La proposition présentée par l’association des distributeurs au nom de la majorité des professionnels du livre est, à mon avis, un bon compromis. Chacun des partenaires de la chaîne a fait des concessions. Il en est ainsi depuis la mise en place de la loi du livre en 1981. Au nom de l’intérêt général, chacun des partenaires de la chaine du livre avait été amené à accepter de perdre un peu pour protéger l’ensemble. Le résultat a permis un secteur du livre qui fait l’envie de nos partenaires étrangers.
Il n’est pas inutile de rappeler le contexte des années 1970. Le milieu était mobilisé contre la mainmise des étrangers symbolisée par la « pieuvre Hachette ». À ce propos, je vous invite à parcourir un ouvrage récent de Frédéric Brisson intitulé précisément La pieuvre verte. Hachette et le Québec depuis 1950 (Leméac, 2012). Brisson est un jeune chercheur rattaché à l’Université de Sherbrooke.
La loi de 1981, dite loi 51, a été un véritable tour de force. Je retiens l’opposition des associations internationales et, disons-le, l’inquiétude manifestée par le gouvernement français. J’ai raconté tout ça dans L’Amour du livre que je vous ai fait remettre. Et pour celles et ceux qui pourraient s’inquiéter de mon sort par la suite, j’ai été béni par les professionnels, en particulier les bibliothécaires, qui m’ont honoré à plusieurs reprises. Mais la reconnaissance la plus inattendue est venue de la maison Hachette qui m’a recruté à mon départ de la politique. Au printemps 1985, je devenais le patron d’une maison d’édition qui appartenait à parts égales à Hachette et à Quebecor. Et pourtant notre loi avait forcé le démantèlement de l’important réseau de librairies Garneau-Dussault qui appartenait à 49 % à Hachette.
Après coup, Hachette et la plupart des opposants avaient réalisé que la loi avait structuré le marché et professionnalisé l’industrie du livre. Tout avait été extrêmement rapide. Il faut dire que la loi s’accompagnait d’un audacieux plan de développement des bibliothèques publiques. La Commission des affaires culturelles – comme on disait à l’époque – avait même siégé à Toronto pour observer les réalisations de nos voisins en matière de bibliothèques et de musées. Personnellement, je m’étais donné le défi de développer des lieux d’éducation populaire. À quoi bon l’école, s’il n’y a rien par la suite? Je considère que mon parcours personnel doit beaucoup à la bibliothèque des jeunes qui était située sur le chemin de mon école. Sa fréquentation a changé ma vie.
Vous ne croirez pas les chiffres que je vais vous donner. Ils proviennent de l’ouvrage de Brisson (p. 169). Ils m’ont surpris moi-même. « Le nombre de bibliothèques publiques au Québec, écrit-il, bondira, passant de 121 en 1979 à 849 en 1985 ». Ces chiffres sont exacts et s’expliquent en partie par les Bibliothèques centrales de prêts (BCP) dont j’avais accéléré l’implantation, faisant compléter le réseau entre 1978 et 1981.
Notre stratégie était simple : les livres devaient être accessibles partout au Québec grâce à un double réseau de bibliothèques et de librairies. Nous les voulions complémentaires. La loi imposera que les achats de livres se fassent en région auprès de librairies agréées. Les bibliothécaires, en échange de subventions plus importantes, ne pourraient plus acheter directement en Europe ou via les commissionnaires français qui les visitaient périodiquement. En outre, ils devraient renoncer à une remise de 15 % que consentaient les commerçants. En fait, tout le monde avait sa petite remise en librairie, de sorte que les prix étaient constamment ajustés à la hausse. En France, la FNAC accordait 20 % et exigeait une surremise de la part des éditeurs qui se voyaient forcés d’ajuster leurs prix en conséquence. Le prix unique autorisant une remise maximale de 5 % a rappelé tout le monde à l’ordre et les FNAC sont devenues de vraies librairies avec du personnel compétent et un vaste choix.
Je ne reviendrai pas sur les avantages du prix unique en France ou dans les pays où cette pratique a été implantée ni sur les conséquences désastreuses dans les pays comme la Grande-Bretagne qui l’ont abandonnée. Mais les résultats sont là et il faut être de mauvaise foi pour les nier. Je me demande d’ailleurs qui sont ceux qui alimentent certains médias en messages de malheur, dans le genre : les livres vont coûter plus cher, répète-ton, alors que l’exemple de la Grande-Bretagne montre bien que c’est le contraire qui est probable. Plusieurs pays l’ont compris, y compris Israël, selon les dernières nouvelles de ce matin.
