Amateur d’histoire et préoccupé par la question identitaire, Claude Morin a demandé à Jocelyn Létourneau de clarifier sa pensée et de « donner ses sources ».
Voici le résumé qu’il m’a fait parvenir:
Texte de l’ex-ministre Claude Morin transmis le 27 août dernier à M. Jocelyn Létourneau, professeur à l’Université Laval.
Trois raisons expliquent l’attention que j’ai portée à votre article «L’histoire à l’ère posthistorique» publié dans Le Devoir du 10 juillet dernier.
La première est que l’Histoire me passionne.
La seconde est qu’après relecture de votre texte, je me suis demandé où vous vouliez au juste en venir, c’est-à-dire quel message vous cherchiez à transmettre au lecteur. Pour moi, ce message s’est, hélas, obstiné à demeurer obscur.
La troisième est l’expression il appert, peu usitée, que vous utilisez deux fois ; elle m’a fait tiquer. Je l’ai d’abord comprise comme synonyme de il semble que, on peut penser que, mais, vérification faite dans le Grand Robert, elle signifie plutôt être évident, manifeste, il ressort que, il résulte que, il est constaté que, etc. Je me suis alors aussi demandé sur quelles données manifestes ou sur quels faits évidents vous vous fondiez pour en arriver à des conclusions sur lesquelles vous avez étayé le message que vous destiniez au lecteur. D’où le courriel que je vous ai transmis le 26 juillet et auquel vous venez de me répondre ce qui suit :
Je regrette d’avoir à vous informer que les données ne sont pas pour le moment accessibles et ne le seront pas avant deux ans. Nous avons commencé à analyser de manière générale certaines données disponibles. La réflexion que j’ai publiée dans le journal s’inspirait de certaines de ces analyses, mais visait surtout à faire ressortir trois choses : a) le rapport à l’histoire demeure importante pour une majorité de Canadiens à l’heure actuelle ; b) l’histoire familiale est celle que préfèrent les Canadiens ; c) plusieurs Canadiens raccordent histoire familiale et histoire nationale. Voilà ce que j’ai dit en substance – et c’est probablement tout ce que j’ai à dire pour le moment.
Ainsi votre recherche n’est pas terminée, mais vous avez cependant «commencé à analyser demanière générale certaines données disponibles»; et vous vous êtes inspiré de «certaines de ces analyses» pour votre article. Disons qu’«il appert», par mes italiques, qu’une telle approche paraît manquer de rigueur. Caractéristique que je crois retrouver dans le cinquième paragraphe de votre article du Devoir où vous énoncez une hypothèse qui devient une constatation dans le sixième!
Ce qui est également déroutant, c’est, comme je l’ai candidement mentionné plus haut, que je n’ai pas compris où vous vouliez en venir. À titre d’exemple, ce paragraphe :
On ne veut plus être écrasé par la mémoire, l’histoire et l’horizon de la nation; c’est davantage dans la diversité et la multiplicité de ses pratiques quotidiennes que, le cas échéant, on rejoint la nation pour s’y inscrire plus ou moins continuellement et entièrement à titre de sujet singulier — sujet ne renonçant toutefois pas à son individualité ou à sa spécificité.
Ne le prenez pas en mauvaise part, mais n’aurait-il pas été possible, quoi que vous ayez voulu dire dans ces lignes, de l’exprimer clairement? La même remarque s’applique à d’autres passages de votre texte. Je suppose que vous connaissez l’humoriste américain Mark Twain. En 1895, dans un article intitulé Fenimore Cooper’s Literary Offenses, il énonçait les dix-huit règles que, selon lui, tout auteur devrait respecter. La douzième et lit comme suit : «An author shall say what he is proposing to say, not merely come near it». En cette ère «posmoderne, postnationale et posthistorique», je ne crois pas devoir traduire ce précepte ni m’excuser de citer un auteur non Québécois, de surcroît décédé depuis longtemps.
Le plus frustrant, dans votre article, est sans doute le dernier paragraphe :
Chose certaine, il faudra bien produire une histoire qui crée de l’appartenance et du sens commun, à défaut de quoi le présent sans ancrage s’incurvera devant toutes les tempêtes identitaires qui s’annoncent. Quelle histoire du passé pour permettre au présent de s’enraciner et à l’avenir d’éclore en évitant de se retrouver orphelin d’une présence antérieure ? Telle est l’une des questions pressantes qui se posent à l’orée du XXIe siècle.
Comme historien et chercheur, n’aviez-vous rien à communiquer de plus précis sur cette «question pressante» ? N’aviez-vous pas une réponse à proposer ? Après tout, votre article s’intitule L’histoire à l’ère posthistorique. Ce qui laisse entendre que le texte se terminera normalement par une conclusion, si provisoire soit-elle. Mais non, le lecteur qui a essayé de vous suivre se trouve à la fin davantage dans la brume qu’il n’était au départ.
Ce procédé me rappelle certaines expertises que j’ai commandées à l’époque où j’étais ministre : alors que j’espérais des réponses nettes ou des propositions de solutions concrètes, les auteurs terminaient leurs rapports en me suggérant de poursuivre la réflexion à partir de recherches plus poussées…