de la diplomatie et de la finance. Le mémoire de Marier sur une caisse québécoise rejoint ses idées. Il l’introduit auprès des responsables de la caisse française. Georges Plescoff, un adjoint du grand patron, M. Bloch-Lainé, prend connaissance de la proposition de Marier qui ne peut cacher les inquiétudes de son premier ministre. « Ce que vous me dites est fort intéressant, fait Plescoff, on va le convaincre votre premier ministre ! »
Il y a alors transition à la délégation générale de Paris, M. Jean Chapdelaine, futur chef de mission, doit succéder à M. Charles Lussier au début de 1965. Hyndman a les coudées franches. Avec la complicité des services français du protocole, il fait organiser un déjeuner – chez Lasserre- pour son premier ministre et suggère de doubler la largeur de la table pour favoriser les échanges entre voisins immédiats. Prescoff aura le premier ministre à sa merci.
Dans l’après-midi, M. Lesage fait réunir les cadres de la délégation. « Au cours de ce déjeuner, raconte Hyndman dans son journal personnel, on m’a convaincu de la pertinence de créer une caisse de dépôt et de placements à partir des fonds d’un régime universel de retraite.[…] Elle s’occupera de faire fructifier au mieux les cotisations des pensions au Québec. Elle aidera à financer les projets d’infrastructures et d’aménagement de notre territoire ».
André Marier jubile. Mais il a aussi d’autres projets. Il profitera de sa mission pour poser les jalons de la Soquem et de la Soquip, pour l’exploitation minière et pétrolière.
Les dernières hésitations de M. Lesage sont tombées. Le conseil des ministres prend les décisions appropriées. MM Claude Morin, Jacques Parizeau et Claude Castonguay se mettent au travail. M. Bloch-Lainé n’est jamais très loin, raconte-t-on.
Le 15 juillet 1965, deux lois reçoivent la sanction royale, celle qui crée la Caisse et celle qui institue la Régie des rentes. « C’était un jour triste de janvier 1966, rue McGill à Montréal, raconte le journaliste Mario Pelletier, […] Claude Prieur, de son pas raide de militaire, arpente d’un air pensif ce bureau vide qu’il vient de louer ». Il contemple le stylo qu’il a pris par distraction sur le bureau du premier ministre, le seul actif de la Caisse, l’entreprise ambitieuse qu’on vient de lui confier. « C’est ce qui s’appelle vraiment de partir de zéro ».
André Marier m’en voudrait certainement de ne pas souligner à quel point l’ouverture au monde et en particulier la coopération avec la France a soutenu cette détermination et cette fierté qui animaient les Québécois. Un seul dossier, comme celui de la Caisse, justifie amplement notre réseau de délégations à l’étranger et celui plus discret que tisse l’Association internationale des études québécoises.