Nous savons qu’au moment du sommet sur le livre et la lecture en 1998, Lucien Bouchard avait cédé aux arguments de lobbyistes, lesquels semblent avoir repris du service. La rumeur veut qu’ils se soient agités auprès de Jean Charest et ils s’activent sans doute aujourd’hui auprès de MM. Couillard et Legault ou de leurs collaborateurs. Probablement aussi auprès de madame Marois. En fait des géants comme Cotsco n’aiment pas se faire dicter des règles et ils réagissent négativement pour l’instant. Pourtant, ils sortiront gagnants. Les habitudes des consommateurs ne changeront pas le temps de le dire. Bref, ils risquent de faire de meilleures affaires. Et les libraires seront toujours là pour mettre au monde des best-sellers que les lecteurs iront acheter dans les grandes surfaces ou en pharmacies.
Si c’est ainsi, vaut-il vraiment la peine de se mobiliser pour un prix réglementé ? Les gens du livre sont des gens de principe. Ils ont aussi leur fierté. Ils n’aiment se faire dire par un client que ce dernier a pu se procurer trois titres de La Courte échelle, comme ce fut le cas dans le temps, pour le prix de deux en librairie. Vous m’avez bien compris, trois pour le prix de deux! À noter que ce fut le début des années noires pour cet éditeur qui avait été mis au monde par des libraires enthousiastes, fiers de pouvoir mettre de l’avant une littérature jeunesse bien québécoise. Sans mot d’ordre, les libraires ont spontanément boudé La Courte échelle. Je me souviens aussi d’avoir vu l’éditeur-libraire Pierre Lespérance en colère une fois dans ma vie. À sa librairie de Versailles, il venait de se faire traiter de voleur par un client qui comparait ses prix.
Certains s’interrogent, ou font semblant, sur la légalité d’une réglementation du prix du livre. Il y a pourtant des précédents sur d’autres produits, mais laissez-moi vous raconter un épisode peu connu des débats de 1980.
Les gens voyageaient de plus en plus et revenaient de France en comparant les prix. Il était évident qu’il y avait des abus quelque part. Nous avons décidé d’examiner les tabelles pratiquées, c’est-à-dire le taux de change augmenté de divers frais et de prise de profits. À l’époque, les taux de change variaient constamment. Nous avons pris la décision d’inclure dans les règlements un contrôle des tabelles. On a contesté ce droit et on nous a même menacé de porter l’affaire en Cour suprême.
Nous avons alors fait plusieurs petites découvertes. Il est apparu que le fédéral n’interviendrait pas. Les livres de langue française étaient considérés être de langue étrangère et étaient exempts de douanes. Nous avons aussi constaté une petite guerre entre le Canada anglais et les États-Unis. Il semblait y avoir des quotas qui incitaient les auteurs canadiens à se faire éditer aux États-Unis. Le fédéral répliqua finalement par divers programmes d’aide à l’édition dont le Québec a largement profité grâce au développement de l’édition qui a suivi la loi 51. Aujourd’hui encore, je crois que c’est un des rares programmes du fédéral qui accorde au Québec une part de beaucoup supérieure à sa population.
Il fut donc décidé que le ministère fixerait périodiquement le pourcentage des tabelles que les distributeurs devraient faire accepter par les éditeurs français qui leur confiaient leurs fonds. La loi obligeait les libraires à s’approvisionner auprès des distributeurs qui avaient négocié des exclusivités, mais ceux-ci devaient, pour avoir ce privilège, respecter les tabelles fixées. Le milieu s’est discipliné. Est-ce qu’avec les années, il y a eu relâchement ? Les propos de Blaise Renaud exprimés hier sont une invitation faite au ministère à rouvrir le dossier des tabelles, au moins le temps d’une vérification.
On questionne souvent le rôle des distributeurs. Certains voudraient les contourner comme dans le bon vieux temps. Pourtant, grâce à leurs clauses d’exclusivité, ils assurent la présence de stocks importants au Québec. Autrefois, il fallait souvent attendre deux mois pour obtenir le livre commandé.
Face à une chaîne ou un gros détaillant, un éditeur est vulnérable. On peut retarder un paiement, faire des retours non autorisés, l’éditeur peut toujours couper l’envoi de ses nouveautés. Le détaillant s’en fiche. Le distributeur qui menace de bloquer les nouveautés de plusieurs éditeurs a plus de chances de se faire respecter. En cas de faillite, et c’est arrivé il n’y a pas si longtemps, les distributeurs ont encaissé le coup.
Il faut que certaines choses soient dites. Pierre Renaud, le patron de Renaud-Bray, excellent libraire par ailleurs, avait appuyé la loi du livre, mais le développement des bibliothèques l’enthousiasma au point de vouloir faire disparaître des petites libraires voisines dont Hugo et Olivieri. Il se mit à consentir des remises de 20 % au public. Il se retrouva en situation de faillite et entraina avec lui la belle librairie Champigny de la rue Saint-Denis. Des distributeurs, la Sodec, la FTQ vinrent à la rescousse. Depuis, Renaud-Bray, qui a intégré ses principaux concurrents, se répand en région et on s’inquiète des ambitions de son nouveau patron. Pourquoi cette frénésie? Le milieu du livre ne peut se payer le luxe de la division et surtout pas d’une nouvelle guerre des prix. Nos deux chaînes québécoises, Renaud-Bray et Archambault, ont une obligation de solidarité.
Pour le commun des mortels, le débat actuel autour du prix réglementé est inquiétant. Les gens tiennent à leurs bibliothèques et à leurs librairies, que ce soit une chaîne ou une librairie indépendante. Même les lecteurs les plus avertis comptent sur leurs bibliothécaires ou leurs libraires pour être conseillés? Combien de fois Marie-Hélène m’a-t-elle suggéré un Madame Bâ d’Orsenna ou un Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle de Geert Mak! Et combien de fois l’ai-je remercié ! Prenez ces titres en note, vous ne regretterez pas votre participation à cette commission.
Mais qui gagnera avec le prix réglementé? Voilà la vraie question. La réponse est : tout le monde! Oui tout le monde, soit les auteurs dont les livres seront présents dans quelques centaines de points de vente, soit les lecteurs qui continueront d’avoir un large choix, et bien sûr les librairies et les grandes surfaces. Il faut être réaliste. L’effet sera surtout psychologique, mais si le moral est bon, c’est autant de pris.
On pose souvent la question : est-ce que les grandes surfaces font vraiment du tort aux librairies? Quand Club Price s’est installé à Québec, ma libraire en a vu rapidement l’effet. Me montrant un ouvrage de Denise Bombardier ou un Guide de l’auto sur le comptoir, elle me dit : « Autrefois, j’en vendais 100 exemplaires, aujourd’hui à peine 10 ». À un jeune commis qui semblait bien se débrouiller, je n’avais pu m’empêcher de lui demander : « Comment fais-tu à travers toute cette production? »- « C’est simple! Les gens se trompent de nom d’auteur, de titre, de couleur de la couverture, ils ne connaissent surtout pas le nom de l’éditeur, mais je devine vite car dans une semaine on nous demande toujours les mêmes ouvrages ». Le libraire garde un inventaire de plusieurs milliers de titres, mais dix titres font la différence et lui permettent de survivre.
Le Québec a opté pour réserver les achats institutionnels aux librairies agréées de propriété à 100 % québécoise tandis que la France optait pour le prix unique. De part et d’autre, on s’est rendu compte trop tard que la vraie solution était dans l’application simultanée des deux formules. Autrement dit, à l’époque, nous n’avons pas vu venir le phénomène des grandes surfaces et nous n’avons pas pensé au prix unique. Ce fut une erreur. Si le ministre français Jack Lang avait fait voter sa loi en août 1980 au lieu de 1981, il est certain que le prix unique aurait été inclus dans la loi 51.
Il est un peu tard pour réparer, mais pas trop. Il vous appartient d’intervenir. En pareille matière, les lignes de parti doivent s’effacer. À l’époque de la loi 51, la commission des affaires culturelles a appuyé en bloc le projet de loi, je souhaite un appui semblable aujourd’hui. Vous verrez : la suite des événements vous donnera raison et même les opposants s’en réjouiront, comme ce fut le cas avec la loi 51, car tous souhaitent une large diffusion des connaissances et des idées, de même qu’une place d’honneur pour les œuvres de création. L’avenir de nos sociétés en dépend.
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